Chapitre 14

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Face à moi, à plusieurs mètres, le corps de Gueule-Béante avance fermement vers sa tête, déterminé à la récupérer. Pressée par le temps, je me laisse choir près du membre d'argile. Ses orbites vides semblent me dévisager, me mettant dans un profond malaise.

Efface la première lettre, qu'il a dit.

Je m'apprête à poser mon doigt sur le premier symbole, mais m'arrête à mi-chemin. Je ne dois pas faire de bêtise. Je dois effacer la première et uniquement celle-ci. Or, sa tête est à l'envers.

-Heureusement que je réfléchis avant d'agir, j'aurais fait une belle connerie sinon, je marmonne.

J'attrape la tête par les deux joues et le tourne vers moi, dans le bon sens cette fois. J'appuie mon pouce sur le premier symbole, une sorte de pi. À mon grand étonnement, mon doigt s'enfonce dans l'argile comme de la terre trempée. Les pieds de Gueule-Béante apparaissent dans mon champ de vision. Je frotte vigoureusement mon pouce sur le front du bonhomme, jusqu'à ce que le symbole disparaisse.

Le corps de Gueule-Béante s'écroule à l'instant où je relève la tête pour m'assurer du résultat. Je m'écarte vivement tandis que l'homme de glaise manque de s'effondrer sur moi. Je reste un moment à observer le tas d'argile, à l'affut du moindre mouvement. Mais il ne bouge plus.

Aussi étrange que cela puisse paraitre, effacer les lettres est très efficace.

Le grand fauve rugit, me sortant de ma torpeur. La bête continue de se débattre contre les deux autres golems qui ne cessent de se régénérer chaque fois que l'animal les découpe.

Je me relève sur mes jambes tremblotantes. Amos voulait que je m'occupe de ces golems. Et je ne suis pas lâche au point d'abandonner un homme qui m'a lui-même sauvé la vie. Seulement, pour ce faire, il va falloir que je m'approche de la bête.

Le grand félin est encore plus impressionnant vu de près. Il écrabouille les corps des golems d'un air féroce. Je n'ose pas m'approcher de trop, de peur qu'il ne me confonde avec une créature d'argile et me décapite comme il l'a fait avec Gueule-Béante.

Prenant mon courage à deux mains, je m'avance. Heureusement pour moi, les deux golems sont entièrement concentrés sur l'animal sauvage et ne me voient pas arriver.

Le fauve bouscule Bras-Court qui retombe sur le dos. Je profite de cette occasion pour me pencher vers le visage de celui-ci. Son bras atrophié se tend vers moi, comme pour m'attraper. Mais je m'empresse de frotter le premier symbole sur son front, le même que sur Gueule-Béante. Aussitôt, son bras retombe mollement sur la neige.

Et de deux, reste un.

Gros-Pied attrape fermement les deux longues canines du félin alors que celui-ci charge vers lui. Puis, il l'envoie valser sur le côté. Les pattes de la bête décollent du sol. Le grand fauve atterrit sur le flan deux mètres plus loin.

Mince, il a une sacrée force !

L'animal se relève précipitamment, nullement impressionné par cette démonstration de puissance. Il s'ébroue, projetant des portions de neige dans tous les sens.

Je choisis ce moment pour me jeter sur Gros-Pied. Dos à moi, il ne me voit pas venir. Je cours, trébuchant dans l'épaisse couche de poudreuse. Puis, une fois à la hauteur du golem, je bondis sur son dos et me hisse à l'aide de mes bras autour de ses épaules.

Le golem ne semble pas le moins du monde incommodé par mon poids. Il fait avancer ses gros pieds en direction de la bête, sans me prêter la moindre attention. Je manque de glisser, secouée à chacun de ses pas.

Puisant dans toutes mes maigres forces, je me hisse un peu plus haut et place ma main droite sur son front. Je tâte la surface de l'argile à la recherche du premier symbole. Une fois trouvée, je m'empresse de l'effacer.

Le golem bascule vers l'avant, m'entrainant dans sa chute. Ma tête s'enfonce dans un tas de neige froide. Lâchant le corps inanimé du monstre de glaise, je me redresse péniblement en recrachant la bouchée de flocons que j'ai malencontreusement avalée.

