Tout ce que tu feras (tu le f...

By PatriceLandry

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Lorsque Quentin apprend que sa femme le quitte après 6 ans de passion, il décide froidement de l'assassiner m... More

Avis aux lecteurs
En guise d'hors d'oeuvre
Chapitre 1 - Les aveux
Chapitre 2 - Le témoin
Chapitre 3 - Ballade en banlieue
Chapitre 4 - Dans les nouvelles
Chapitre 5 : La nuit ne porte pas conseil
Chapitre 6 - Ô nuit d'enfer, démone de nuit
Chapitre 7 - L'évasion
Chapitre 8 - Une prison en soi
Chapitre 9 - L'initiation
Chapitre 10 - Une nouvelle vie
Chapitre 12 - Première mission
Chapitre 13 - Derrière les portes closes
Chapitre 14 - Allers et retours
Chapitre 15 - L'ombre et la clé
Chapitre 16 - Le dernier repos d'Élaine
Chapitre 17 - Mariette au pays des merveilles
Épilogue

Chapitre 11 - À la recherche de la vérité

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By PatriceLandry

Quentin vit la forme ombragée s’agiter dès que la bande vidéo démarra. Quelqu’un avait filmé la scène peu après qu’il eut tranché la gorge de sa victime. Visiblement, la nervosité du vidéaste amateur ne faisait aucun doute. Probablement caché derrière un rideau, il essayait de faire une vue rapprochée mais la caméra, un petit appareil comme un mobile selon tout apparence, bougeait et l’image s’embrouillait.

Quentin demeura silencieux alors que se déroulait devant lui les premiers instants de sa vie de criminel. L’image était trop éloignée et le flou empêchait de distinguer clairement de qui il s’agissait. Il ignorait de quoi avait l’air l’amant de sa femme, mais il pria intérieurement qu’il lui ressemblât un peu en grandeur et en poids. Il détourna le regard, mimant l’horreur désespoir de voir une telle scène.

« Pourquoi me montrez-vous ça? Vous voulez me torturer? C’est l’assassinat de ma femme, ça, non? »

« Un voisin a filmé un homme en train de manipuler un cadavre. Il n’a pas vu le crime. Il a seulement entendu deux hommes parler sur la rue en face de chez lui. Apparemment, il s’agissait d’un policier en uniforme et d’une autre personne qu’il n’a pas pu décrire. Le policier a fait monter l’homme dans sa voiture et ils sont partis avant que notre témoin ne puisse revenir avec son téléphone et filmer la scène. Après un moment, cet homme est arrivé et le témoin l’a filmé. Ce n’est peut-être pas le meurtrier car on se demande ce que ce policier faisait là, près d’un cadavre encore tout chaud, et que ce dernier est parti dans une voiture que nous n’avons pas pu identifier. Selon toute apparence, il y a dans cette affaire des choses qui nous échappent et on se demandait si vous ne pourriez pas nous aider. »

Quentin se leva brusquement, feignant la panique. Il se détourna de l’écran et prit sa tête entre ses mains. Il fallait qu’il montre clairement que tout cela le répugnait, sans trop en faire. Le dosage était le secret de la réussite de ce témoignage. Il s’appuya sur le mur et respira profondément.

« Prenez votre temps. On n’est pas pressé. Si vous savez quelque chose, n’hésitez pas à nous le dire. Parfois, un petit détail peut faire toute la différence, fit le policier en faisant un signe à l’opérateur invisible de couper l’image sur l’écran. Prendriez-vous un café? Une tisane? Je vais me chercher quelque chose de l’autre côté. »

Quentin lui fit signe que non et vint se rasseoir, la tête toujours enfouie dans ses mains.

Il ignora le fait qu’on était probablement en train de l’observer de l’autre côté du miroir sans tain. On devait se demander s’il était mêlé à tout ça, s’il savait des choses qu’il préférait taire pour des raisons inconnues. Il demeura prostré ainsi jusqu’à ce que le policier ne revienne, un café dans une main et une demi-brioche à la cannelle dans l’autre.

