8. Ce n'était pas juste et il ne le méritait pas

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Camille était persistant, Asong se devait de lui accorder cela. Dans les couloirs de son école après leur prière matinale, sur les bancs de l'église le dimanche et parfois même sur les quais de la jetée, le garçon pouvait sentir son regard posé sur lui, sans jamais vaciller. Il ne l'approchait plus, visiblement assez intelligent pour reconnaître l'erreur de leur première discussion, mais ses yeux perçaient un trou dans la toile fine de l'âme d'Asong, lourds d'une émotion que le garçon ne reconnaissait pas. Ses paroles tournaient encore et encore dans l'esprit du garçon quand la nuit venait et que le sommeil lui échappait, et il passait des heures entière à compter les moutons sur le plafond blanc de sa chambre. Les rêves eux aussi impactés par ses insomnies se faisaient plus rares, morceaux éparpillés qu'il n'arrivait plus à recoller. Parfois une voix au creux de son oreille, une odeur d'abricot ou une caresse sur sa joue semblait vouloir l'attirer vers un inconnu familier, mais il se réveillait toujours avant de pouvoir voir quoi que ce soit.

Il ne pouvait pas non plus rejoindre le manoir dans la forêt, bloqué par les marais qui au début de l'hiver se faisaient dangereux, grouillants de créatures qui dormaient le reste de l'année et se réveillaient quand le froid revenait. Il ne s'y aventurait plus que quelques rares fois où il lui était impossible de ne pas le faire; à la pleine lune pour réconforter les enfants noyés, et de temps en temps pour saluer son amie. L'automne peu à peu les quittait et il s'en trouvait étrangement perturbé.

C'était après tout à l'automne que chaque année les esprits de Shahi, Magnolia et l'homme aux yeux de feu gagnaient en puissance, réveillés par le traumatisme peint à jamais de rouge dans les murs du manoir, et Asong ignorait ce qui adviendrait de leur mémoire s'il ne pouvait dénouer leurs chaînes avant que l'hiver ne soit finalement là. Il ne lui restait plus qu'un mois à peine avant l'hiver blanc qui prenait la jetée et figeait l'eau dans une glace impénétrable. Il ignorait les regards en coin de ses professeurs, ses dernières notes à la main et l'air inquiet, la façon qu'avait sa mère de le regarder parfois le soir et les sourires tristes que Camille lui offrait en guise de salutation tous les dimanches. Magnolia avait besoin de lui après tout, et il ne cessait de repenser au dernier véritable souvenir qu'il avait pu observer. À ce jardin lumineux qu'avait offert Shahi à Magnolia, à ces fleurs qui avaient embaumé l'air et les larmes qui avaient roulé sur leurs joues, de joie et de chagrin. Les mêmes fleurs, il ne pouvait s'empêcher de remarquer, sur lesquelles avait pleuré Magnolia à la mort de son petit garçon.

Et il y avait l'homme aux yeux de feu aussi qui les observait de derrière le cerisier, vêtu de noir et pourtant semblant presque heureux un instant. Asong ne pouvait comprendre cela, cette relation qu'avait l'homme avec Magnolia, ce besoin qui était né il y a si longtemps entre eux de se déchirer et se brûler pour mieux se reconstruire, s'aimer et se haïr à la fois. Ce jardin, il l'avait autorisé, le seigneur de ces lieux, satisfait de son sourire lorsqu'il l'avait vu pour la première fois. Cette joie qu'il avait apporté à Magnolia, les longues journées passées à l'observer pendant des années ensuite, perché à sa fenêtre et mélancolique, le souvenir de l'enfant qui l'avait fait pour lui sa seule raison de vivre. Oh, et ces larmes versées sur les fleurs, le sol rougi d'un sang innocent, c'en était misérable.

Tant de choses avaient changé, tant de choses qu'Asong avait encore à voir, et il ignorait les murmures dans son dos, ne parlait plus qu'à l'eau clair sous ses pieds et au vent qui lui chuchotait les plus grands malheurs des âmes de la jetée aux Ancolies. Il traversait les quais et les ruelles, se perdait dans la ville en attendant que de nouveau la vie dans les marais ne reprenne le dessus, chassant les créatures affamées qui venaient s'y repaître, et ses pas le ramenaient toujours vers les chemins noueux qui s'enfonçaient dans les herbes hautes du marais. Il n'osait s'y aventurer mais les observait, amer. Bien sûr il y avait aussi les plages qui bordaient les criques en aplomb de la jetée, à l'eau trouble et profonde. C'était l'océan et non plus les marécages, et sa marée envahissait les lacs et les étangs à la fin de l'hiver, quand le niveau de l'eau montait à cause des pluies de printemps. Mais Asong n'aimait pas l'océan comme il aimait l'eau qui entourait et noyait les marais dans ses bras infinis, repoussé par les cris qui perçaient ses oreilles dès qu'il s'en approchait de trop près.

Magnolias dans le jardin d'hiverWhere stories live. Discover now