Linaëlle avait encore trouvé le moyen d'éviter Noah pendant toute la soirée. Malgré les protestations de sa facette à écailles, elle n'était pas sûre de vouloir entendre ce qu'il avait à lui dire. La fête finie, elle se glissa dans les chambres des garçons. Tous deux dormaient à poings fermés, et elle les embrassa sur le front avant de gagner sa propre chambre.
- Rien à signaler, annonça-t-elle à Adam, déjà couché.
- Tant mieux. J'ai vu qu'Azra les menaient déjà tous à la baguette, rigola-t-il.
- Ils lui mangent dans la main, confirma sa femme. Elle est née pour ça, plus le temps passe, plus elle s'épanouit devant le défi que l'Archiduché représente.
- Tu ne regrettes pas de lui avoir laissé la place ?
- Pas le moins du monde, soupira Linaëlle en le rejoignant sous les draps. Et j'espère ne jamais avoir à la reprendre.
- Je sais que tu feras tout pour que ça se passe bien, la rassura-t-il avant de l'embrasser.
Elle se blottit dans ses bras et s'endormit rapidement.
Elle ouvrit les yeux dans une étreinte différente. Delthéa attendit que sa vision s'éclaircisse avant de s'emparer de ses lèvres. Après un long baiser, la Déesse consentit à la relâcher, appuyant son front contre le sien.
- Je t'ai manqué à ce point ? souffla Linaëlle, amusée.
- Tu étais fatiguée cette semaine, je n'ai pas voulu t'empêcher de te reposer, mais huit jours sans te voir, c'est long.
- Tu sais bien que je ne suis jamais trop fatiguée pour toi, chuchota la jeune femme en frottant son nez contre le sien.
Delthéa sourit, l'embrassa à nouveau, tout en douceur, pour savourer ce moment avec elle. Sa retenue surprit Linaëlle, et elle repéra rapidement la tristesse dans son aura qu'elle tentait de lui dissimuler.
- Théa, qu'est ce qu'il se passe ? demanda-t-elle en rompant le contact.
Les iris multicolore de son amante s'assombrirent aussitôt et elle la serra plus fort contre elle.
- La faille va s'ouvrir bientôt, les elfes le sentent et je le sens aussi, murmura-t-elle.
La jeune femme posa sa tête contre son épaule, soudain tétanisée.
- Combien de temps ? réussit-elle à articuler.
- Un mois, peut être un et demie.
Il sembla à Linaëlle qu'un poids énorme venait de lui tomber sur les épaules. Elle chercha de l'air alors que ses jambes ne la soutenaient plus, s'effondra dans les bras de Delthéa qui prononçait des mots ne parvenant pas à ses oreilles. Elle sentit le sol se dérober sous ses pieds et tomba, tandis que sa Déesse tentait vainement de la rattraper.
Elle se réveilla en hurlant, le cœur battant frénétiquement contre ses côtes, tous ses muscles contractés. Dans son esprit, la Dragonne rugit de surprise. Adam alluma d'un geste toutes les lumière de la pièce et la ceintura fermement.
- Calme-toi, Linaëlle, calme-toi, répétait-il en lui caressant les cheveux.
Brusquement, tous ses muscles se relâchèrent et elle s'abandonna contre lui en pleurant.
- Ma chérie, pourquoi tu te mets dans un état pareil ?
Incapable de répondre, sa femme continua de sangloter. Le jeune homme rassura lui même sa belle-famille à Malatir, en particulier Elmira, qui s'inquiétait de la terreur qui l'avait réveillée en pleine nuit.
Lentement, Linaëlle finit par s'apaiser et noua les bras autour du cou de son mari.
- Je t'aime, chuchota-t-elle enfin.
- Moi aussi mon amour, mais qu'est ce qu'il t'arrive ? s'inquiéta-t-il
Il la sentit se crisper et elle secoua la tête.
- Lin', dis-moi ce qui te tracasse, insista-t-il.
Elle soupira, prit son visage entre ses mains et l'embrassa langoureusement.
- Linaëlle, qu'est ce que...
Elle l'interrompit en fondant sur ses lèvres. Sans rompre le baiser, elle grimpa à califourchon sur lui, plaquant son corps contre le sien.