« Alors, monsieur Bazinet, des idées? »

« Quelles idées? Vous me montrez ça et ça me tue! Je veux dire, qu’est-ce que je pourrais vous dire de plus? J’ai vu ma femme ce soir-là, je lui ai parlé, je l’ai embrassée et c’est tout. »

« Il y a quelque chose qui me chicotte et je suis certain que vous allez m’expliquer ça avec autant de facilité que vous venez de le faire. »

Quentin se raidit. Il devinait ce que Malboeuf avait trouvé une faille. Il se sentit alors entouré de mailles serrées. Pourtant, aucune nervosité ne monta en lui. Il allait affronter cette première vague avec sérénité.

Le détective prit une gorgée de café et grimaça. Il épongea sa bouche et déposa le verre sur la table. Croisant les bras, il se remit à dévisager son interlocuteur tout en lançant la phrase qui le taraudait :

« Selon toute apparence, le principal suspect, André Savaria, vous aurait vu en train de vous minoucher. Ça l’a contrarié et il a pété les plombs. Il a attendu que vous quittiez votre femme pour la suivre et, selon la lettre qu’il a laissé derrière lui, il a assassiné cette dernière assez sauvagement. Puis, il a cherché à te retrouver. Pour une raison qu’on ignore, il a trouvé ta voiture, est entré par une portière qui n’était pas verrouillée, s’est assis là et t’a attendu. Le pauvre désespéré se serait finalement tiré une balle dans la tête après avoir pris le soin d’écrire une lettre d’aveux avec du papier à en-tête du Ritz-Carlton et un crayon qu’on suppose qu’il avait trouvé dans ta voiture. Jusque-là, on peut dire que ça fait un peu de sens, même s’il y a quelques points d’interrogation ici et là dans le déroulement des choses. Là où je me questionne et qui laisse un grand trou béant dans notre affaire, c’est pourquoi tu n’es pas retourné à ta voiture après avoir retrouvé ta femme? »

Le bourdonnement des néons au-dessus de leur tête fut le seul bruit à meubler ce silence. Une étrange impression s’empara de Quentin. Il crut percevoir de la peur émanant de cet homme qui le défiait. Comme si sa présence le dérangeait tout à coup. Il songea à ce qu’on racontait à propos des vampires, de leur charme qui désarmait leurs victimes, les intimidant au point qu’elles s’abandonnaient à eux sans trop savoir pourquoi. Ce n’était certainement pas ce qui lui arrivait et pourtant, il en douta pendant un moment. Peut-être que Malboeuf craignait qu’il fut le véritable assassin qui avait masqué ce meurtre d’habile façon et qu’il devinait que s’il le piégeait, Quentin pourrait devenir dangereux. Tout cela se passa en une fraction de seconde sans sa tête. Il ouvrit la bouche pour parler mais quelqu’un frappa à la porte. Le policier se leva, esquissa un sourire qui lui signifiait qu’il ne perdait rien pour attendre. Il chuchota quelques mots et demanda enfin à Quentin de bien vouloir patienter un moment. Il sortit, laissant le jeune homme un répit pour trouver une explication à cette erreur de la part d’Alphonse. Il jura lui servir une bonne leçon dès qu’il le reverrait, s’il sortait d’ici sans les menottes aux bras.

Le détective revint quelques minutes plus tard, une liasse de papiers entre les mains, paquet qu’il déposa devant lui :

« On dirait qu’on a du nouveau dans l’affaire de l’assassinat de votre femme, monsieur Bazinet. Deux témoins, un homme et une femme qui promenaient leur chien ont tout vu du crime. Ce sont probablement les même que vous avez vu ce soir-là. Ils ont clairement identifié le suspect, Savaria, en train de trancher la gorge de votre femme. Ceci ne peut que nous convaincre de la culpabilité du défunt, malgré de nombreuses questions qui resteront à jamais sans réponses, n’est-ce pas? »

Quentin haussa les épaules : « Ma voiture était en panne. Quand je suis retourné sur la rue St-Denis, j’ai mis la clé dans le contact et l’alternateur a hoqueté puis plus rien. J’ai appelé un ami, il est venu me rejoindre, on a été prendre une bière et ensuite il m’a ramené chez lui, pour me consoler. Vous avez d’autres questions? »

Savaria nota quelques mots sur son calepin puis le referma doucement, l’air de vouloir dire qu’on en avait pas tout à fait fini.

