IRIS

By OlivierRoisneau

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Iris rêve de partir et de découvrir le monde hors de la « Zone Protégée ». Iris s'interroge, cherche, doute... More

Prologue
1. Étrange nuit
3. Bioclimat
4. Pierre, bouge !
5. Confidences
6. Sigü attaque
7. Ne pas être seul
8. Trouver Iris
9. Iris, ici et maintenant
10. Recherches
11. La lettre
12. L'amour
13. En route
14. La colère
Epilogue

2. Zéphyr

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By OlivierRoisneau

Iris est dans le train qui la mène à l'extrême ouest de la Zone Protégée, en direction de l'Université de Bioclimat. Le train, loin d'être bondé, embarque quelques jeunes étudiants, ou futurs étudiants, majoritairement entassés dans les voitures de tête munis de compartiments. Iris, préférant le grand espace de la dernière voiture qui en est, elle, dénuée, est installée dans un confortable fauteuil au tissu gris bleuté légèrement passé. Elle a chaud. « Mon sujet d'étude de deuxième année sera la mise au point d'une bio-climatisation dans les trains » s'amuse à penser Iris. Le train n'est plus tout jeune, mais l'on devine aisément qu'il fût très certainement à la pointe de la technologie il y a quelques années : tout en aluminium, design futuriste devenu ringard, bioplastiques vieillissant mal...

Un jeune homme est assis un peu plus loin. Brun, le teint mat, les yeux noirs, il ne semble guère avenant. Il regarde par la fenêtre. Tout de suite, Iris le soupçonne d'être un Radar. Mais pourquoi la surveillerait-on ? Au bout d'un moment, Iris choisit de l'ignorer et son regard se perd dans les paysages qui défilent depuis son départ de la ville. Des lotissements constitués de riches maisons peu énergivores parfaitement alignées, et incroyablement serrées, avaient succédé aux immeubles vieillissants du centre ville. L'espace habitable est devenu un luxe que seuls les membres les plus hauts placés du gouvernement peuvent s'offrir. Pourtant, pas très loin derrière les lotissements, des bois denses s'étendent à perte de vue. Mais ces bois, propriétés de l'état, servent à la fois de réserve pour le bois de chauffage, et de poumon afin de respirer un air à peu près correct en Zone Protégée. Au bout d'un moment, de vastes prairies apparaissent dans lesquelles des bovins paissent tranquillement. Une ferme « Sigü » ne doit pas être loin. Puis, de nouveau, la forêt.

Iris se souvient d'un petit jeu auquel elle s'adonnait à l'arrière de la voiture de ses parents quand elle était enfant pour briser la monotonie d'un voyage. Elle imaginait un personnage courir à toute vitesse à côté du véhicule, évitant tous les obstacles, sautant par dessus des haies ou des poteaux, parfois au dernier moment. Quelquefois, elle matérialisait ce personnage avec deux doigts mimant des jambes en mouvement près de la fenêtre. À ce souvenir, elle imagine de nouveau son petit personnage et ses doigts se mettent à bouger discrètement...

Après deux heures de traversée, une forêt d'un autre genre prend place dans le paysage : des centaines d'éoliennes gigantesques tournent leurs énormes pales dans le ciel. Ces moulins majestueux semblent parqués dans un formidable champ de plusieurs hectares. Iris sait que celui-ci n'est pas le plus grand, et qu'il existe beaucoup d'autres parcs éoliens, en complément des fermes photovoltaïques. Elle sait aussi que ces technologies ont permis de sortir l'humanité, ou du moins ce qu'il en reste, de ce monstre polluant, et qui continue de polluer encore les sous-sols : le nucléaire. Le gouvernement assure que, à certains endroits hors de la Zone Protégée, les taux de radioactivité sont très élevés, et qu'il ne vaut mieux pas s'y aventurer.

