Allongée sur le côté, se servant de son oreiller comme d'un cale-livre, Joanne se laisse emporter par l'enchaînement brutal des évènements. Shakespeare joue avec son cœur et ses émotions. La fin est là. Terrible. Mythique. Brutale. Elle en essuie quelques larmes. Refermant le volume, elle reste un moment dans cette position, à digérer ce qui vient de se produire. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas terminé la lecture d'une œuvre de fiction. Les derniers écrits qu'elle avait lus avaient été ceux se rapportant à son sujet de mémoire. Son cœur avait donc perdu l'habitude d'être autant remué. Cela lui avait manqué.
Quelques coups discrets à sa porte la font se redresser sur son lit. Elle passe ses mains sur son visage pour éliminer les traces de ses pleurs et va déverrouiller le battant. Tom est là, à quelques centimètres d'elle. Il a trouvé de quoi se vêtir dans son armoire et paraît même prêt à partir : il porte sa veste ouverte sur un de ses pulls fétiches. Il lui demande, d'une voix douce :
— C'est l'heure du déjeuner et j'ai un peu la flemme de cuisiner. Ça te dit d'aller au restaurant avec moi ?
— Oh, fait-elle, surprise par l'attention. Oui, oui, bien sûr. Juste le temps de... D'aller me maquiller.
Au moment où elle termine sa phrase, elle se sent idiote. C'était Jonathan qui insistait pour qu'elle se maquille quand ils sortaient. Même si elle adorait ça, elle n'avait jamais apprécié le ton sur lequel il lui imposait cette contrainte. Pourquoi avait-elle dit ça ? Elle n'avait aucune envie de se maquiller !
— Tu sais, l'interrompt le jeune homme dans ses pensées, tu n'es pas obligée de te faire belle pour sortir avec moi. Tu es déjà très jolie comme ça. Enfin, sauf si tu en as envie, bien sûr ! se reprend-t-il, comme s'il avait dit une bêtise.
— Non ! s'exclame-t-elle. Non, tu as raison. Je n'en ai pas envie, juste une... Juste une mauvaise habitude. J'ai faim en plus.
Comme pour corroborer ses propos, son ventre se met à grogner. Elle porte sa main dessus, gênée mais n'arrache qu'un rire amusé à son interlocuteur. Elle se joint à lui puis lui indique :
— Je te rejoins dans deux minutes, juste le temps de mettre mes chaussures.
Il acquiesce et part l'attendre dans le hall d'entrée. Ni une ni deux, elle attrape ses baskets, échouées au pied de son lit, et les enfile à toute hâte. Son appétit s'est réveillé tout d'un coup et elle a plus que hâte de se rendre au restaurant. Elle était contente qu'il lui propose, cela lui permettra de se balader un peu dans Los Angeles. Elle avait besoin de bouger, pour autre chose que pour passer une audition. Le soleil était présent, en cette belle journée. Nous étions encore en hiver, mais le printemps n'était pas loin. Cela lui donnait le sourire. Oubliée, la petite dispute du matin. Oubliée, l'angoisse et le stress. Le soulagement d'avoir passé cette épreuve la rendait euphorique.
Ses doigts terminent de lacer ses chaussures puis se saisissent de son téléphone, qu'elle range dans la poche de son jean. Elle revêt ensuite sa veste et prête, elle rejoint Tom. Il paraît lui aussi impatient d'aller manger.
— On y va ? lui demande-t-il, une main sur la poignée de la porte.
— On y va !
Ils échangent un sourire complice. Il lui fait signe de sortir la première, comme à chaque fois qu'il lui ouvre une porte. Ses bonnes manières sont tenaces et elle apprécie ces petites attentions. Elle en a manqué dans ses précédentes relations, amoureuses ou amicales. D'habitude, c'était elle qui se pliait en quatre pour satisfaire les besoins des autres mais elle ne récoltait jamais rien en retour. Là, c'était différent et ça faisait du bien.
Une fois sur le trottoir, Tom lui offre galamment son bras et elle s'en saisit avec bonheur. Accrochés l'un à l'autre, comme deux amis, ils se mettent en route, guillerets. Elle se retient même de sauter, comme ses enfants surexcités. La perspective d'un bon repas la met dans tous ses états.
— Alors, qu'est-ce qui te ferait plaisir ? s'enquiert-il alors qu'ils sortent de leur quartier résidentiel pour se retrouver dans une zone plus animée.
— J'avoue que je n'ai pas de préférence. Toi, tu as une idée ?
— Je ne dirai pas non à un bon gros hamburger, avoue-t-il. Bien gras.
— C'est compatible avec ton super programme d'entraînement ? le nargue-t-elle.
— Et bien, techniquement, je dois prendre en masse, explique-t-il. Mon coach m'a conseillé de manger de plus grosses quantités que d'habitude et plus caloriques aussi. Donc il s'avère que oui, c'est compatible. Ça fait même partie du processus.
— Moi aussi, j'aimerai pouvoir me gaver de cochonneries pour entretenir ma forme, boude-t-elle.
— Si tu es prête à sacrifier cinq heures de ton temps par jour pour aller à la salle de sport, ne te gêne pas !
— Cinq heures ? s'écrie-t-elle, choquée. Mais c'est inhumain.
— Oui, grimace-t-il. Mais c'est le prix à payer, apparemment.
Il lui offre un sourire contrit, comme résolu à continuer de souffrir. Elle l'admire pour son courage. Elle ne sait pas si elle aurait été capable de faire la même chose. Soudain, elle réalise qu'on lui demandera peut-être un jour de faire ça, aussi. De changer son corps pour rentrer dans une norme imposée pour un rôle. Acceptera-t-elle, si c'est dans le cadre de son rêve de devenir actrice ? Sa réponse n'est pas tranchée. Elle commence à se mordiller la lèvre, prise dans ses réflexions. Comme souvent, Tom l'en arrache en comprenant ce qui la tracasse.