« Pas vraiment. Ou plutôt si… vous comptez vous occuper du corps de votre femme? Il est à la morgue. L’identification ne sera pas nécessaire. Sa mère est venue dès le lendemain, puisque nous étions incapables de vous rejoindre. Mais, pour les funérailles, je crois que la vieille dame a mentionné que vous vous en occuperiez. Parlez avec Coupal en sortant. C’est le gars dans le petit bureau à droite. Il y a une image du chef Wiggum collée sur la porte. »

Quentin le remercia en tendant la main.

« C’est moi qui vous remercie, monsieur Bazinet. Cette affaire est bien horrible et je suis heureux de voir que tout rentre dans l’ordre, tel que ça devrait, n’est-ce pas? »

Le policier s’attendit probablement à ce qu’il réplique, mais Quentin n’en fit rien, se limitant à soulever un sourcil, l’air sérieux. Cet homme, visiblement, ne le croyait pas tout à fait innocent, mais il savait qu’il ne pouvait rien faire d’autre que de le laisser partir.

Quentin s’arrêta au bureau du dénommé Coupal qui lui fit signer quelques papiers et lui remit une feuille avec tous les renseignements nécessaires pour la disposition du corps. Il lui remit les clés de sa voiture et l’adresse de la fourrière où le véhicule avait été remorqué pour fins d’enquête. Lorsqu’il fut à l’extérieur, Quentin prit une profonde respiration et nota qu’il était vraiment moins tendu qu’il avait l’habitude d’être.

Il retrouva Alphonse assis dans sa voiture, lisant un roman érotique dont la couverture montrait une femme vampire à moitié nue qui croquait l’entre-jambe d’un homme terrifié. Il donna une pichenette au bouquin qui tomba sur le plancher de l’auto.

« Eh bien, tu en as mis du temps! s’exclama Alphonse en essayant de cacher un de ses petits péchés de vieil ange décrépi. Je me demandais ce qui se passait. Rien de grave, j’espère? »

Quentin contourna la voiture et se cala dans le siège du passager avec l’air de vouloir lui donner une raclée :

« J’ai failli y rester, oui! Et grâce à toi! Tu n’as pas pensé une minute que les policiers pouvaient se demander pourquoi je ne suis pas retourné à ma voiture après avoir vu Élaine? »

« Bah, oui. Elle était en panne, non? L’alternateur, je pense… »

Quentin le regarda et hocha la tête : « Vous auriez pu m’en parler, Alphonse. »

« C’est bien ça que tu as raconté, j’espère? »

Quentin secoua la tête et éclata de rire : « Vous pensez à tout, hein? Heureusement que j’ai eu la présence d’esprit de penser à l’excuse de la panne. »

« Tout n’est peut-être pas dû au hasard. En tout cas, pas quand on peut donner un petit coup de pouce, n’est-ce pas? » dit Alphonse en faisant démarrer la voiture.

Après être passé au salon mortuaire et s’occuper des préparatifs entourant les funérailles, Quentin téléphone à sa belle-mère et lui présenta des excuses. Cette dernière les accueillit froidement, lui signifiant que c’était bien malheureux que sa fille se soit laissée emporter par ces histoires d’amour passionnées. Quentin ne savait pas si elle s’adressait plus à lui qu’à l’autre imbécile, pauvre innocent dans toute cette histoire. Il marmonna quelques politesses et lui transmit les informations pour la cérémonie.