Le train perd de la vitesse, le bruit strident des freins retentit, puis le quai d'une gare apparaît. Le train s'immobilise. Normalement, aucun arrêt n'est prévu, l'express est direct jusqu'au campus de la fac. Le train reste à quai sans bouger. Iris regarde le type au fond, mais celui-ci l'ignore et scrute sa montre. Un crachotement sort du haut-parleur situé à l'avant de la voiture. « Mesdames et Messieurs, veuillez patienter s'il vous plait. » Ok, on patiente. Iris penche un peu la tête pour lire la pancarte annonçant le nom de la gare : Zéphyr. De longues minutes s'écoulent. Iris, finalement un peu agacée, décide d'entamer une discussion avec le « mystérieux mâle ténébreux », comme elle le surnomme intérieurement. Si ce gars est un Radar, il n'est pas très discret. Enfin, normalement, on ne doit pas savoir qu'un Radar est un Radar... Lui, on dirait que c'est écrit sur son front.

Mais la porte du wagon s'ouvre, et un employé de la gare entre en annonçant :

— Un incident dû à un défaut de fonctionnement du pantographe vous oblige à rester en gare pendant une période indéterminée. Je vous invite à descendre du train. Il est préférable que vous preniez vos bagages. Des rafraîchissements et toutes les commodités sont à votre disposition dans le hall principal de la gare. Une annonce sera faite quand tout sera rentré dans l'ordre.

Le « mystérieux Radar ténébreux » prend son sac et descend du train. Ce genre de désagrément n'est pas rare. Il arrive que ce soit le résultat de sabotages opérés par des Clairvoyants. Mais le plus souvent, la vétusté du matériel en est la cause. « Maintenir un semblant de vie normale dans un monde mort n'est pas chose aisée », pense Iris.

La gare de Zéphyr consiste en un grand hall recouvert d'un dôme en verre. Elle est habituellement destinée aux ouvriers techniques de « Alizé », une des nombreuses sociétés appartenant au Groupe Sigü, venant travailler sur le parc éolien. La plupart des étudiants, trainant sacs et valises, se dirigent vers le bar et la librairie disposés au centre du hall. Iris décide de traverser la gare. De l'autre côté, les éoliennes, immenses, imperturbables, indifférentes aux petites déconvenues des êtres humains, effectuent leurs danses statiques. Les vents venus de l'ouest animent leurs rotors, c'est à la fois beau et un peu effrayant.

Curieuse, et comme attirée par leurs majestueux mouvements, Iris a envie d'aller voir de plus près. Elle dépose sa valise dans un endroit prévu à cet effet, et passe la grande porte d'entrée de la gare. Elle descend les marches jusqu'à un parvis. Elle se retourne, tout le monde semble être resté dans la gare. Iris continue de marcher jusqu'aux premières éoliennes. Un bruit sourd et régulier se fait entendre à chaque passage d'une pale au niveau du mât exécutant ainsi un concert rythmique qui complète le spectacle visuel de ces géants. Les éoliennes doivent mesurer près de cent mètres de haut et sont chacune espacées de quatre-cents mètres environ.

Iris avance encore pendant un bon moment. La gare est assez loin maintenant. La jeune femme s'assoit et ferme les yeux, comme bercée par le rythme sonore des pales, et les ronronnements des parties mécaniques. « Et si ce train repartait sans moi ?... Il ne faut pas que je tarde. » Malgré tout, Iris a envie de prolonger ce moment. Elle se sent toute petite. Petite, comme quand elle était dans cet appartement tout blanc, avec ces peintures blanches aux murs. Petite, comme quand elle était dans cette espèce de salle d'opération blanche, avec son père... Son père... C'est aussi le médecin... Que fait-il ? « Que me fait-il ? » Iris, les yeux toujours fermés, fronce les sourcils. Elle n'avait encore jamais eu ce souvenir... Souvenir ou fruit de son imagination ?

