Les Clés de l'Entre-Mondes

La fuite

Le moine en fuite n'échappe pas à son monastère.

Proverbe chinois

Terrou :

le 15 novembre 1577,

un peu avant le lever du jour

Lilian s'approche de la petite lucarne située sous les toits de l'auberge et distingue le déplacement d'une ombre près de la bâtisse qui fait le coin de la place, à la gauche de l'église. En y regardant plus attentivement, il parvient à distinguer deux hommes qui se font face, dont l'un tient un cheval de race par la bride. Lorsque ce dernier recule d'un pas, et fouille la besace accrochée à son tapis de selle, il se trouve éclairé par la lune presque pleine, aidée par le lever du soleil qui ne saurait tarder. Il s'agit probablement de l'un de leurs poursuivants. En tout cas, il porte l'uniforme de l'Ordre appelé pompeusement « la Religion ». L'homme tend le bras et l'index en direction de l'auberge tout en demeurant face à son interlocuteur. Celui-ci, invisible jusqu'alors, s'approche et ouvre la main pour recueillir quelques pièces. Payé, le Judas rabougri retourne chez lui. Le soldat, quant à lui, tire nerveusement son cheval hors de la place. Au bout de quelques secondes, on perçoit un galop dont l'écho diminue graduellement.

Sans attendre, Lilian de Magny s'habille de pied en cap et dévale bruyamment quatre à quatre les deux volées d'escaliers. Il ouvre brutalement la porte de la demeure de Roger Roberts et traverse le bourg pour rejoindre, à grandes enjambées, la maison dans laquelle il a vu s'engouffrer le félon. D'un magistral coup de botte, il défonce l'entrée et retrouve un bourgeois abasourdi, recroquevillé sur la main qu'il tient en soucoupe, une bougie dans l'autre. Il fait face à celle qui doit être sa femme, voûtée devant lui, venue constater la rançon de la délation. Si le chevalier s'y était attardé, il aurait remarqué que, du seuil, les ombres du couple terrousien dessinaient, au sol, une estampe en forme de cœur. Sans leur laisser le temps de se remettre de leur surprise, Lilian dégaine son épée et prend l'homme par le revers. Ce faisant, d'une seule main, il le décolle littéralement du sol.

« Qui était l'homme que tu viens de quitter et que lui as-tu dit ? Parle ou je t'embroche. »

Constant Ruscassié, sans le moindre temps de réflexion, crache dans un souffle :

« J'étais dehors au puisard lorsque ce soldat a demandé si des étrangers avaient été aperçus dans le coin. Je lui ai relaté qu'un tintamarre épouvantable émanait cette nuit de chez le Roberts, signe que des clients devaient être arrivés en soirée mais que je n'en savais pas plus. Il a paru satisfait de cette information et m'a donné quelques pièces. » Il ajoute pitoyablement : « Elles sont à vous si vous voulez... ».

Le colosse le relâche. Voilà que les jambes du bonhomme ne le portent plus et qu'il s'effondre à genoux sous les yeux implorants de sa bourgeoise.

« Pitié, ne nous tuez pas. Ne nous tuez pas... »

Profitant de l'état d'esprit très coopératif du couple, Lilian de Magny reprend :

« Aucune indication sur le lieu d'où il venait ou celui où il allait ?

— Non, aucune Monseigneur. Il a juste ajouté que d'ici une heure, je ne devais pas rester dehors si je ne voulais pas me trouver dans le feu des combats. »

Lilian de Magny se détourne, franchit le pas de la porte et disparaît aussi soudainement qu'il était entré dans la vie des Ruscassié. Constant reste prostré au sol, lançant des regards interrogatifs vers sa femme. Celle-ci lui fait signe de la tête que l'importun est bien parti. Elle se glisse vers la porte aux charnières arrachées et la referme tant bien que mal. Dans un demi-sourire, son mari ouvre à nouveau sa main tremblante. Les quatre pièces y sont toujours nichées, trempées de sueur. Il se lève et étreint sa femme maladroitement. Les Ruscassié ne cherchent pas à retenir les larmes qui s'écoulent en silence et mouillent leurs habits. Que la vie la plus banale paraît inestimable lorsque l'on a cru la perdre pour de bon. Dans le même mouvement, Ils sanglotent de peur rétrospective et de bonheur anticipé. La vie adore ce genre de raccourcis.