« Est-ce que vous pourriez me rendre un petit service? demanda-t-il enfin quand il sentit que cet appel tirait à sa fin. « J’aimerais que vous alliez chez nous pour lui choisir une belle robe. Je ne suis pas capable de rester dans la maison. Ça me fend le cœur et je n’ai pas cette force. »

Elle acquiesça à la demande et il lui indiqua où se trouvait la clé de secours, dans le creux du vieux chêne à la fourche qui ressemblait à des cuisses de femme entrouvertes. Élaine se plaisait à appeler cette cachette « le vagin de dame nature » ce qui ne faisait pas rire son mari qui détestait les allusions au sexe en dehors de la chambre à coucher. Mais, il se garda bien de citer cette expression à la pauvre dame qui retenait ses sanglots.

Le soleil commençait sa descente vers la nuit et Alphonse lui demanda s’il voulait casser la croûte dans le coin ou s’il préférait retourner chez Matheus.

« Je n’ai pas très faim, je dois t’avouer. Si tu veux te payer un petit snack, on peut aller au petit bistro de l’autre côté de la rue et… »

Quentin ressentit une violente douleur du côté droit de sa tête, comme s’il venait de recevoir un violent coup de poing. Il se cabra. La nausée l’empêcha de se redresser. Ce fut comme si tout son stress, ses peurs, sa colère et sa peine remontait à la surface en même temps. Il eut l’étrange impression qu’il allait éclater en mille morceaux. Alphonse lui demanda si tout allait bien, mais il ne put répondre tant la douleur lui exacerbait les sens.

« Il y a quelque chose qui ne va pas, c’est certain. Tu es pâle et tu trembles comme une feuille accroché au bout d’une branche. Je n’ai jamais vu ça… »

Quentin reprit peu à peu ses esprits. Il se secoua, s’étira, et en l’espace de quelques secondes, toute la douleur s’évapora. Il regarda autour de lui et constata que tout était redevenu normal.

« Est-ce que c’est un signe, ça? Est-ce que c’est comme ça qu’on reçoit un message pour une mission? demanda-t-il à son nouvel ami qui le regardait avec incrédulité. »

Ce dernier secoua la tête : « Pas que je sache. C’est assez subtil, d’habitude. Comme un aimant qui t’attire tranquillement vers ton prochain mandat. La mort, au contraire de ce qu’on pense, ce n’est pas rapide. Ça se prépare. Et je ne pense pas que ça te frappe comme ça, je veux dire ton message. Ça me fait peur, pour tout te dire. Je pense qu’on devrait rentrer et en parler avec Matheus. »

Quentin passa le pouce et l’index entre ses yeux, massant l’arête du nez doucement, cherchant à comprendre ce qui venait de se produire. C’était comme si toute sa nouvelle assurance l’avait soudainement quitté, qu’il était redevenu humain. Une panne momentanée dans l’état presque surhumain qui l’habitait.

Comme Quentin ne répondit pas, Alphonse embraya et roula en direction de la demeure de Matheus sans chercher à reprendre la conversation. La musique classique qui bourdonnait avec discrétion à l’intérieur de la voiture fut le seul point d’ancrage de ce voyage de retour des deux acolytes. Quentin se perdit dans le vide de cette pause où les notes agissaient comme une caresse sur son esprit. Il s’attendit à ce que cette crise revienne de nouveau, l’anéantissant encore davantage, peut-être même le tuant. Était-il rejeté par la Mort? Curieuse pensée que celle-là, contradictoire, confondante, car il n’avait pas eu le temps de faire véritablement ses preuves. La mort d’Élaine avait été, en quelque sorte, son examen d’entrée. Il se demanda s’il y avait une période de probation, histoire de prouver qu’il était bien apte à accomplir les désirs de cette bête qui était parmi les hommes, et même parmi tout ce qui vivait, depuis la nuit des temps. Curieusement, autant il avait ressenti le désir de se faire enfermer loin de la folie des gens normaux, en se livrant à la police après le meurtre, autant, désormais, il avait soif de cette mission qui s’était infiltrée en lui, côtoyant la Mort de près sans qu’elle ne le touche, du moins pendant ce nouveau périple.