Quelque chose ne va pas. Que se passe-t-il ? Le silence. Il n'y a plus de bruit. Iris n'entend plus les pales tourner. Elle reconnait maintenant ce silence. C'est le même qui précède à chaque fois ces « apparitions ». Iris ouvre les yeux.

L'éolienne la plus proche, comme animée par la vie, semble se tordre... Elle s'étend, s'étire...       « Ça y est, ça recommence !... » La machine soulève son rotor à la verticale, comme pour prendre de l'élan, puis abaisse violemment ses pales jusqu'à frapper le sol à quelques mètres d'Iris, qui a juste le temps de rouler sur le côté et éviter ainsi de justesse de se faire écraser. Iris a le souffle coupé, elle reste accroupie un instant, puis lève la tête et s'aperçoit que l'éolienne se redresse à nouveau, les pales pliées sous le choc reprenant leurs formes initiales, prête à frapper de nouveau. Elle ressent une forte irradiation dans sa nuque. « Ne pas paniquer ! Réel ? Pas réel ? Ça a l'air réel... Où est cette satanée gare ? » Iris tourne la tête dans tous les sens, mais ne voit autour d'elle que les géantes prêtresses du vent à l'air hostile...

— Par ici !

Un jeune homme surgit de nulle part, et court vers Iris. Iris reconnaît tout de suite le passager peu bavard du bout du wagon. Arrivé à sa hauteur, il lui prend la main, et l'entraine avec lui. La redoutable éolienne se meut à nouveau, s'allonge, grandissant son mât comme pour mieux pouvoir les atteindre.

— J'm'appelle Aloès, dit rapidement le jeune homme, tout en continuant de courir.

— Ok, si tu veux bien, on fera les présentations quand le marteau géant se sera calmé !

Sur ce, les énormes pales du colosse métallique s'écrasent juste derrière eux.

— Continue de courir, la gare est par là !

— Oui, je me repère maintenant !

Au bout de quelques longues minutes, ils arrivent enfin sur le parvis devant la gare, très essoufflés et en sueur. Iris s'étale par terre pendant qu'Aloès s'assoit sur les escaliers, la tête en arrière, comme pour essayer de capter le plus d'air possible. Ils restent là tous les deux un bon moment sans bouger avant de récupérer. Iris se relève et regarde en direction des éoliennes. Toutes semblent normales, continuant de tourner tranquillement et inlassablement. Cela commence à faire beaucoup d'émotions pour Iris depuis deux jours. « Ne pas craquer ». Une douleur survient de nouveau au niveau de sa nuque, et repart subitement. Puis, elle porte la main à son oreille.

— Aïe, cet acouphène qui revient encore, gémit-elle.

— Oui, ça arrive souvent quand on le voit, dit Aloès. Ça ne dure pas... normalement...

Iris dévisage le jeune homme avec méfiance.

— Qui es-tu ?

— Aloès, je rentre en première année à Bioclimat, et je...

— Je m'en fiche de ça, coupe Iris. Qui es-tu vraiment ? Tu as vu ce truc avec l'éolienne comme moi, qu'est ce que ça veut dire ? Au moins, ça prouve que je ne suis pas cinglée, et que je n'ai pas d'hallucinations...

— Oui, écoute... Je n'en sais pas beaucoup plus que toi. C'est... Ce ne sont pas des hallucinations. C'est quelqu'un qui utilise un pouvoir. Je ne sais pas comment... Mais il est très puissant...

Un message sonore diffusé depuis la gare interrompt les deux jeunes gens. L'incident technique est clos et tous les passagers sont invités à regagner le train. Aloès fait signe à Iris de le suivre.

— Viens, on va discuter dans le train.

— Ah ! Le mystérieux mâle ténébreux va enfin discuter, dit Iris.

— Quoi ?

— Non, rien. Au fait, je m'appelle Iris.

— Je sais.

