1.

4.4K 273 163
                                    

Je pue la transpi. Et ça, ce n'est vraiment pas pro du tout. Du coup, je me retrouve les bras le long du corps, incapable de bouger. Surtout pas de mouvements brusques... Durée quarante huit heures, tu parles ! Il faut qu'ils sortent de leur monde de Bisounours. Dans le monde, le vrai, les gens sont stressés, ils se prennent des coups de chaud, ils transpirent. Les mains moites, les T-shirts mouillés, les poissards qui courent pour rater leur bus, les chemises tâchés, les ratés, les maladroits qui disent ce qu'il ne faut pas, c'est ça la réalité.

Atterrissez les gars. Votre camelote c'est de la merde. Il faudrait quelque chose de puissant. Quelque chose qui attaque le mal à la racine.

Un bon passage à tabac dans la gueule de ce stress ne ferait pas de mal. Qu'on l'empoigne, qu'on le pousse vers un mur, qu'on le cogne encore et encore. Qu'on lui crie. Ouais, qu'on lui hurle qu'il peut prendre sa pochette, ses petites affaires, ses chaussures bien cirées de petit connard bien pensant et aller se faire foutre.

Mais pour l'instant, je crois, il faut se contenter d'un déo qui ne marche pas le moins du monde. Il faut avancer, serrer les bras pour ne pas que l'odeur se propage. On ne cassera la gueule de personne aujourd'hui. Ni demain d'ailleurs. J'ai des bras gros comme des brindilles, un grand corps dégingandé d'un mètre quatre-vingt-douze.

Soyons lucide, je ne fais peur à personne. Je pourrais bien essayer, faire le chaud comme on dit, brandir mes poings, jouer sur ma taille pour l'intimider, mais je me retrouverais sur le sol en moins de deux. Le stress à califourchon sur moi, et des poings, des pieds, du sang, la fierté dans le caniveau. Il y a des combats qu'on ne peut pas mener, je vous le dis.

Alors j'avance, je cours, pour ne pas être trop en retard. Évidemment, les aiguilles me baisent. On ne fait pas la course, vous ne pourriez pas ralentir un peu ? Mais non. Elles me narguent. Je vous l'ai dit : je ne fais peur à personne.

Résultat, j'arrive avec cinq minutes de retard. Je toque. Sonne. Une. Deux. Trois fois. Rien. J'essaie. Encore. Toujours rien. Je me dis, ça y est, tu es cuit, Colin. Tu peux faire machine arrière. Tu es K.O. mon pote. Ça fait la dixième fois que les gens te ferment la porte au nez, lâche l'affaire.

Pourtant, j'essaie. Encore. On ne se laisse pas aller les gars ! Je tire sur les manches de mon pull pour aérer tout ça et appuie sur la sonnette comme un taré. Silence total. Nous nous retrouvons donc devant deux cas. Dans le premier, ils sont complètement sourds. Dans le deuxième, ils ont pris peur en voyant mon retard, ma gueule cabossée et mes cernes de trois mètres de long, ce qui est assez compréhensible quand on y réfléchit bien. Enfin, peu importe la raison, je finis par faire demi-tour. Je me console en pensant à une douche bien chaude, pouvoir évacuer cette odeur nauséabonde, un bonheur absolu. Mais à peine ai-je fait deux pas, la porte s'ouvre sur une femme aux cheveux mouillés. L'eau ruisselle le long de son cou. Une petite flaque se forme à ses pieds vernis de rouge.

- Excusez-moi, je ne vous ai pas entendu ! Je suis vraiment désolée...

Je souris en haussant les épaules. Je savais que j'étais bien trop charismatique pour les faire fuir.

Je la suis dans un long couloir marron. Elle tourne à gauche, et nous nous retrouvons dans une cuisine tout aussi vieillotte. Tous les meubles sont en bois et mis à part un faible rayon qui transperce les stores, il n'y a pas de lumière.