Ils furent bientôt sur le chemin de terre menant au manoir de Matheus. Il cligna des yeux. Le temps filait à vive allure. Il n’avait même pas remarqué qu’ils avaient pris le traversier. La nuit était en train de s’installer. Encore une fois, il chercha des yeux le Margolain et cette fois, il vit une ombre qui frôlait la carrosserie, parfois à gauche, parfois à droite, changeant de forme aussi rapidement que le flash d’une caméra. Il voulut poser une question au conducteur mais, L’air trop sérieux d’Alphonse le retint. Ce dernier gara l’automobile dans le garage et ils se faufilèrent à travers les corridors jusqu’à la salle à dîner où Horace s’affairait à préparer la table pour le dîner. Quentin réalisa qu’il ne souvenait pas avoir mangé depuis la nuit du meurtre, lui qui d’habitude ressentait des étourdissements dès que le moindre creux se manifestait. L’odeur d’un rôti cuisant au four, l’odeur sucrée de l’oignon rouge qui frétille dans la poêle et celle des légumes verts encore croustillants dans le bain-marie éveilla en lui toutes ces sensations merveilleuses qu’était la faim. Horace les salua en même temps que se fit entendre la Sonate au clair de lune au piano, musique mélodieuse venant de l’autre pièce. Ils se dirigèrent vers l’entrée majestueuse où Matheus, installé comme un maestro, jouait avec intensité l’œuvre de Beethoven. Il les salua d’un bref coup d’œil mais retourna rapidement au clavier, concentré sur la musique. Quentin put admirer un homme habité lui aussi de passion. Il se demanda si ce dernier vivait lui aussi ces moments de relâche où le corps et l’âme redevenait momentanément humain. Il se rappela qu’il lui avait parlé de ses voix qu’il entendait souvent, qui le torturaient par en-dedans. Peut-être avait-il voulut dire la même chose.

Il s’assit sur l’un des fauteuils de cuir, dos à l’escalier pour admirer ce talent de Matheus qu’il lui avait caché. La pièce devenait méditative au fur et à mesure qu’elle se déroulait devant eux. Le corps de Matheus suivait cette vague de notes et ce dernier jouait du rythme pour en rajouter, même là où le grand maître musicien aurait préféré être plus subtil. La mélodie prit fin et Quentin ne put s’empêcher d’applaudir, discrètement pour ne pas briser la douce fuite des dernières notes qui faisaient écho dans la pièce aux murs de cathédrale.

Matheus, toujours grave, salua et se leva enfin, les invita à le suivre dans le salon. Horace allumait le foyer et leur demanda s’ils désiraient un apéritif avant de passer à table. Installés autour de la table basse, les trois comparses se dévisagèrent un moment puis Quentin raconta sa visite au poste de police et enchaîna avec son malaise, non sans ressentir une certaine crainte que ne renaisse les symptômes.

« Voilà qui est étrange, dit enfin Matheus en prenant délicatement le verre de martini que lui tendait le majordome. Si c’est en effet une manifestation de quelque chose qui s’en vient, notre signal, ce dont je doute fortement car la chose est tout en douceur et demeure en nous jusqu’au moment ultime, alors elle ne se fera pas dans la dentelle, j’en ai bien peur. À moins que ce ne soit que les derniers soubresauts de ton ancienne vie. Peut-être que l’épreuve que tu as passée avec ce policier, ses questions et le sentiment de panique que tu as ressenti, malgré la carapace pourtant solide de notre état, ont contribué à nourrir ce ressac d’émotions qui t’a secoué, comme le ferait le balancier.  Alors, je ne m’en ferais pas trop. Si tu ne te sens pas mal, que cet instant est désormais loin derrière toi, tu n’auras pas à t’en faire. Après tout, ça fait moins de vingt-quatre heures que tu es parmi nous. »

Les propos de son hôte rassurèrent Quentin qui but une autre gorgée de son whisky avant de se caler au fond du sofa. Il ne réalisa qu’à ce moment-là qu’une certaine tension s’était installée entre ses épaules, tendant son cou et il desserra le poing. Il sourit et le remercia, sans mentionner qu’il ressentait toujours un peu de ces sentiments et de cette nervosité qui étaient le lot de son quotidien d’avant.