*

Les deux jeunes gens sont assis l'un en face de l'autre dans le train. Celui-ci file à vive allure maintenant, en direction du campus de Bioclimat. Iris est à la fois très fatiguée et très nerveuse. Elle ne sait si elle peut faire confiance à cet Aloès. Qui est-il ? Un véritable Radar l'aurait-il sauvée des éoliennes frappeuses ? Mais au-delà de cette question, elle a enfin le sentiment de pouvoir partager ses étranges aventures survenues depuis trois jours. Elle se dit qu'elle ne peut rater l'occasion d'en savoir un peu plus.

— Bon, alors, dis-moi ce que tu sais de tout ça.

Aloès parait indécis. Il semble être partagé entre la retenue et le fait de devoir parler. Il finit quand même par dire :

— Bon. Comme je te l'ai dit, il existe quelqu'un de très puissant, capable d'influer à distance sur le réel. Il peut agir partout. Et il te surveille.

— Quoi ? Attends... Qu'est-ce que tu racontes ? C'est de la science-fiction tout ça ! Et... Pourquoi il me surveillerait ton type surpuissant ? C'est un « Super-Radar », c'est ça ?

Aloès émet un petit sourire qu'Iris ne sait trop comment interpréter. Le garçon reprend :

— Non. Enfin... En quelque sorte, si... Mais bref, te souviens-tu de ton père ? Je veux dire, ton père... biologique ?

Iris écarquille les yeux. Son père adoptif, Florimond Laroque, lui avait toujours dit de manière péremptoire de ne jamais révéler qu'elle n'était pas sa fille naturelle. Cela avait l'air tellement important qu'elle s'était pliée à cette demande sans trop savoir pourquoi, sinon le sentiment de courir un grand danger si le secret était révélé. De toute façon, tellement de choses ne doivent pas être dites en public, alors une de plus ou une de moins ! Les années ont passé, et les choses sont restées ainsi, Iris n'accordant finalement pas de grande importance au fait de dire ou pas Et même si à l'adolescence les lointains souvenirs de la prime enfance sont remontés assez fortement, et que de nombreuses questions sur sa filiation sont apparues, elle considère toujours les Laroque comme ses parents. Comment ce garçon peut-il savoir ?

— Qui es-tu ? demande la jeune femme sur un ton mêlant méfiance et curiosité. Comment sais-tu pour mon père biologique ?

— Écoute, je...

Aloès se met à parler très bas, ce qui oblige Iris à s'avancer tout près de lui.

— Je ne peux pas tout te dire pour l'instant. Mais il faut que tu me fasses confiance. C'est important. Je suis là pour t'aider. Je ne travaille pas pour Omnes Ecology, tu peux me croire. Ton vrai père était un scientifique qui travaillait pour le Groupe Sigü, et qui a fait beaucoup pour la géo-ingénierie. C'était quelqu'un de très proche du gouvernement. Un jour, il a fini par découvrir quelque chose. Je veux dire quelque chose qu'il n'aurait pas dû découvrir. C'est pour ça qu'il a été éliminé avec ta mère. C'est pour ça qu'il t'a cachée, et que tu as été adoptée.

Iris, qui était penchée en avant, reste un instant bouche bée, puis s'écroule en arrière sur son fauteuil.

— Qui était-ce ? Je veux dire... Comment s'appelaient mes parents ?

— Orkyd et Katelle Astragal.

— Mes parents... Enfin, je veux dire, mes parents adoptifs... Ils savent tout ça ? Pourquoi ne m'ont-ils jamais rien dit ? Ça n'a pas de sens toute cette histoire. J'ai... J'ai du mal à te croire. Il y a à peine une heure je ne te connaissais pas, tu n'étais qu'un étranger assis à l'autre bout du wagon, et maintenant tu viens me dire que mon père a été éliminé et qu'il a voulu me sauver... Et quel rapport avec cet individu aux super pouvoirs ?

— J'ai conscience que ça fait beaucoup à digérer d'un seul coup.

Aloès fait une grimace, se frotte le visage, hésite, et finit par dire :

— Je fais partie des gens qui sont là pour t'aider. Je te le répète : je ne travaille pas pour Omnes Ecology, je ne suis pas un Radar, bien au contraire.