Je retiens mon souffle. Une ombre géante vient me recouvrir, sombre et inquiétante. Je relève la tête. J'écarquille les yeux de stupeur en croisant les iris violacés du grand fauve qui me fait à présent face. Son souffle putride balaie mes cheveux, réchauffant mon visage gelé.

-Hey ! je le salue nerveusement. On les a bien dégommés. On forme une superbe équipe, tu ne trouves pas ?

Je ne suis pas stupide. Je sais que cette énorme bête était autrefois Amos. Celui-ci s'est métamorphosé pour nous protéger des golems.

Ceci-dit, ses yeux mauves ne m'inspirent pas la moindre confiance.

Sa grosse langue rose sort de sa gueule et vient lécher sa babine supérieure. Il grogne doucement, me fixant d'un air avide.

Je n'aime pas ça du tout.

Je me lève silencieusement, testant sa réaction. Le félin se met à grogner plus fort. Du coin de l'œil, je vois ses griffes gratter la neige, comme si ça le démangeait.

J'observe ses deux longues canines, aussi grosses que ma tête. Je déglutis. Je ne fais décidément pas le poids face à un animal de cette envergure. Aussi décidé-je de prendre la fuite.

Je me baisse pour attraper une poignée de neige gelée et la lance sur le visage du félin. Les flocons atteignent ses yeux comme je l'espérais, le désarçonnant. Je profite de cette distraction pour courir en direction du plus grand rocher. La sécurité de la faille au ras-du-sol me nargue. La bête ne pourra pas m'y suivre si je l'atteins.

J'entends celle-ci rugir derrière moi, furieuse. Je me jette à terre et commence à ramper sous la pierre. Je glisse dans la faille à l'instant même où j'entends sa mâchoire claquer tout près de mon pied. Je me hisse un peu plus loin.

Dans ma précipitation, ma main dérape sur un coin de roche plus pointu qui m'entaille la peau. Je geins tandis que le sang se met à couler. Je ramène ma main blessée contre moi, les yeux larmoyants. Derrière moi, je n'entends plus aucun bruit.

Il est parti.

Je m'autorise un unique moment de faiblesse où mes larmes dévalent mes joues. Je viens de frôler la mort, une fois de plus. Je renifle, me demandant pour quelle obscure raison le sort s'acharne contre moi.

Quelque chose agrippe soudainement ma cheville. J'hurle en me débattant comme une furie.

-Tu pensais pouvoir m'échapper, petite chose ? entends-je la voix sombre d'Amos. J'ai combattu ces bouffons et maintenant, je suis affamé.

Il tire plus fort sur ma cheville, espérant me sortir de mon trou. Je m'agrippe désespérément à un relief rocheux.

-Je vais me délecter de ta chair, sucer tes os, jusqu'à ce qu'il ne reste rien de ton petit corps alléchant.

-Va te faire foutre ! je lui crie.

Je frappe sa main de mon pied libre, une fois, deux fois, de plus en plus fort. Il finit enfin par me lâcher. Je rampe le plus loin possible d'Amos.

-Où que tu ailles, je te retrouverai. J'ai décidé que tu serais ma proie et je ne m'arrêterai pas avant de t'avoir bouffée. Je t'en fais la promesse !

Je ne vois pas la pente raide arriver et dégringole le long de celle-ci, plus violemment que la dernière fois. Mon corps atterrit lourdement sur le sol dur de la caverne. J'ai le souffle coupé par la violence de ma chute. Ma main blessée me brûle lorsque je tente de me relever.

Il faut que j'y aille ou il va me rattraper.

Je me lève péniblement, oscillant sur mes jambes incertaines. Je trottine en boitillant dans le dédale de couloirs.

À l'entrée du village, un grand loup noir veille au grain. Ses oreilles se redressent sur le sommet de son crâne lorsqu'il m'aperçoit. Son corps se déforme dans un tumulte de craquements. Puis Cerise le remplace.

Je me jette dans ses bras, le corps tremblant.

-Aide-moi, il veut me tuer ! j'hurle en sanglotant.

Cerise me sert contre elle.

-Chut, c'est fini. Je te ramène au village.

Maudit Smilodon !Where stories live. Discover now