Le train

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Combien le train du monde me semble lassant, insipide, banal et stérile !

William Shakespeare

Entre Limoges et Brive-la-Gaillarde :

le 5 juillet 2014,

16h27

Elle glisse à la suite de sa sœur née de la dernière pluie. Comme si d'invisibles repères lui indiquaient la voie à suivre. Comme si d'improbables sillons la guidaient à la surface d'un vinyle dont la musicalité n'existerait que pour elles deux. Langage de jumelles, performance publique et privée tout à la fois. Œuvre absconse dont on ne dispose pas des clés. Femme qui s'exhibe et, pourtant, ne se révèle pas. Qu'est ce qui peut bien expliquer ce parcours, cette quête. La volonté ? L'envie ? Le désir ? Peut-être la peur... Ou, plus prosaïquement, le vent, la vitesse, la poussière...

En tout cas, des forces les tiraillent et les tourmentent, quelles qu'elles soient. Voilà que la première ralentit puis s'arrête, usée par sa chute molle. Tout en ondulant, elle se maintient en s'agrippant de tout son être - mais à quoi ? -. Sa souffrance semble intelligible, presque palpable. Reprend-elle son souffle ou est-ce la fin ? Son dernier soubresaut ? La seconde ne semble rien remarquer de cette hésitation. Elle suit, aveugle, la trace humide laissée par sa jumelle sans relever son œil monstrueux. La collision semble inéluctable. Lorsqu'elles se télescopent, une magie de tous les jours opère et crée une créature bicéphale. La chose tremble brièvement comme un flan vibrant d'une émotion de flan et, finalement, vainc son inertie pour reprendre sa course folle et disparaître à jamais.

*

Le garçon en était là, à sublimer les gouttes de cette violente pluie d'été qui mouillaient la vitre du train, avachi sur la tablette, sa jumelle appuyée sur sa hanche en guise de repose-tête. C'est long Bruxelles-Brive pour rejoindre une personne et un lieu que l'on vomit. Alors, il s'occupait comme il pouvait.

*

Ce matin-là, quand leur mère et leur sœur aînée les avaient conduits à la riante gare centrale de Bruxelles célèbre pour rien si ce n'est son odeur de pisse et son manque d'accessibilité se disait-il, elles tentaient encore de leur faire passer la pilule :

« Vous verrez, il n'est pas le monstre que vous croyez », disait Estelle, la mère, par essence, rassurante.

La réponse de l'adolescent fut tranchante comme du verre brisé.

« T'avais qu'à rester avec lui si tu l'aimais tellement ». Il note alors malgré lui que sa Maman se tortille comme si elle devait aller faire pipi. Léa, sa sœur aînée, prend le relais :

« Ne fais pas l'enfant, Papa sera chouette. Il faut juste que tu essayes de le connaître, de lui laisser une chance.

— Oh toi, ta gueule, Mère Teresa ! T'essaies juste de nous vendre l'idée pour que tu puisses aller faire ton stage à la con, la conscience tranquille. répond le garçon.»

Sa mère a repris du souffle et tente l'approche musclée. L'adolescent -dont le physique d'athlète s'avère inutile dans une confrontation avec sa mère et sa soeur- se sent piégé, comme plongé dans une série américaine, en sandwich entre le bad et le good cop qui se succèdent pour le faire avouer... Mais avouer quoi ?

« Ça suffit, Simon ! Tu iras chez ton père, un point c'est tout ! C'est ton père ! Ta sœur n'y est pour rien. Pour la centième fois, elle ne vous abandonne pas Zoé et toi. La fédération de Taekwondo l'envoie en stage pour préparer une sélection aux Jeux Olympiques ! Arrête de tout ramener à toi ! D'ailleurs, tu y as déjà été l'an passé, ajoute sa mère. Puis, hésitante, elle conclut « Ça ne s'est pas mal passé ».

Les Clés de l'Entre-MondesWhere stories live. Discover now