— C'est ce que dirait un Radar qui voudrait me surveiller, non ?

— Peut-être, mais ce n'est pas le cas. Écoute, normalement, je n'aurais pas dû te dire tout ça. Pas maintenant. Mais ce qui s'est passé avec l'éolienne a précipité un peu les choses. Je suis en contact avec la personne qui a aidé ton père à l'époque.

Aloès pense : ce n'était pas prévu comme ça. Mais il a bien fallu agir. Aurait-il dû laisser Iris se débrouiller seule ? Peu importe, ce qui est fait est fait. Il reprend :

— Et cette personne est sur les traces du gars aux super pouvoirs... Cette personne essaye de trouver le moyen de l'éliminer. Pour l'instant, il faut attendre. Je vais me retrouver avec toi en première année. On va faire nos études le plus normalement possible.

— Le plus normalement possible ? répète Iris, dubitative. Jusqu'à une prochaine apparition maléfique, une prochaine attaque d'éolienne, ou que sais-je encore ?

La question, trahissant l'angoisse d'Iris, reste sans réponse car le train se met à décélérer puis à freiner brusquement. La voix dans le haut-parleur retentit :

— Mesdames et Messieurs, nous arrivons en gare du Campus de l'Université de Bioclimat. Ceci est le terminus, assurez-vous de ne rien oublier dans ce train. En espérant que vous ayez fait un bon voyage, nous vous remercions, et à bientôt sur nos lignes.

*

Cétoine Funesta regarde par la fenêtre de son bureau. Il regarde l'étendue de Viridi, sa ville. Sa ville ? Il a beau être le président du pays, il n'est qu'un pantin, comme tous les autres. Le téléphone retentit. L'homme pousse un soupir. Il vient de franchir le cap de la soixantaine. Vingt ans qu'il se trouve à la plus haute fonction de l'État. Et pour combien de temps encore ? Il décroche. Son secrétaire particulier lui annonce la venue du général Aldrov. « Oui, faites-le entrer. » Le général Aldrov assure la sécurité dans le pays. Mais sa tâche la plus importante est de surveiller, contrôler, et éliminer les individus susceptibles de perturber ou d'aller à l'encontre des efforts de l'état pour « réparer ce monde ».

Il y a ces « Clairvoyants » par exemple, ces terroristes, qui posent bien des problèmes, surtout qu'ils se cachent en dehors de la Zone Protégée.

Cela fait vingt-cinq ans que le parti Omnes Ecology est au pouvoir. Et ce, pour le bien de tous. Evidemment, il a fallu faire quelques sacrifices pour en arriver là. Tout ça, c'est de la faute des anciennes générations, ces imbéciles d'ancêtres, incapables de réagir à temps. Une fois l'humanité au bord du gouffre, il a bien fallu agir. Le président Funesta se défend d'être à la tête d'une dictature. Non. Ce système appartient au passé. Il s'agit tout au plus d'un régime autoritaire qui s'est installé par la force des choses, mais tout le monde est libre ici. Chacun sait qu'il s'agit de survie. Nous n'avons pas le choix. Nous ne l'avons plus depuis longtemps. Les hommes du vingt-et-unième siècle ont laissé leur monde mourir : et bien, ceux du vingt-deuxième ont choisi de le ressusciter. Quitte à redéfinir peut-être cette idée de liberté. Une idée purement utopique qui, finalement, a été l'instrument de la perte des hommes, a toujours pensé Funesta. Car leur soi-disant liberté s'est développée au détriment de leur environnement naturel, dont les richesses n'ont pas été éternelles. Il faut les réguler sévèrement les hommes, sinon ils font n'importe quoi.

Mais... dans l'ombre s'est dessiné quelque chose de pire... « Oui, nous sommes tous des pantins ».