Matheus enchaîna la conversation en parlant du handicap de Beethoven qui ne l’ont pas empêché d’écrire des symphonies grandioses, puis parla de Renoir et de son arthrite, du fait que la femme de celui-ci attachait ses pinceaux avec des bandelettes de tissus qu’elle enroulaient autour de ses poignets parce que l’artiste ne pouvait s’empêcher de créer, de peindre, malgré la maladie et la douleur.

« Voilà des hommes qui auraient mérité de vivre éternellement, ne trouvez-vous pas? » dit-il en portant à nouveau son verre à ses lèvres. « Est-ce que tu veux que je sois avec toi lors des funérailles? On ne sera pas de trop à deux pour affronter les journalistes? Si ça se corse, je pourrai te soutenir. Je ne pense pas que ça soit si dramatique mais le mot doit commencer à se passer, car les policiers aiment bien laisser couler un peu d’information vers les chacals. Surtout que tu étais disparut pendant toute la durée de cette enquête. »

Quentin accepta l’invitation et ils discutèrent de sujets un peu moins intéressants, sans penser vraiment à leur statut, plutôt sur le neutre, ces derniers temps. Ils passèrent enfin à table et une fois tous les quatre assis autour de ce festin pour les yeux autant que pour le nez, Matheus leva son verre : « Je sais qu’on a déjà célébré la chose, mais je tiens à nouveau saluer notre nouvel ami parmi nous. Quentin, nous allons vivre de grandes choses ensemble. À ta santé! »

Les verres clinquèrent et ils entamèrent leur repas. Quentin ne se rappelait pas avoir déguster une si bonne viande. Juteuse, goûteuse et cuite juste assez pour garder ne teinte rosée sans que le sang n’inonde l’assiette. Il mangea avec appétit non sans remarquer que la tension diminuait entre ses épaules. Il nota le regard en biais d’Alphonse qui, lorsque leurs yeux se croisaient, lui faisait un clin d’œil qu’il voulait peut-être complice. Quentin commença à se demander si ce dernier n’était pas un peu en mission pour observer leur nouvel arrivant. Surtout si la crise en fin de journée était une faille dans la récente transformation de Quentin. Peut-être était-il seulement aux aguets, simplement pour l’aider en cas de besoin. Quant à Quentin, il ne savait que penser de ces trois amis. Malgré le fait qu’il était accepté par le groupe et qu’il était passé à travers l’épreuve du transfert, il y avait, tout au fond de lui, un doute qui subsistait, une petite flamme qui brûlait encore un peu ses entrailles et qui ne le convainquit pas de son entière dévotion à sa mission.

Au dessert, Matheus avait repris sa liste de grands hommes et de femmes inspirantes qui auraient mériter de vivre éternellement.

« Pourquoi parles-tu d’éternité, l’interrompit Quentin, alors qu’on sait très bien que ce n’est pas dans le plan de l’univers. Si je comprends bien, si ce n’était de nous, de la Mort, tout pourrait être éternel, n’est-ce pas? »

Matheus essuya ses lèvres du coin de sa serviette de table et poussa l’assiette vide. Il prit une gorgée de porto qu’Horace venait de servir avant de répondre :

