Soverinn Donn

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Kenan sursauta.

Des coups forts et sûrs, qui firent curieusement vaciller les bougies autour de lui. Il acheva son mot précipitamment, plia le papier à la va-vite et le bourra dans une nouvelle bouteille. Les coups avaient cessé, mais il avait l'impression qu'ils résonnaient toujours entre les rochers humides.

Il emporta en courant les deux bouteilles jusqu'au fond de la maison. Il ouvrit l'une des petites fenêtres, une rafale de pluie lui sauta au visage. Des goélands ventrus s'étaient mis à l'abri dans le creux de la roche, ils se levèrent paresseusement comme il agita les mains devant eux pour les faire partir.

Puis il jeta ses bouteilles l'une après l'autre, de toutes ses forces, le plus loin possible. Elles voltigèrent dans les airs et plongèrent dans le bras de mer qui remuait frénétiquement dessous. Il se dressa sur la pointe des pieds pour regarder le courant les emporter.

Elles disparurent derrière le rivage au moment où de nouveaux coups retentissaient contre sa porte. Il n'y fit pas attention tout de suite et regarda encore un peu dans la direction que les bouteilles venaient de prendre. Les goélands revinrent se poser à côté de lui comme pour avoir le dernier mot. Les coups étaient toujours plus forts et toujours plus insistants.

Kenan se retourna. Le vent avait éteint les bougies les plus proches de la fenêtre, l'odeur de la fumée lui remplissait les narines, la pénombre prenait un peu plus de place dans la maison. Et dans le fond de son cœur.

Son visage s'était refermé. Il serrait les dents et avait le front bas. Pas question qu'il se laissât faire. Les coups frappaient toujours contre la porte, maintenant à en faire vibrer le sol. Il se mit à passer en revue tout ce qui pouvait lui servir à se défendre autour de lui : ses cannes à pêche, ses poêles en cuivre, ... L'air qui passait par la fenêtre raviva quelques braises dans l'âtre de la cheminée. Il s'assombrit encore un peu plus quand il vit son tisonnier plongé dans les cendres.

Les coups frappaient encore, la roche autour de lui tremblait, un peu plus à chaque impact. Il partit d'un pas décidé vers la cheminée, passant devant sa table bleue devenue rouge et sa chaise verte devenue bleue.

Il releva ses manches, il agrippa le tisonnier des deux mains et il l'arracha de l'âtre en grognant. Derrière lui, les goélands poussèrent des cris qu'il prit pour des encouragements. Soverinn frappait et frappait et frappait, les tiroirs ouverts cognaient dans la commode, les bouteilles de verre s'entrechoquaient devant le bureau, une casserole tomba du mur : toute la maison était secouée ! Kenan se cala le tisonnier sur l'épaule, à la manière d'une épée trop lourde pour lui, et il se dirigea vers la porte la tête en avant.

Il attrapa la poignée et ouvrit brutalement.

La maison cessa de trembler.

Le poing qui venait de s'arrêter de tambouriner resta en l'air une seconde. Il était pâle et osseux, émergeant d'une veste noire que le vent faisait onduler comme l'étendard d'un bateau pirate.

Kenan suivit des yeux la main blanchâtre en même temps qu'elle descendait le long de ce corps tout fin comme une ficelle, puis il les releva jusqu'en haut, jusque tout en haut, là où se dressait un grand chapeau rond et sombre comme une éclipse. Soverinn Donn le fixait de ses yeux entièrement gris.

Kenan serra très fort son tisonnier.

Une seconde s'écoula dans le silence de la tempête.

– Je sais ce que tu veux, Soverinn !, lança enfin Kenan le plus fort possible. Tu arrives trop tard : mon Granit n'est plus là. Et je ne suis pas assez idiot pour l'avoir envoyé où tu crois. Repars d'où tu viens !

Ses mots restèrent un peu dans les airs. Puis la voix enrouée de Soverinn dégoulina comme la pluie :

– Les temps ont changé, Kenan Kalon. Tu n'as plus personne à qui donner tes ordres. Tu n'es plus rien.

L'entendre parler, c'était comme entendre parler un caveau. Kenan eut l'impression qu'on venait de le plonger dans l'eau glacée.

– Je ne suis peut-être plus rien, mais on dirait que j'ai toujours le pouvoir de t'empêcher d'entrer chez moi, dit-il dans un souffle.

– En es-tu sûr ?

Le visage de Kenan se crispa encore davantage.

– Tu crois que tu as déjà gagné ?, lança-t-il. Tu es fou ! Tu ne trouveras jamais ce que tu cherches. Et même si tu le trouvais, tu ne pourrais pas t'en servir !

– Tu rêves toujours de sauver le monde, Kenan Kalon, mais tu n'es rien qu'un vieux petit bonhomme. Tu n'es pas un héros, contrairement à ce que tu crois. Et tu ne m'arrêteras pas.

Kenan le vit sourire, là-haut, sous son grand chapeau rond.

– Je ne vais peut-être pas t'arrêter, non... Mais tu le sais aussi bien que moi : à la fin, il y aura quelqu'un pour le faire.

Il avait dit ça avec une espèce de défi dans la voix. Soverinn ne frémit même pas, seuls ses vêtements continuèrent de bouger, comme auraient fait ceux d'un épouvantail.

– Nous verrons bien, dit-il.

Mais au moins, Kenan pouvait être content d'une chose : il ne souriait plus.

Et puisque c'était fini, puisqu'il ne pouvait rien faire de plus, il réunit ses forces. Et en poussant un hurlement désespéré qui fit à nouveau s'envoler les goélands alentour, il souleva le tisonnier au-dessus de sa tête. Et il se jeta sur Soverinn Donn.


Quelques jours plus tard, Joakim Even trouvait l'une des deux bouteilles qu'il avait jetées à la mer ce jour-là.

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