Le général Aldrov entre dans la pièce. Funesta stoppe là ses pensées vagabondes et dévisage le général : cheveux blancs, très courts, un regard perçant, un large cou reposant sur de larges épaules. La largeur semble s'imposer comme sa principale caractéristique physique. À peu près du même âge que lui, il appartient à la même génération, celle-là même qui s'est battue pour installer définitivement le parti à la tête de l'État. Quand le monde a fini par basculer progressivement dans le chaos au vingt-et-unième siècle, les différents responsables décisionnaires, les politiques, scientifiques, chefs d'entreprises, philosophes, ont tous voulu œuvrer pour la même cause : le rétablissement d'un climat viable. Mais ils arrivaient difficilement à s'entendre. Trop de parlottes, trop d'idées hétéroclites retardaient souvent les décisions, années après années, et le monde se rétablissait bien trop lentement.

À une époque, alors que « Omnes Ecology » était devenu le plus gros parti existant, le jeune Aldrov fût d'une aide précieuse, car il a su mettre l'armée et les services secrets à contribution afin de convaincre tous les protagonistes politiques et financiers de rejoindre le parti. Du moins, ceux qui n'étaient pas déjà convaincus. Une fois au pouvoir, Funesta l'avait donc nommé à la tête du Ministère de la sécurité et des armées.

Mais aujourd'hui le général vieillissant semble avoir moins d'enthousiasme à éliminer les problèmes, et ne parvient toujours pas à régler celui des « Clairvoyants ». Dans les couloirs du parti, beaucoup commencent à s'impatienter et à grogner. Certains se disent même qu'il serait peut-être temps que la roue tourne. Mais ce n'est pas les membres du parti que Cétoine Funesta redoute. Il aimerait que le problème des Clairvoyants soit réglé, car quelqu'unlui a demandé de le régler rapidement. Et maintenant il commence à avoir peur.

— Monsieur le Président.

— Général. Asseyez-vous, je vous prie.

Les deux hommes se serrent la main, puis s'installent de part et d'autre du bureau gigantesque en bois et bioplastique végétal.

— Où en êtes-vous avec les Clairvoyants, Général ?

— Il semblerait que l'un deux ait réussi à entrer en Zone Protégée. Je ne sais pour quelle raison. Mais nous avons deux Radars au musée qui disent avoir vu et surtout entendu des choses... bizarres. Le Clairvoyant était au musée. Et une fille... Une jeune femme était présente sur les lieux. Elle a, semble-t-il, eu un comportement étrange. Le Clairvoyant est-il là pour elle ? Ont-ils communiqué ? Nous n'en savons rien. Il a réussi à échapper à notre surveillance.

— Cette jeune femme, Général, qui est-ce ?

— Iris Laroque. Nous avons enquêté, tout semble en règle. Fille de Florimond et Amarande Laroque, tous deux professeurs au collège de Viridi. Elle rentre à la Faculté aujourd'hui même.

— La Faculté ? N'y a-t-il pas quelqu'un de votre famille qui entre aussi en première année ?

— Effectivement. Il s'agit d'Anthémis, mon petit-fils. Il va donc suivre les mêmes cours qu'elle.

— Gardez un œil sur elle. Votre petit-fils pourrait nous être utile à cette tâche, ne croyez-vous pas?

— Monsieur le Président, je ne préfère pas mêler Anthémis à ce genre d'affaires...

Funesta ignore la réponse d'Aldrov, et réfléchit : « j'ai une personne à l'université qui pourra rentrer en contact avec cet Anthémis s'il le faut. » Puis, il dit tout haut :

— Retrouvez-moi ce Clairvoyant. Je ne veux pas que ces individus puissent se balader impunément sur nos territoires !

— Bien, Monsieur le Président.

Le militaire se lève, et se dirige vers la sortie.

— Aldrov !

Le général se retourne.

— Oui, Monsieur le Président ?