« En effet, tu as tout compris. Tu connais certainement l’histoire d’Adam et Ève, dans la Bible. Intéressante analogie avec ce que tu viens de dire. Selon les Saintes Écritures, Dieu créa l’univers, l’homme et la femme, et leur offrit l’Éden, la vie éternelle. Par leurs péchés, ils ont brisé l’accord et l’humanité depuis vit avec la Mort qui vient leur rappeler ces erreurs originelles. C’est une histoire, bien-sûr, une invitation à nous faire comprendre que la Mort viendra toujours nous chercher un jour. Pourquoi est-ce ainsi? Je n’en sais rien, pour être franc avec toi. Peut-être que ce qui a été créé par cette force suprême ne pouvait fonctionner dans ce modèle et que le rôle de la Mort est de briser les formes vivantes, les répartir à nouveaux, pour recréer d’autres formes, afin d’assurer une certaine évolution. C’est ce que j’en déduis après toutes ces années. »

Quentin s’étira et remercia ses amis en demandant d’être excusé. Il voulait se retrouver seul dans sa chambre, histoire de pouvoir mieux comprendre ce qui l’habitait. Il était encore un être humain, cela, il ne pouvait pas en douter, mais avec un peu de paix, moins de bruits, de voix, de gens qui l’observait, il pourrait enfin se centrer. Il se sentait dispersé depuis son éveil. De plus, le fait d’avoir remué toute cette affaire de meurtre, les questions du policier, les préparatifs pour les funérailles, il avait besoin de faire ce vide.

Il monta doucement les marches, admirant encore la fastueuse décoration du manoir. Tout dans ces murs respirait l’opulence, la richesse. Comment Matheus pouvait-il se permettre de vivre ainsi? Où prenait-il son argent? D’où venaient les deux autres hommes qui habitaient ici? Il ne voulait pas s’abandonner à ces questions, cherchant plutôt à se libérer de ses doutes.

Il referma délicatement la porte derrière lui. La chambre était vaste, bien décorée. Il y faisait chaud, une tiédeur enveloppante qui le rassura. Il s’approcha de la fenêtre et posa sa main sur les montants, le visage près de la vitre, observant la nuit tout autour. Il entendit le battement de son propre cœur, rassuré en quelque sorte d’être encore bien en vie. Sans vraiment y penser, il relevant le montant. La fenêtre bougea et laissa entrer une brise fraîche. Il regarda derrière lui, certain de voir apparaître un de ses amis, mais la porte demeura close. Il souleva davantage la fenêtre et se pencha sur le rebord, respirant l’air froid qui se frôlait à l’air chaud de la pièce. Quelques grains de neige vinrent chatouiller son nez. Il ne porta pas attention au premier craquement au-dessus de sa tête. Ce fut plutôt la combinaison d’une odeur de viande avariée et un deuxième craquement qui le fit reculer, glacé de terreur. Une tête horrible apparut dans le cadre de la fenêtre, penchée vers le bas. Des doigts longs aux ongles jaunâtres s’agrippèrent au bois et le corps de l’être bascula dans la pièce sans faire de bruit. La chose lui fit signe de se taire et se glissa vers la porte pour en tirer le verrou.

« Qui êtes-vous? Vous êtes le Margolain? demanda Quentin à voix haute. »

La bête sauta et se retrouva à quelques millimètres de son visage, chuchotant : « Ne parle pas à voix haute, je t’en prie. S’ils m’attrapent ici, je serai condamné. Ils appelleront la Mort. Et tout sera fini. »

Quentin, surprit de ne pas avoir eu la présence d’esprit de crier ou de s’enfuir, recula d’un pas, n’en pouvant plus de sentir l’odeur épouvantable de cet homme déformé.

Le Margolain, car ce ne pouvait être que lui, recula à son tour, devinant l’inconfort de Quentin. Il râlait d’un souffle rocailleux. Sa tête déformée offrait un crâne dégarni, plissé par des centaines de ridules profondes encrassées.

« Ainsi, tu as survécu. Tu es donc l’un des leurs, dit-il enfin, toujours à voix basse. »

L’odeur de putréfaction était insoutenable. Quentin lui demanda à nouveau qui il était et ce qu’il lui voulait.