- Fais-moi tout oublier, susurra-t-elle.
- Je ne suis pas sûr que se soit une bonne idée, protesta-t-il faiblement.
- S'il te plaît, continua-t-elle en laissant ses mains jouer sur son torse.
Face aux gestes de plus en plus entreprenants de sa femme, il ne résista plus et répondit à ses avances, plongeant avec elle dans un océan de délice, se promettant tout de même de tirer plus tard cette histoire au clair.
Le matin les trouva enlacés. Linaëlle ouvrit lentement les yeux, admirant le visage endormi de l'homme qui partageait sa vie. Elle était retournée voir Delthéa après leur étreinte, mais la Déesse ne pouvait rien faire d'autre que la réconforter.
La jeune femme savait ce qu'elle devait faire. Elle avait passé de nombreuses heures après la première attaque des Tfigunï à réfléchir à une stratégie. Noham et les Mémoires l'avaient aidés, Gwendolyne et Illiana également. L'étape la plus difficile pour elle serait sans doute de raconter toute l'histoire à ses Prodiges. Elle se trouvait obligée de les mettre dans la confidence, puisqu'ils devraient lui fournir l'énergie dont elle aurait besoin pour refermer la faille. Néanmoins, elle ignorait si le sort les laisserait en vie, et elle répugnait l'idée de briser les vies de ces jeunes adultes qui avaient encore tellement de temps devant eux.
Linaëlle se leva sans faire de bruit, enfila une robe de chambre et traversa le salon pour se rendre dans la chambre de Jayden. Le petit garçon s'était découvert pendant la nuit. Avec tendresse, elle remit les draps en place et le borda. En jetant un oeil dans celle de Kalum, elle découvrit son benjamin déjà réveillé en train de tenter d'escalader les barreaux de son lit. Elle nota de dire aux domestiques de lui installer un lit comme celui de son frère, et s'avança dans la pièce.
En la voyant arriver, il trépigna en tendant les bras vers elle. La jeune femme ne se fit pas prier pour le libérer de sa prison et le prit dans ses bras.
- Tu as bien dormi, mon bébé ?
- Oui mais pas bébé !
Elle pouffa et l'embrassa dans le cou, le faisant rire à son tour. Faire bonne figure et oublier le nuage noir qui tournait dans son esprit. Celui qui annonçait que tous ces petits moments de bonheur allaient prendre fin d'ici six semaines au maximum.
Elle serra son fils contre elle en fermant les yeux.
- N'oublie jamais que je t'aime très fort mon chéri.
Kalum lui sourit quand elle baissa le regard sur lui. Un sourire qu'elle s'efforça de graver dans sa mémoire, sachant maintenant qu'il ferait parti des derniers que le petit garçon lui adresserait.
La matinée fut identique à celle de la veille, pourtant Linaëlle avait l'étrange impression que tout était plus sombre, plus noir, comme si on avait déposé un voile devant ses yeux. Sa Dragonne se taisait, se contentant de suivre le fil de ses pensées. Pendant le repas, elle fit bonne figure devant les nobles qui l'observaient, mais ne pouvait tromper Fiona qui lui jetait des regards inquiets.
Dès que le protocole lui permit, la jeune femme s'éclipsa dans les jardins. Elle n'était pas assise depuis une minute que Fiona se planta devant elle, ses yeux brillants d'inquiétude contenue.
- Est-ce que tu veilleras sur Jayden et Kalum quand je mourrais ? demanda la suzeraine sans la regarder.
- Tu sais bien que oui, jusqu'à ce qu'ils soient en âge de choisir leurs propres vassaux, je l'ai promis sur mon honneur et ma vie.
- Fio, je suis désolée, je ne pourrais pas tenir ma promesse, souffla Linaëlle.
- Pardon ? Mais qu'est ce que tu racontes ?
- Je t'avais promis d'embarquer un jour à Gimolkan avec toi et de faire la traversée jusque Darim... Je ne pourrais pas...
La magicienne resta muette, incrédule devant son comportement. Son amie lui semblait éteinte, comme si toute la lumière qu'elle dégageait depuis qu'elle la connaissait s'était subitement envolée, dissipée face à une ombre qui l'avait chassée.