Sommes-nous dans une faille spacio-temporelle ? S'est-elle retrouvée là par hasard ? Sommes-nous coincés dans une autre époque ? Mais après tout, je ne suis pas là pour la déco. Donc je me la ferme et regarde la femme qui me fait face en attendant ce qui va suivre. Je me prépare déjà à son regard désolé, sa tête dodelinant de gauche à droite, ses excuses bidons. Je me vois déjà me lever de sa chaise marron, quitter la cuisine marron, traverser le couloir marron, refermer la porte derrière moi. Me liquéfier d'humiliation, mourir de honte dans ma veste rose. Je vais me sentir con dans ma veste rose après un nouveau refus...

Mais pour l'instant je suis encore assis sur la chaise marron, celle qui fait face au four, j'ai encore ma veste rose sur les épaules, mon pull blanc et deux auréoles de transpi sous les aisselles. Étonnamment, elle aussi est encore là. Pas de yeux levés au ciel, pas de regards suspicieux, pas de jugements. Juste sa voix qui fuse.

- Il faut aller chercher Eliott à l'école tous les mercredis et samedi. Mon mari rentrera prendre le relais vers vingt-et-une-heure. Eliott n'est pas compliqué de toute façon. Pour les repas, vous trouverez ce qu'il faut dans les placards. Pas trop de sodas, il a tendance à en abuser. Oh et si jamais il y a un problème, il y a tous les numéros sur le frigo.

Je vous avoue, je décroche un peu. Et puis je reste sur le cul. Elle ne m'a pas encore foutu à la porte, et ça j'ai du mal à y croire.

Elle attrape des escarpins abandonnés dans un coin, les enfile, se lève, attache ses cheveux trempés en un chignon élaboré. Elle me sourit et s'engouffre dans une autre pièce sombre avant de revenir avec son sac à main. Noir. Pas marron. Et là croyez-moi ou non mais elle me sort :

- Vous pouvez venir dès la semaine prochaine ?

Bordel, bien sûr que je peux venir dès la semaine prochaine ! Je lui tends la main, elle me la serre. Évidemment, j'évite de trop bouger les bras. Je ne voudrais pas qu'elle meure asphyxiée.

Puis je me retrouve dehors, je me retiens de sauter comme un fou. J'essaye de canaliser mon énergie mais c'est peine perdue. Je m'engouffre dans le métro, un grand sourire sur les lèvres. Je lève mon bras vers la barre pour ne pas tomber.

Oui, je sais ce que vous vous dites. Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette histoire. Figurez-vous que dans ma folie, j'avais oublié le léger détail de mon odeur corporelle. Mais voilà que des effluves désagréables viennent jusqu'à mes narines. Je regarde autour de moi, presque irrité. Et je me souviens. Cette odeur, c'est moi. Je suis la source. Alors je baisse fissa les bras le long de mon corps.

Grosse claque dans ma gueule, je suis devenu le mec puant du métro. Je suis cette personne que les gens mal lunés regardent de travers. J'ai envie de leur crier, LES GARS CE N'EST PAS DE MA FAUTE, VOUS N'AVEZ JAMAIS EU D'ENTRETIEN D'EMBAUCHE, VOUS !?

Mais je comprends très vite que cette petite vieille n'en a rien à foutre, je suis juste un ado qui passe ses journées dans sa chambre, gros geek devant sa console. Pareil pour le mec du fond, il est tellement défoncé, je ne suis même pas sûr qu'il puisse comprendre quoi que ce soit à ce qui l'entoure, il plane si haut... Et je ne peux pas leur en vouloir, on aime tellement tenir notre imagination tout contre nous... C'est tellement plus rassurant que la réalité.

Alors j'endosse le rôle du gros crade du métro. Qu'importe, j'ai enfin un job, après dix portes claquées, enfin une qui s'entrouvre. Je peux bien puer, ils peuvent bien m'accabler de leurs jugements, je me sens bien, là, dans ma veste rose, ici.

Alors j'en profite.


Confessions d'une tapetteحيث تعيش القصص. اكتشف الآن