Les Clés de l'Entre-Mondes

Le fou

Le sage médite encore, le fou a terminé l'affaire.

Proverbe russe

Tenac :

le 6 juillet aujourd'hui,

05h57

La boue du chemin collait à ses baskets. Indice tangible que Sion était parvenu au bout de la route asphaltée qui longeait la demeure de son paternel. La météo n'avait pas menti : la journée d'aujourd'hui s'annonçait estivale. À cette heure matinale, cependant, la fraîcheur était toujours de mise et son t-shirt enfilé à la hâte n'était pas vraiment approprié pour affronter les scories de la nuit. Une légère brise venait aérer les sous-bois.

Sion avait passé la nuit à ruminer, incapable de dormir. Un seul film à l'affiche de son cinéma intérieur : l'ours et le connard. Mais en mondiovision, dolby surround, 4D et tutti quanti. Il n'échappait aux interrogations sur l'accidenté fantôme que pour plonger dans celles relatives à son père.

Dès les premières lueurs du jour, Sion s'était levé afin de mettre fin à la projection de ce mauvais série B. Rien de tel pour couper la boucle, se disait-il, qu'un choc contre (la) nature : une promenade. Mais celle-ci n'avait pas vraiment effacé l'ours et se limitait à donner à ses pensées sur le connard une odeur de sous-bois. A ce propos, même s'il était toujours en accord avec le fond des paroles tenues la veille, Sion était moins convaincu que la forme utilisée ait été judicieuse. Quoi qu'il en soit, il était surtout évident qu'une cohabitation distante et pacifique n'était plus envisageable. Il y aurait, indubitablement, un avant et un après. Il avait créé un moment charnière pour le meilleur ou pour le pire et il en était pleinement conscient. Il lui fallait maintenant façonner le visage qu'il allait présenter au monde et à Zoé la prochaine fois qu'il les croiserait.

Croisement... un des feux de croisement était éteint. Était-ce dû à l'accident ? Un choc avec le piéton ? La voiture n'était pas en bon état, peut-être était-elle endommagée avant. Le bonhomme était vêtu de fourrures. Un SDF qui a trouvé un manteau dans une poubelle et se prépare pour la nuit ? Cela l'avait-il protégé suffisamment pour qu'il ne soit qu'étourdi ? Ou bien n'y a-t-il jamais eu d'accident ? J'aurais dû le fouiller à la recherche de son téléphone. L'homme voulait qu'on appelle sa sœur...

Sa sœur... Zoé... Connaissait-elle l'anecdote qu'il avait relatée la veille les concernant ? Était-elle au courant des contacts entre leur mère et leur père ? Au fond, il était tout à fait imaginable, pensait-il tout à coup, qu'il ait été le seul maintenu dans l'ignorance par crainte de ses réactions, disons, musclées ? Irrationnelles ? Irraisonnées ? Puériles ? Vindicatives ? Peu importe finalement le nom qu'on leurs donnaient. Le nom...

Comment se nommait-elle déjà ? Agnès. Des types comme ça dans le coin il ne doit pas y en avoir des masses, quelqu'un doit savoir quelque chose sur lui ou sa sœur... Et pourquoi a-t-il fui ? Qu'est-ce que j'ai bien pu faire pour lui faire peur ? Un sans papiers ? Un échappé de prison ? D'asile ?

Sion sent une boule se former dans son ventre. Il se trouve bien sévère de se sentir coupable parce qu'un drôle d'oiseau s'est envolé mais conclut que le sentiment de culpabilité ne vient pas de là. Il s'inquiète des conséquences sur sa jumelle de sa prestation de la veille. Il n'avait été que rage et colère, focalisé sur un but simple : meurtrir son père. Comme dans Toy Story II, lorsqu'on sort l'infâme empereur Zorg de sa boîte, celui-ci n'a qu'une seule préoccupation ramassée en un mantra fort : « Détruire Buzz l'éclair ».

Pour Sion, c'était ni pire ni mieux. Il tente alors de se rassurer avec un argument bricolé à la hâte. A-t-on entendu un jour, lors d'une lapidation, par exemple, ou lors d'une autre festivité du genre, qu'un tortionnaire aurait alerté ses copains sur les dégâts psychologiques collatéraux que leur loisir pouvait occasionner à un proche de la victime, témoin de l'activité en cours ? Témoin...