Linaëlle prit une grande respiration, releva les yeux sur elle et annonça :
- Je vais mourir, Fiona.
- Quoi ?! s'exclama sa vassale. Tu es tombée sur la tête cette nuit, pour dire des imbécilités pareilles ?!
- J'aimerais bien, mais je t'assure que c'est vrai. Je vais me sacrifier pour tous vous sauver.
- Je crois que cette histoire avec les Tfigunï te monte à la tête, Lin', on va trouver une solution ne t'en fait pas, tout...
- La solution c'est moi, la coupa la jeune femme. Je peux fermer le passage qui les mènent jusqu'à nous. Mais je ne pourrais le faire qu'à un moment précis, d'ici un mois ou un peu plus. Et ça me tueras, et peut être certains Prodiges aussi.
Fiona s'assit à côté d'elle, silencieuse, prenant lentement la mesure des paroles de sa suzeraine et amie.
- Comment sais-tu ? murmura-t-elle au bout d'un moment.
- Delthéa me l'a expliqué, souffla Linaëlle.
- Et il n'y a vraiment que toi qui puisse le faire ? interrogea la magicienne.
- Oui.
Simplement, elle lui expliqua pourquoi et comment. Fiona attrapa sa main et la serra dans les siennes.
- Linaëlle, je... Enfin c'est difficile de... Je sais pas quoi te dire... balbutia son amie.
- Il n'y a rien à dire, Fio. Il faut le faire, j'ai été désignée pour cela. Je veux juste que tu m'aides à ne pas craquer devant les autres. Je ne veux pas qu'ils sachent. J'essayerai de leur écrire, pour qu'ils comprennent...
- Tu veux vraiment leur cacher ça ?
- Je ne veux pas que le mois prochain soit une interminable série de derniers moments ensemble, de rire interrompus par la peine, d'adieux bien trop douloureux ou que sais-je encore. Je préfère profiter de mes proches sans avoir à affronter les larmes dans leurs yeux.
- C'est comme tu le souhaites, Lin', de toute façon, tu sais que je te soutiendrai jusqu'au bout.
- Merci, pour tout Fiona, vraiment. Je...
- Je croyais que tu ne voulais pas d'adieux ? l'interrompit doucement la magicienne, les larmes aux yeux.
- Je vais faire une exception pour toi, répondit-elle.
Elles s'enlacèrent, émues, unies dans ce secret plus lourd que n'importe lequel qu'elles avaient pu partager.
Noah se laissa guider par les cris de Jayden et Kalum qui profitaient du chaud soleil de l'après-midi pour jouer et se dépenser, Fiona les surveillant du coin de l'œil. La magicienne leva un sourcil en apercevant son ancien confrère qui se dirigeait vers elle.
- Tu penses qu'elle va arrêter de bouder un jour ? s'enquit-il en se posant à côté d'elle sur la nappe qui avait servi au goûter des petits.
- Je t'ai déjà dit qu'elle ne boudait pas. Elle est très occupée, c'est tout, défendit Fiona.
- J'ai dix mille soldats qui attendent qu'elle accepte que je leur parle d'eux, s'exaspéra-t-il. Cet Archiduché ne se défendra pas tout seul contre les Tfigunï !
- Il y a une armée régulière je te signale.
- Oui, composée dans sa quasi-totalité sont des gamins qui sortent tout juste de l'adolescence ou de vieux officiers aigris, beaux soldats !
- Les tiens sont des mercenaires ! J'ignore si cela est bien vu de l'autre côté de l'océan, mais ici ce n'est pas une bonne chose de faire partie de ces guerriers. De plus, même si Azra vous engageait, ces voisins pourraient voir cela comme une menace et tenter de riposter...
- Cesse donc d'asticoter Fiona, Noah. Si tu veux me parler, je suis là, les interrompit Linaëlle.
Elle s'était approchée sans bruit, surprenant son ancien vassal qui sursauta. Les garçons l'aperçurent presque immédiatement.
- Maman ! cria Jayden en s'élançant vers elle.