— Non, ce n'est pas toujours comme ça, lui apprend-il, devinant sa question silencieuse. J'ai accepté ce rôle en tout état de cause et parce que... Parce que j'avais envie de me challenger, je crois. Voir si j'en étais capable.
— Ou alors, tu aimes juste te faire souffrir.
— Oui, peut-être aussi, rigole-t-il. Les deux ne sont pas incompatibles.
Après plusieurs minutes de marche, ils finissent par arriver à destination. Le restaurant donne sur la plage et le menu a de quoi les allécher : des hamburgers maisons sont servis à toute heure de la journée et des desserts typiquement américains agrémenteront tout ça. Sans plus tergiverser, ils entrent, Tom laissant encore une fois la priorité à Joanne. Un serveur vient les accueillir puis les conduit à une table, proche de la fenêtre. Ils ont ainsi vu sur l'océan et cela réjouit beaucoup la jeune femme, qui ne se lasse pas de ce paysage. Elle s'en détourne cependant pour observer avec grande attention un objet tout aussi intéressant : la carte. Sourcils froncés, lèvre mordillée, elle paraît en grande réflexion. Elle se sent épiée et remarque qu'en effet, Tom pose sur elle un regard amusé.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demande-t-elle.
Elle a quelque chose sur le nez ? Craintive, elle touche ce dernier, puis ses joues. Il éclate de rire.
— Rien, pardon, s'excuse-t-il. C'est juste que je ne t'avais jamais vu aussi concentrée sur quelque chose. Comme si tu passais ce pauvre menu au crible de tes yeux lasers.
— Appelle-moi Clark Kent, plaisante-t-elle en lui tirant la langue. Non mais, plus sérieusement, je prends juste très au sérieux tout ce qui a trait à la nourriture. Je suis une grande gourmande.
— Voilà qui nous fait un autre point commun, observe Tom.
— Un autre ? Quels sont les autres ?
— Et bien, liste-t-il en comptant sur ses doigts. Déjà, l'amour de la comédie, le désir de devenir acteur ou actrice. La lecture. Les histoires d'amour pourries aussi. La timidité, aussi.
— Toi, timide ? Je n'y crois pas une seconde.
— Pourtant, je le suis ! En tout cas, je l'ai été, nuance-t-il. Je le suis encore parfois mais je dois apprendre à passer au-dessus. Ça fait partie du métier.
— A quel moment es-tu timide ? insiste-t-elle. Tu ne l'es jamais, pas quand je suis là en tout cas.
— Pourtant, c'est avec toi que je le suis le plus, rétorque-t-il plus bas.
Le serveur les interrompt pour prendre leur commande. Concentrée sur sa tâche, Joanne en oublie la dernière phrase. Du moins, elle l'a met de côté pour le moment. Elle demande un hamburger plutôt classique, avec laitue et tomate, ainsi qu'un verre de Coca Light. Tom choisit plutôt une des spécialités avec du fromage et du bacon, et commande la même boisson. L'employé repartit en sens inverse, il enchaîne sur un autre sujet.
— Bon alors, cette audition ! Ne m'oblige pas à te sortir les vers du nez !
Elle rigole à sa plaisanterie, attend que le serveur leur rapporte les boissons pour boire une gorgée et commencer son récit.
— Je suis partie plutôt énervée ce matin...
— Une habitude entre nous, la coupe-t-il. Je tiens d'ailleurs à m'excuser, encore. Je ne voulais pas te blesser, juste... Je ne sais pas trop, te pousser un peu ? Je me rends compte que ce n'est peut-être pas la meilleure manière de procéder.
— C'est ainsi que ton père faisait ? Parce que c'est comme ça que le mien me « motivait ». Autant te dire que ça ne fonctionnait pas très bien.
— Oui, Papa aussi nous disputait comme ça, dans l'espoir qu'on se « réveille ». Désolé de reproduire ce schéma.
— Ne t'en veux pas trop, lui dit-elle, conciliante. Je le fais aussi, avec Léon. C'est difficile de se défaire de notre éducation. Mais sache en tout cas que ce matin, ça ne m'a pas empêché de passer l'audition. Je crois... Je crois même que c'était plutôt bien.
Elle lui raconte alors comment elle est arrivée au studio, comment elle a rencontré Amelia Davis pour la première fois. Elle lui explique le dialogue qu'elles ont joué ensemble, lui rapporte les remarques qui lui ont été faites juste après. Tom l'écoute avec attention, sans l'interrompre sinon pour poser une question. Le serveur finit par leur amener le plat de résistance juste au moment où la jeune femme conclut son récit. L'acteur lâche un soupir de soulagement, suivi d'un petit sifflement approbateur.
— Et bien, dit-il, vu ce que tu m'en dis, je pense aussi que tu t'en es bien sortie. Très bien, même. Bravo, Joanne, la félicite-t-il sincèrement.
Elle rougit de plaisir. Le compliment la touche et lui donne un peu confiance. Se saisissant du hamburger, elle désamorce la conversation, devenue trop émotionnelle, pour quelque chose de plus léger.
— Maintenant, bon appétit !
Elle mord dans son plat sans aucune retenue, provoquant une fois de plus l'hilarité de Tom, qui l'imite. Ils finissent par éclater de rire en voyant l'autre ainsi, la bouche dégoulinante de sauce. Qui auraient cru que des célébrités pouvaient manger comme des personnes normales ?
J'adore écrire les interactions entre Joanne et Tom *.* Je trouve qu'il n'y en a pas encore eu assez jusqu'à présent mais heureusement, j'en ai prévu beaucoup plus dans les chapitres à venir ;)