La source

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Au XVIème siècle, la France n'est pas encore vraiment la France et des pans entiers de son territoire échappent à l'autorité du roi Henri III.

Comme en Quercy.

Au XVIème siècle, réforme et contre-réforme ébranlent l'Europe, partagent les peuples, les familles et les certitudes jusqu'au plus profond des campagnes.

Comme en Quercy.

Au XVIème siècle, les chevaliers de l'Ordre de Malte sont considérés comme les plus courageux de la chrétienté. Ils tirent leur puissance de leur organisation militaire et leur richesse de la gestion des prieurés et commanderies placés sous leur autorité.

Comme en Quercy.

Au XVIème siècle, des hommes et des femmes rêvent à une vie meilleure et meurent pour des enjeux qui n'évoquent plus rien aujourd'hui. Pourtant, leurs quêtes ont laissé des traces dans lesquelles, par passion, imprudence ou naïveté, on pourrait se perdre.

Comme en Quercy.


Préface : la source

Un bien présent peut être dans l'avenir la source d'un grand mal ; un mal, la source d'un grand bien.

Denis Diderot

Islandia

12 novembre 1643

Je fixe la plume calée entre le pouce et l'index de ma main gauche, la sinistre, comme ils disent ici ou plutôt... maintenant. L'encre à son extrémité s'est figée. La feuille devant moi reste d'une arrogante virginité. Je soupire profondément, lentement. Comme tout chez moi aujourd'hui est lent, compliqué. Je me débats avec ces membres, cette tête, qui ne m'obéissent que de manière capricieuse. Je me tourne vers la lucarne qui laisse filtrer les dernières lueurs grises du jour. Le ciel, complètement dégagé, encadre les étoiles les plus impatientes qui s'affichent déjà sans que le jour n'ait encore eu l'intention de leur laisser la place. Il fera froid cette nuit mais il ne neigera pas. La mer frappe aux carreaux et tente d'arracher cette cabane qui me sert de refuge. Un vieux combat entre elle et moi... Probablement le dernier pour moi et une étape insignifiante pour elle.

Je serre les mâchoires. Ma main ankylosée m'arrache une grimace de douleur. Depuis combien de temps suis-je immobile ? Je repose ma plume d'oie et contracte le plus rapidement possible la main pour relancer ce sang presque fossilisé dans mes vaisseaux cassants. Sans entrain, il recommence à circuler, boudeur, jusqu'à ce que les fourmillements cessent. Il ne m'abandonnera pas... Pas encore... Je tourne la molette en laiton et la lumière de la lampe à huile s'intensifie. Un cadeau de Hjördis. Hallgeir, son fils, a fait de la belle ouvrage. Il est doué.

Me revoilà devant cette feuille qui rit de moi... Je fais rouler mes doigts. J'adore voir le cartilage au travers de ma peau parcheminée sur laquelle les taches apparues progressivement semblent dessiner la carte d'un monde, la trame d'une histoire...

Une histoire... Comment débute une histoire ? L'histoire n'a intrinsèquement ni début ni fin. Où focaliser le regard pour entamer un récit ? Quels en sont les premiers faits significatifs ? La genèse ? Comment concentrer en un récit structuré une tranche de temps composée d'événements disparates dont les liens, entre eux, ne sont établis qu'esprit par esprit. Comment enchaîner des morceaux d'esprit les uns aux autres ? Je ris silencieusement. Voilà que je pense comme mon père. Son image vient se superposer à toutes celles qui se disputaient pour être les premières à se jeter sur le papier. Allons bon, d'où sort-elle celle-là ? Voilà qu'une larme venue de nulle part emprunte une de mes rides comme une autoroute pour rejoindre ma barbe blanche. Une autoroute... Je souris. Encore un anachronisme. Ma tête fourmille de références qui n'existent pas encore et que je tente de gommer depuis des décennies.