Elle tendit les bras et son fils s'y précipita, suivi de près par le plus jeune. Les voir tous les trois partager ce moment d'intimité provoqua une étrange sensation dans la poitrine de l'homme. Malgré le temps passé loin d'elle, il gardait des sentiments pour la jeune femme. La voir câliner des enfants, ses enfants, qu'elle avait eu avec un autre, lui faisait ressentir un mélange de nostalgie, d'envie et de jalousie qui lui fit détourner les yeux du spectacle.
Linaëlle renvoya ses garçons à leurs jeux et lui fit signe de la suivre, l'entraînant sur un sentier qui faisait le tour des jardins.
- Je t'écoute, l'incita-t-elle une fois qu'ils se furent éloignés.
- Ça risque d'être un peu long, commenta Noah.
- Tâche de te limiter à ce qui nous seras utile, même si je suis sûre que tes aventures doivent être très intéressantes, tu me les conteras plus tard.
Il prit une grande inspiration et entreprit de raconter comment, après avoir traversé l'océan et s'être retrouvé sans un sou, dans un pays où il ne connaissait que quelques mots appris sur le navire, il s'était finalement engagé comme pilier de taverne. Ensuite, il s'était engagé au sein de la garde de la ville. En participant à un tournoi, il s'était fait remarqué par plusieurs personnes, mais les Griffes Sanglantes l'avaient convaincu les premiers et il avait rejoint leurs rangs, montant peu à peu en grade et devenant un officier tactique réputé.
- Aujourd'hui, je suis le Lion d'Or, le grand général, si tu préfères. Ils obéissent tous à mes ordres, et ils traverseront la mer pour toi si tu les engages.
- Tu laisses tes mercenaires sans surveillance ?
- Ce ne sont pas des tueurs assoiffés de sang et de souffrance, Linaëlle, fit-il, désabusé devant ses aprioris. La plus grande majorité sont de braves gens qui louent leur talent à se battre pour gagner de l'argent. Et de toute façon, les autres Lions veillent à ce qu'ils ne fassent pas d'écart.
- Lions ? répéta-t-elle, intriguée.
- C'est un félin qui vit dans les contrées sèches de là-bas, expliqua Noah. Les Griffes ont remplacé les grades classique par le nom de félins. Chats, tigres, panthères, lions... Je t'expliquerais ça en détails.
- Surtout que je ne connais pas ces animaux, s'amusa Linaëlle.
- En bref, tu as une petite armée prête à répondre à ton claquement de doigts. En plus, de ce que j'ai pu apprendre en revenant, on ne te coûteras pas beaucoup plus cher qu'une armée régulière.
- Ce n'est pas l'argent le problème, Noah. Je ne peux pas engager une armée en mon nom, pas avec le statut qui est le mien aujourd'hui. J'ai pris ma retraite de l'armée de Malatir à cause de cela. Et Azra ne peut pas se permettre de paraître menaçante à l'égard des autres Archiduchés.
- Mais nous sommes venus pour nous battre contre les Tfigunï, pas contre eux !
- Certes mais ils prendraient ça pour un avertissement pour le futur. La politique en Elmakan est compliquée, les Archiduchés sont bien plus autonomes que nos provinces. Nos voisins nous regardent déjà avec envie en voyant notre nouvelle prospérité, si en plus on s'adjoint une armée... Non, la seule solution que je vois est de te présenter à l'Empereur en personne. Lui seul pourra vous payer sans mettre de l'huile sur le feu.
Plop ! Encore une partie, une ! Et plutôt importante celle-là, n'est-ce pas ?
Noah a vécu plein d'aventure pendant son absence, et je sais que certains d'entre vous voulaient des détails, mais je ne peux pas passer un chapitre à raconter son histoire qui ne fait pas du tout avancer la trame principale, à vous de faire travailler votre imagination !
Vous savez, je suis un peu triste, je vois qu'on approche lentement mais sûrement de la fin des aventures de Linaëlle. Normalement, ça devrait être terminé pour la fin de l'année... Du coup ça me fait tout bizarre. Enfin, y'a encore un peu de temps...
Bref ! Un gros bisous à vous, et à la semaine prochaine pour la fin de ce chapitre ^^.