« Mais oui, je suis celui qu’on appelle le Margolain. Qu’est-ce que ça peut te faire, toi, la chair fraîche, le petit nouveau innocent et pur. Tu as devant toi une loque humaine qui te demande de t’enfuir d’ici au plus vite. Tu ne sais pas ce que ces monstres sont capable de faire. Ce sont des meurtriers, des fous qui agissent au nom d’une supposée force suprême qui leur donne le droit de tuer au nom de la Mort. Tu crois à tout ça, bien-sûr, parce que la drogue qu’ils t’ont donné agit vite et fort. Avec moi, hélas, ça n’a pas marché. Je suis devenu un être à moitié mort, qui est condamné à hanter les bois du coin, à se cacher et à manger les cadavres des petits animaux qui y meurent. La belle vie éternelle! Ah! Une belle histoire avec les violons de maître Ptome, cet imbécile qui se prend pour un élu! Va-t’en, jeune homme et cache toi, car ils essayeront de te rattraper et t’éliminer, parce que tu en sais trop maintenant. »

Quentin demeura silencieux et observa la bête étrange qui se déplaçait de long en large dans la pièce sans faire de bruit. Il en vint à se demander si ce qu’il voyait n’était pas le fruit de son imagination, un autre relent de sa crise identitaire psychologique. Certes, Matheus, et les autres, avaient parlé du Margolain, et il l’avait vu à plusieurs reprises, mais peut-être savaient-ils que cela faisait partie du transfert, une autre épreuve pour consolider sa nouvelle vocation. Peut-être que c’était une manifestation de son subconscient prêt à tout pour combattre ce qui, il y a quelques jours ne pouvait être envisageable.

« Tu ne dis rien, monsieur, mais il faut que tu me croies. Sors avec moi, et aide-moi à fuir cet enfer. Je n’ai rien à te donner en échange, c’est vrai, mais te me sera reconnaissant toi aussi, quand on sera loin de ce cachot. »

« Alors, tout ce que Matheus et les autres racontent, ce n’est pas vrai, fit enfin Quentin en asseyant sur le bord de son lit. Alors, comment peux-tu expliquer que Ptome soit encore là après s’être tiré une balle dans la tête devant moi, avec tout ce sang, sa cervelle en morceaux collée sur le sofa? Et le coup de chandelier qui a fendu le crâne d’Horace? »

« Prestidigitation! Fabulation! On t’a berné. On t’a drogué. Il faut fuir, il faut fuir avant qu’il ne soit trop tard ! » dit le Margolain, trop fort cette fois.

Quelqu’un frappa à la porte et essaya de l’ouvrir. Il figea, les yeux écarquillés de terreur. Il plongea devant Quentin et lui dit : « Je reviendrai bientôt! ». Avant même que Quentin ne puisse réagir, la bête se faufila entre les montants de la fenêtre et disparut aussi rapidement qu’il était apparu.

« Quentin? fit Alphonse, derrière la porte. Est-ce tout va bien? J’ai entendu des voix. »

« Ça va, Alphonse. Je me parle à moi-même. Je pense que je suis rendu comme Matheus. J’ai des voix intérieures qui me tripotent l’esprit. Mais, ça va aller, Alphonse. Je vais me calmer. »

« Tu es certain que tu n’as pas besoin d’aide? Ne te gêne surtout pas. »

« Tout est OK. Je m’apprêtais à aller prendre un bain. S’il y a quoi que ce soit, je te ferai signe. »

« Parfait, mon ami. Je suis dans la chambre devant l’escalier. N’importe quand, hein? »

« Reçu, 5 sur 5. Bonne nuit. » conclut Quentin en s’éloignant de la porte.

Il attendit un peu et alla à la fenêtre pour la fermer, non sans regarder s’il pouvait voir l’ombre de cet être bizarre qui venait de le visiter. Il ne savait que croire. Il se déshabilla et fit couler l’eau du bain. Il s’y glissa après un moment, l’esprit encore confus. Il ferma les yeux et ressentit alors la première vague de sa première mission s’immiscer en lui.

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