Où en étais-je ? Ah oui, comment débute une histoire ? Mon histoire. Cela faisait déjà un moment que je me posais la question. Depuis les premières gelées, en août. Depuis que je rassemblais les chiffons de coton, de lin et de chanvre pour ma pâte à papier. Lorsque j'avais sélectionné minutieusement les plumes d'oies en veillant à ce que le tuyau, le réservoir et les barbes soient harmonieux. Cela s'était insinué dans ma tête lorsque j'en avais durci les bouts au-dessus du brasier que j'avais prévu à cet effet, il y a deux jours maintenant, et je me posais toujours la question en fendant le bout des plumes ce matin. Tout semblait prêt. D'importantes réserves d'encre de poulpe et des centaines de feuillets amassés depuis plusieurs années. Dieu que c'était fastidieux. Mais la vraie question n'était pas celle-là. Étais-je prêt, moi, à revivre cette épopée par le détail? Pas qu'elle m'ait jamais quittée, mais la mettre sur papier allait m'imposer de filtrer, de générer une structure tentant d'extraire de l'essentiel, l'accessoire.

Je demeure immobile, l'esprit vide. Presque à mon insu, mes doigts attrapent la plume, en retirent l'encre de seiche sèche et la plongent dans l'encrier en corne de Garonnaise. Ma main droite cale la feuille pendant que la gauche la déflore à coups de pointe humide. Mes yeux surveillent, perplexes, les pleins obtenus à la descente et les déliés à rebrousse-plume qui s'enchaînent sans interruption autre que la plongée régulière dans l'encrier. Sorte de baptême mille fois renouvelé permettant la renaissance de ce qui fut. J'accompagne de la tête le ballet hypnotique de la plume sur ce papier chiffon, comme un mélomane averti suit le rythme de l'orchestre. Il est très clair que la plume guide la main et non l'inverse. En prenant un peu de distance, les lignes deviennent des lettres emprisonnées dans des mots qui, à contrecœur, malgré eux, composent une phrase. Comme des forçats cassent des cailloux pour permettre le passage du chemin de fer. Encore une référence qui n'existe pas... Je découvre le début de l'histoire que veut me conter la plume ou ma main, je ne sais pas trop.

La forêt cesse de ruminer ses mystères et, sans préambule, crache un cavalier sur le chemin. Il a le visage mangé par un large capuchon noir qui, à cette allure, ne le protège plus du mordant de l'automne.

Oui, c'est le début... et en même temps pas. A y réfléchir, ça manque d'âme. Cette histoire, ce sont des gens qui souffrent, cessent, se trompent, échouent, détruisent, trahissent, meurent. Je hoche la tête de droite à gauche, ce faisant je suis pris d'un rire sans joie qui se mue en toux. Lorsque ma respiration se stabilise à nouveau, je parviens à détacher mon attention de mes ennuis physiques pour envisager mes problèmes mentaux. Comme je suis négatif. J'aurais pu dire qui aiment, entreprennent, voient clair, réussissent, restent fidèles, construisent et vivent. Ce qui aurait été juste tout autant. Donc, aujourd'hui encore, malgré toutes ces leçons de vie, je guette dans ce qui est et ce qui a été, ce que je suis. Je n'ai rien appris finalement... ou je me suis resté fidèle et la vie n'a fait que de me pousser de droite à gauche sans m'atteindre vraiment. Encore une question de point de vue.

Je repose la plume dans l'encrier et lève la main à hauteur d'yeux paume vers le bas. Comme si arrachée à la plume elle hésitait, la voilà qui tremble. Les yeux fermés, je me force à inspirer l'air gelé comme on ouvre une fenêtre pour aérer une pièce qui sent le renfermé. J'espère secrètement que dans son bref trajet à l'intérieur de moi, cette inspiration qui sortira comme elle est venue, entraînera avec elle les spores, miasmes et autres démons de mon âme. Lorsque je fixe la sinistre à nouveau, bien après que j'ai expulsé de moi ce courant d'air, elle ne bouge plus sans que je ne sache pourquoi comme pour tout ce qui compte. Satisfait, je jette à terre le premier feuillet et m'empare d'une nouvelle page vierge.

Sans hésitation désormais, je chevauche ma main farouche et livre le début de ce que je sais :

« Casèla ».

*

Les Clés de l'Entre-MondesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant