Il nous emmena à travers la forêt qui portait bien son nom. Elle étincelait. Elle brillait de mille feux. Les arbres étaient tous orangés, jaunes ou rouges. C'était éblouissant. Cela me rappela des après-midis d'automne que je passais dans la forêt près de chez moi en compagnie d'Amy ou de mes frères. Nous nous amusions comme des fous à sauter dans des tas de feuilles mortes et faisions des batailles de feuilles en riant aux éclats. Nous ramassions des châtaignes, les bois en regorgeaient et le soir nous les faisions cuir à la cheminé avant de les déguster ou d'en faire de la crème de marrons dont nous raffolions durant l'hiver.
Ces pensées ravivaient trop de souvenirs. Des souvenirs pourtant si agréables qui maintenant me brisaient le cœur. Je fermai les yeux que je sentais se gorger de larmes et serrai les poings pour refouler cette partie révolue de mon existence que je me refusais pourtant d'abandonner derrière moi.
Zed vint se placer à côté de moi. Et voilà que sans que je ne puisse rien faire, mon cœur faisait des bonds dans ma poitrine. L'instant de nostalgie était passé... Pourvu que je ne devienne pas toute rouge ! Mais c'était sans compter sur mon fabuleux corps, pour reprendre l'expression de Maître Gorigann, qui comme à son habitude, n'en faisait qu'à sa tête.
Nous continuions donc notre marche dans cette forêt irréelle à la recherche de je-ne-sais-quoi, les racines et les feuilles crissant sous nos pas.
Je ne m'intéressais pas aux garçons, alors je trouvais très bizarre la façon dont je régissais en le voyant. C'était presque comme si je ne me contrôlais plus. Je n'allais tout de même pas tomber amoureuse ! Non mais, de Zed en plus ! C'est vrai qu'il avait un certain charme avec ses cheveux noirs en bataille et ses yeux gris à tomber par terre mais je n'allais pas me laisser attendrir. J'avais d'autres problèmes à régler, les garçons viendraient après.
Tandis que je m'enfonçais dans mes pensées troubles, Gorigann nous arrêta devant une sorte de rideau de lierre scintillant.
— May, à toi l'honneur, annonça-t-il en s'effaçant pour me laisser passer.
J'écartai le volet de feuillages humides et me figeai de stupeur.
— C'est sublime, soufflai-je.
Devant moi s'étalait une immense zone de verdure. À ma gauche, une prairie verte où broutaient des animaux bizarres s'étendait à perte de vue. Ils ressemblaient à des bisons avec des pics partout sur leur corps. Leur couleur aussi était étrange, d'un noir indéchiffrable. Au loin, de l'autre côté, se trouvait une énorme cascade d'eau entourée d'une végétation luxuriante, s'écoulant d'un amas de rochers. Je décelai toutes sortes de végétaux et toutes les teintes de vert. Cette jungle semblait immense.
Le paysage que j'avais devant les yeux était digne d'une carte postale. Et au milieu de tout cela voletaient des oiseaux d'une multitude de couleurs. L'un d'eux attira mon attention. Il était coloré mais avait un éclat particulier et me rappelait vaguement quelque chose de... commun.
— Un Pic-vert ! m'écriai-je enfin. Il y en avait dans mon jardin des fois...
— Et vois-tu comme il se rapproche de nous l'air de rien, de branche en branche ? me demanda Maître Gorigann.
J'hochai la tête, trop abasourdie par ce que je voyais.
— Parce que c'est l'oiseau de Zed. Chaque sorcier a un oiseau totem qui les représente.
Je tournai la tête vers l'intéressé, qui avait lui aussi le regard perdu dans ce paysage divin. À la mention de son nom, il tourna la tête vers nous et parut perdu un instant. Je le trouvai encore plus... craquant. Stop May ! Mauvaise idée ! Très mauvaise idée !
— Le don de Zed est celui du feu et tout ce qui est en rapport avec la flamme incandescente. Son astre est Mars, il tient donc sa sécheresse de la planète rouge, se moqua-t-il. Et contrairement au monde des humains où cet oiseau a tout ce qu'il y a de banale, ici, l'oiseau se nourrit de flammes. Voilà pourquoi c'est le sien. L'oiseau du feu.
— Oh je comprends, dis-je tout étonnée d'en apprendre autant sur l'énigmatique personnage en si peu de temps.
— Rien à ajouter Princesse ? me demanda ce dernier avec un sourire.
Depuis quand il avait le droit de m'appeler comme ça ?!
— Quoi ?! Criai-je.
Je m'apprêtais à lui faire une réponse cinglante mais me ravisai.
— Pas cette fois non.
Cela dut le surprendre parce qu'il haussa un sourcil.
— Je peux ? demandai-je en souriant à Gorigann en montrant l'étendue sauvage devant nous. Aller faire un tour ?
— Va faire un tour, m'encouragea-t-il en souriant.
Et je courus dans l'herbe pour me rapprocher de cet oasis insoupçonné. J'eus cependant le temps d'entendre quelques paroles de Gorigann :
— Je crois que je vais vite m'attacher à cette petite. Elle est tellement pleine de vie sous ses airs revêches.
Et lorsque je me retournai, je surpris Zed en train d'hocher la tête et de sourire sans raison. Il lui répondit même quelque chose mais j'étais trop loin pour l'entendre cette fois. Déconcertée, je faillis tomber. Zed, sourire comme ça ? Décidément il m'étonnait de plus en plus.
Je stoppai nette ma course et observai le paysage. Il y avait tant d'animaux étranges et magnifiques. Et des insectes. Beaucoup trop d'insectes. Une nuée de papillons passa juste devant moi. Je tendis la main pour tenter d'en effleurer un et reculai de surprise quand deux spécimens se posèrent sur mon bras. L'un était bleu pailleté tacheté de violet, le deuxième était un parfait mariage de vert et de jaune. Ils avaient de longues antennes qui ressemblaient à des brindilles s'enroulant sur elles-mêmes en leurs extrémités. Ils se renvolèrent.
Je les observai retrouver leur groupe puis me retournai juste au moment où Zed cria : « Attention ! » et où je vis la sorte de bison-hérisson de tout à l'heure me foncer dessus. Je retins ma respiration et me figeai, prise de panique. Mon pouls battait la chamade, j'avais l'impression que ma poitrine allait exploser. Les secondes paraissaient s'éterniser. Je ne voyais aucune issue, j'étais paralysée. Soudain je ressentis un choc foudroyant, mais qui ne venait pas de là où je l'aurais attendu, puis que je retombai lourdement par terre.
J'avais une douleur au flanc et dans le bras gauche. J'ouvris les yeux et m'assis péniblement. Zed était à genou à côté de moi, les sourcils froncés.
— Ça va May ?
— Oui oui, bafouillai-je, sonnée.
Il me tendit sa main pour que je me relève.
— Et galant avec ça ! ironisai-je.
Il me tira debout, sans le moindre effort.
— Je viens de te sauver la vie, juste en passant, remarqua-t-il.
À ce point-la ? Je tournai la tête dans la direction de la bête folle qui continuait sa course derrière nous.
— Et je t'en serai éternellement reconnaissante, lui rendis-je en faisant une révérence théâtrale.
Il rit. C'était pourtant contre les lois de la nature, il devait y avoir un bug quelque part. Mais je devais pourtant croire que j'avais encore beaucoup de choses à apprendre, surtout concernant le garçon. Ses yeux n'étaient plus que deux pépites scintillantes. Maître Gorigann me sortit de ma béatitude.
— Bah alors, où sont passées tes fabuleuses oreilles ?
— Aucune idée, grimaçai-je en me massant le bras.
— Qu'est-ce qu'il lui a pris Gori ? Au rigdaflex, demanda Zed.
Le maître haussa les épaules.
— Ces bêtes sont assez imprévisibles.
— Comme Zed, marmonnai-je.
Le garçon me dévisagea sans paraître comprendre. Je levai les yeux au ciel.
— Il faudrait qu'on rentre maintenant, reprit Maître Gorigann. Il se fait tard.
— Mais le soleil est encore haut, protestai-je.
— Ah, c'est ce que tu crois, mais ici derrière le rideau de lianes, nous ne sommes plus dans la forêt dorée, mais dans le Sauvage...
— Le Sauvage ? demandai-je incrédule.
— En dehors du C.I.S.I. ? Alors ça ressemble à ça? renchérit Zed les yeux écarquillés.
— Eh oui mes enfants. Le Sauvage est une autre contrée de ce monde, qui ne vit pas au même rythme que nous, puisqu'une journée y dure trente-deux heures et qu'elle a deux soleils. Ne voyez-vous pas l'astre rouge là-bas au loin ? demanda-t-il en pointant vers la gauche.