— Ces Clairvoyants sont néfastes pour la société. Ils distillent leur propagande libertaire, mettent en doute l'utilité de nos méthodes. Nous savons tous où ces idées ont mené le monde par le passé, et nous en faisons les frais aujourd'hui.

Aldrov ne répond pas. Il n'est pas payé pour faire de la politique. Il ressent pourtant comme un malaise. Si, dans sa jeunesse, il a été convaincu d'être du bon côté, dans le droit chemin, ce qui lui avait permis d'embrasser une carrière militaire avec succès, il est devenu moins catégorique avec l'âge. Peu à peu, comme le résultat d'une forme d'analyse instinctive plus que d'une réflexion poussée et logique, il est venu à penser que si les hommes du passé s'étaient trompés, c'est parce qu'ils n'avaient pas opposé l'idée de la liberté à celle du libéralisme. Cette évolution dans sa pensée le trouble profondément, car au fond, il a bien fallu agir à cette époque. Mais c'était certainement déjà trop tard. Les guerres avaient eu lieu, la pollution avait fait son œuvre. « Avons-nous fait les bons choix après tout ça ? L'être humain ne peut pas se passer de lois, sinon il devient trop indiscipliné. Oui, mais n'avons-nous pas été somme toute trop drastiques ? » Un homme comme lui, avec sa place et sa fonction au sein de l'état, ne peut évidemment pas émettre ce genre de réflexions. On l'accuserait de faire le jeu des Clairvoyants, et il serait éliminé du pouvoir, ou... éliminé tout court.

Le président continue d'un ton calme et déterminé, avec un léger sourire aux lèvres :

— Il me semble parfois déceler dans vos méthodes, Général, comme une sorte de... retenue vis-à-vis des Clairvoyants. Il ne faudrait pas perdre cette efficacité d'antan qui vous a permis d'être là où vous êtes aujourd'hui Général.

— Que voulez-vous dire ? Douteriez-vous de mon intégrité ?

Cétoine Funesta se lève et prend un visage plus sévère en regardant le général droit dans les yeux.

— Aldrov, je vous connais depuis longtemps. Si vous voulez sauvegarder un minimum de confort et de normalité, un minimum de... décence dans ce monde suffoquant et nauséabond, pour vous, pour vos amis ou votre famille, pour... Anthémis par exemple, il n'y a pas de place pour le doute, vous comprenez ? Faites ce que je vous demande de faire et faites-le bien. Le reste, c'est de la foutaise.

Le président se rassoit. Puis, arborant un sourire satisfait, dit :

— Suis-je clair ?

— Très clair... Monsieur le Président.

Le général Aldrov referme la porte et le silence envahit la pièce. Le président Funesta reste un instant assis, les coudes sur son bureau, les mains jointes devant son visage. Il sent qu'il est présent dans la pièce.

— Je fais ce que je peux, Monsieur Sigü, dit à voix haute Funesta.

Derrière lui se tient un homme, comme s'il avait toujours été là. Le regard noir, impénétrable, le visage impassible, et bizarrement trop parfait.

— Cette fille, Iris, intéresse de trop près les Clairvoyants... Il y a certainement une raison. Je sens une énergie en elle, et je veux savoir qui elle est, dit l'homme.

— Vous pensez qu'elle puisse être un danger pour nous ?... Pour vous ?

Tout d'un coup, Cétoine Funesta est soulevé de sa chaise par une force mystérieuse. Il est projeté contre le mur situé juste derrière son énorme bureau. L'homme s'est déplacé à quelques centimètres de lui, sans donner l'impression d'avoir marché. Un peu comme un fantôme. Un son strident retentit dans les oreilles de Funesta. La peur le submerge et, plus que la douleur, lui fait perdre tous ses moyens. Le bruit cesse. L'homme siffle à son oreille :

— Personne ne représente un danger pour moi.

Puis l'homme se fige comme une image digitale qui bugge, puis disparait. Le président tombe par terre. Il a la nausée, et un acouphène persiste dans son oreille.

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