La Tour d'Ivoire - Tome 3

De rouge et de vert

Le roi de la Tour saisissait complètement l'importance de l'instant.

Seth Sarkis et lui-même représentaient deux mondes. Deux mondes que tout opposait. Deux mondes qui ne s'étaient presque pas côtoyés en deux mille ans. Ses propres ancêtres avaient abandonné les siens. Et voilà qu'ils se retrouvaient, deux mille ans plus tard, eux, deux souverains.

Tout comme Era, Ayaan aimait l'histoire et les symboles. Cet instant en était un, indéniablement.

-Je pense que je n'ai nul besoin de me présenter, fit Ayaan.

-Nul besoin, en effet, répondit l'étranger dans la langue de la Tour. Votre réputation vous précède.

Il ne possédait aucun accent.

-La vôtre aussi, Seth Sarkis, sourit Ayaan. Que venez-vous faire ici ?

-Je suis venue pour Era Eléazar.

Ayaan sentit Galaad se raidir derrière lui.

-Vous n'avez pas le droit de prononcer son nom, susurra mielleusement Ayaan. La Reine Era Malkam ne posera plus jamais les yeux sur des êtres tels que vous.

Seth Sarkis redressa fièrement la tête, le défiant d'un simple regard.

-Era Eléazar m'est promise. Nous avons échangé nos vœux il y a des mois de cela, et je suis venue les honorer.

Il y eut d'abord le silence, puis une rage comme il n'en avait jamais ressenti saisit Ayaan.

Cet homme mentait. Il mentait forcément.

-Sottise, siffla Ayaan avec colère. Era Eléazar est mon épouse. Elle l'était avant même qu'elle pose le pied sur votre terre maudite.

-Selon vois lois, peut-être, mais pas selon les miennes, contra le roi.

-Era est une des nôtres, elle répond donc de nos lois.

-Demandez-lui donc à quelles lois elle préférerait se soumettre, répondit-il d'une voix douce.

Ayaan se retourna vers Galaad. Il lui renvoya son propre regard.

Dégout. Haine. Étonnement.

Era n'avait quand même pas fricoté avec ces bêtes ?

Pourtant, Ayaan ne voyait aucun signe de mensonge dans les yeux de Seth Sarkis. Il avait vu la manière dont le roi Émeraude avait tout fait pour empêcher que la Tour la retrouve. Era elle-même avait dit qu'elle avait découvert la vie En Bas. Un doute immense, terrible, s'insinua en lui jusqu'au plus profond de son cœur.

-Era m'aime, continua Seth sur un ton tranquille, enfonçant encore plus le couteau dans la plaie. Et je l'aime en retour.

Au fond de lui, Ayaan avait toujours su. Il connaissait Era depuis longtemps, et il avait bien vu qu'elle n'était plus la même depuis son retour. Elle était triste, trop triste pour quelqu'un qui aurait dû souffrir En bas, et en même temps, elle semblait parfois remplie d'espoir, de bonheur, comme si elle détenait une force qu'elle n'avait possédée avant, une force connue d'elle seule. Era lui avait dit qu'elle avait vécu En Bas, le regard de l'étranger lui disait la même chose.

-Vous n'aurez jamais dû venir, lâcha soudain Ayaan sur un ton glacial.

Seth Sarkis pencha la tête.

-Je sais. Mais je le devais, je lui devais.

Devant l'assurance de l'homme, devant ses certitudes atroces, Ayaan perdit son calme.

-Vous ne lui devez rien ! hurla rageusement Ayaan en frappant les barreaux de son poing.

Seth se contenta de l'observer de longues secondes sans rien dire, puis il demanda finalement :

-Comment va-t-elle ? L'enfant se porte-t-il bien ?

Il semblait réellement inquiet.

Ayaan ne supportait plus de le voir, de l'entendre, et d'imaginer quoi que ce soit d'autre.

-Ne prononcez plus jamais son nom, menaça le roi de la Tour. Ne pensez plus à elle ni à mon fils.

Seth cligna plusieurs fois des yeux.

-Un fils... (Il sourit). Era attend un petit garçon.

Il aurait voulu le tuer, de ses propres mains. Il le désirait plus que tout.

Se pourrait-il qu'il dise vrai ? Qu'Era l'aimait vraiment ? Il savait déjà que jamais il ne demanderait à Era, jamais il ne supporterait d'entendre la réponse.

Il avait décidé de ne pas y croire. De ne rien croire de ce qui pouvait sortir de la bouche de cet homme.

- Galaad, débarrasse-toi de lui, finit par dire Ayaan.

-Ayaan... je ne pense pas, souffla Galaad.

-Si vous me tuez, elle vous tuera, murmura Seth Sarkis.

Ayaan se retourna vers l'étranger. Il était calme, bien trop calme pour un homme qui venait d'être condamné à mourir.

-Qui vous dit qu'elle l'apprendra ? répliqua Ayaan en haussant un sourcil, presque amusé.

-Si je ne reviens jamais, persista l'homme, les miens rependront l'annonce de ma mort. Cela fera le tour de la planète. Et tôt ou tard, quelqu'un le dira à Era, et elle comprendra, croyez-moi. Prendrez-vous le risque ?

Ayaan n'avait pas tué Anna, pour Era. Parce qu'il savait que jamais elle ne lui aurait pardonné. Il détestait l'admettre, mais l'étranger avait raison. S'il tuait Seth Sarkis, et qu'elle tenait réellement à lui, jamais elle ne l'aimerait. Cependant, le laisser en vie était pure folie.

-Tu n'as pas le choix, lui murmura Galaad. Garde-le ici. Secrètement.

-Très bien, fit Ayaan à voix basse. Mais tu t'en occupes, je ne veux plus jamais reposer les yeux sur cette vermine. Torture-le si ça te chante, démembre-le, qu'importe, il n'a plus besoin de rien ici...

Galaad hocha la tête.

-Laissez-moi lui parler, demanda Seth avant qu'Ayaan ne quitte la pièce. Au moins une fois.

Ayaan sourit, un plaisir malsain envahit son âme.

-Vous ne sortirez jamais d'ici, Seth Sarkis. Et jamais vous ne reverrez la reine Era Malkam, j'en fais la promesse.

-Alors, vous mourrez, lui répondit calmement Seth.

La colère, la haine, et parfois l'amour, aveuglent le jugement. Il échappait complètement au Prince d'Ivoire qu'aucun souverain ne prendrait le risque d'abandonner son peuple pour une cause perdue, qu'aucun homme ne se laisserait emprisonner à jamais. Mais Ayaan Malkam n'avait rien d'un souverain, et parfois, rien d'un homme non plus.

Il ne pouvait comprendre.