Et le sorcier disait juste. À l'horizon, un astre rouge feu commençait son ascension dans le ciel.
Dans le silence le plus total nous regagnâmes la forêt dorée et marchâmes jusqu'à ce que nous nous retrouvions à l'endroit de notre rencontre. Avant de traverser le rideau de poussière dorée, Zed me prit la main. Je fus surprise – mon cœur fit le grand huit pour être franche – mais cela s'avéra utile, puisque en atterrissant de l'autre côté, il me retint d'une chute sinon inévitable.
— Oulà ! m'écriai-je en ayant posé les pieds au sol.
Zed lui, avait amorcé l'arrivée et me retenais d'une main.
— Merci, dis-je.
— On se retrouve demain.
— Ton entrainement aura lieu tous les jours, appuya Maître Gorigann.
— D'accord, répondis-je. À demain alors ! lançai-je en m'éloignant dans le tunnel qui menait aux escalators.
— Attends ! lança Maître Gorigann en me rattrapant. La Grande Prêtresse t'avait bien accordé Neptune comme astre non ?
— Euh, oui, répondis-je déstabilisée. Mais Jac m'a dit que j'étais portée par la lune.
— Et il a raison ! Soleil Levant s'est trompée... Neptune ? répéta-t-il, un sourire se dessinant sur ses lèvres. Non, tu n'as rien de Neptune crois-moi ! Ton astre c'est la Lune ! Tu es la Lune ! s'écria-t-il, en levant les bras au plafond dans un rire sonore.
Il s'éloigna dans la profondeur du tunnel sans se retourner. Ses propos résonnèrent de manière lugubre. Dans la pénombre, son apparence avait quelque chose de terrifiant. Je commençais à me dire qu'il n'était peut-être pas si net que ça...
Troublée par le monologue du maître, je restai plusieurs secondes immobile dans le tunnel sombre. Je remarquai à peine la présence de Zed resté en retrait, immobile lui aussi à quelques mètres de moi.
Faut qu'tu bouges. Je me donnai une claque pour me secouer et marchai en direction de la sortie. J'entendis Zed me suivre.
Le chemin du retour se fit dans le silence complet malgré nos pas résonnant dans les couloirs qui m'indiquaient que mon cher équipier me suivait toujours. Alors que j'allais emprunter le corridor de mon dortoir, il posa une main sur mon épaule et m'arrêta.
— Quoi ?
— Je sais que ce que tu vis en ce moment est difficile... commença-t-il.
Je fis volte-face et croisai les bras sur ma poitrine.
— Et qu'est-ce que ça peut te faire. Je survivrai comme tous les autres « Transferts ».
Cette fois-ci c'est lui qui soupira. Il se passa une main dans les cheveux. Je me pinçai la lèvre. Ne pas se laisser déstabiliser par cet ange ténébreux. Surtout pas.
— Arrête d'être toujours sur la défensive, dit-il en fronçant les sourcils. Tu sais bien que tu es différente des autres.
J'haussai un sourcil.
— Ah bon ? Aux dernières nouvelles j'ai atterri dans un monde de fou où « askip » des gens veulent ma mort pour avoir le malheur d'exister. Je ne vois pas en quoi je suis différente des autres, répliquai-je d'un ton ironique.
Zed (re)soupira.
— Très bien, comme tu veux. T'es normale alors. Juste une chose : fais quand même attention à toi.
— Euh, merci... murmurai-je, troublée par sa soudaine mise en garde. Ça m'aide pas beaucoup mais merci quand même. À demain, conclus-je en m'éloignant dans le couloir.
— À demain Princesse, me répondit-il avec un sourire en coin.
Mon cœur fit un bond. Je ne le comprenais pas. Et je n'étais même pas sûre de savoir si je parlais de mon organe vital ou de Zed.
J'entrai dans le dortoir. À ma grande surprise tout le monde dormait déjà. J'avisai la drôle de pendule sur le mur au-dessus de la porte qui indiquait « selxis » signifiant « heure du sommeil » en sircien, comme me l'avaient appris Ethel et Thomas qui dormaient à poings fermés. Je me couchai alors en toute hâte et m'endormis au bout de plusieurs heures seulement tant j'étais assailli par d'innombrables pensées. Mais je me rassurais en me disant que ça me ferait moins d'heures pour faire des cauchemars.