Viva Las Vegas [Terminée]

By Nomnomio

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A Las Vegas, tout brille. Lumières, champagne, jeux de casino et de pouvoir, femmes fatales, rien n'est trop... More

Prologue
Episode 1
Episode 2
Episode 3
Episode 4
Episode 5
Episode 6
Episode 7
Episode 8
Episode 9
Episode 10
Episode 11
Episode 12
Episode 13
Episode 14
Episode 15
Episode 16
Episode 17
Episode 18
Episode 19
Episode 20
Episode 21
Episode 22
Episode 23
Episode 24
Episode 25
Episode 26
Episode 27
Episode 28
Episode 29
Episode 30
Episode 31
Episode 32
Episode 33
Episode 34
Episode 35
Episode 36
Episode 37
Episode 38
Episode 39
Episode 40
Episode 42
Épilogue

Episode 41

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By Nomnomio


A travers son cerveau obturé par la cocaïne, Frank finit tout de même par remarquer que son chauffeur le conduisait jusqu'à l'ouest de Las Vegas. Ce fut lorsqu'ils franchirent la limite invisible qui séparait Blacktown des quartiers moins pauvres autour, qu'il commença enfin à se demander à quoi correspondait exactement le lieu de rendez-vous. Une maison ? Un motel ? Un parking ? La fille ne l'avait pas dit.


Peu importait ce qu'elle racontait. Elle pouvait bien faire la maligne au téléphone. Elle n'aurait pas un rond, et il allait s'arranger pour qu'elle disparaisse à tout jamais, et ses maudits enregistrements avec. C'était la clé de son pouvoir, le truc que quelqu'un comme Benz ne comprendrait jamais : l'absence absolue de pitié. Pas de demi-mesure, pas de compromis. Si vous commenciez à laisser les gens s'en prendre à vous impunément, il n'y avait plus de retour possible.


San Juanito était une petite impasse pitoyable. Ça puait la pauvreté et la drogue de mauvaise qualité. Il n'y avait pas un chat, mais l'aspect des logements qu'ils longèrent parlait de lui-même : maison abandonnées par la crise immobilière – dans cette ville, on construisait trop alors que personne ne voulait rester – reconverties en squats pour junkies en perdition. Le numéro 36 ne faisait pas exception. Drôle de lieu de rendez-vous pour une journaliste.


— Vous êtes sûr que c'est là, patron ? demanda d'ailleurs le chauffeur, l'air un peu inquiet.

— Ouais. Pourquoi tu fais cette tête ? C'est qu'une putain de nana avec un diplôme d'une école de peigne-culs dans la poche. On est, genre, trente.

— Dix-neuf.

— M'emmerde pas avec tes chiffres. Elle a pas une chance.

— Vous avez raison, patron.

— Pas de signe du russkoff ou du chinetoque, en tout cas, marmonna le vieux parrain en observant les alentours avant de descendre.


L'église à trois pâtés de maisons sonna deux fois.

Le cortège de voitures s'était arrêté tout autour d'eux, formant un rempart entre Frank et la rue. Une fois les environs sécurisés, Pas-Steve se dépêcha d'ouvrir la portière du chef. Ce dernier eut un peu mal à s'extirper de la banquette moelleuse, mais il parvint à mettre pied à terre face à la maison abandonnée. Il y avait une lumière bleutée et vacillante à l'intérieur, comme celle d'un téléphone.


— Allons-y, les gars. On rentre, on capture la salope, on la ramène à la Mitchcave. Et on lui fait cracher où sont ses putain de documents. Attention, on ne tire pas pour tuer. Bien compris ?


Les hommes hochèrent la tête de concert. Frank remarqua qu'il n'était pas capable d'en nommer un seul. Il y avait eu un tel turnover ces derniers mois. Et puis, Billy... Bon Dieu, ce fils de pute dégénéré lui manquait.

Une poignée de mercenaires ouvrit la marche, et il claudiqua à leur suite en direction de la maison plongée dans le crépuscule.



♦♣♥♠



Il sentait l'étau se resserrer.


Il vida son verre de whisky et fit descendre le tout avec quelques lampées de bière.

La salle bourdonnait derrière lui. Et ses maux de tête qui empiraient.

Qu'est-ce qu'il venait de se dire ? se demanda-t-il en reposant la chope.

Ah, oui.

L'étau qui se resserrait.


Il n'était pas très bon avec les mots, mais cette expression, il connaissait. Il essaya d'en trouver une autre mais il en fut incapable. La bière et le whisky se mélangeaient et se transformaient en brume. C'est-à-dire qu'il n'en était pas à sa première tournée... Tant pis. L'étau se resserre. Il fit rouler les mots dans sa tête. L'étau...

Ce n'était plus que des mots, maintenant. Des trucs comme on entend à la télé.


Et puis l'angoisse revenait à mesure que la brûlure du whisky refluait.

Ils allaient vraiment faire ça ? Il n'avait plus le temps. Ils ne lui laissaient pas le choix.

Oh, voilà que la bière était vide.


C'était quoi, ce regard qu'elle lui avait lancé, la barmaid ?

Pour qui elle se prenait ? Avec ses piercings dégueulasses et son débardeur sans soutif, cette sale... Toujours en train de le juger.


Toutes.

Va te faire foutre. Je bois autant de bière que je veux. T'es là pour me servir ou pour me juger ? Alors amène la bière ou je te crève les yeux et on verra si tu peux toujours me lancer tes sales regards...

Bien sûr, il ne leur disait jamais rien de ses pensées. Il ne leur disait jamais grand-chose. Les insultes hurlaient et tourbillonnaient dans sa tête, mais aucune ne franchissait le barrage de ses lèvres. Parce qu'en réalité, il avait peur. Elles lui faisaient peur.

Il les aimait tellement.

Il les détestait tellement.

Tellement.


Il attaqua la chope suivante.


Il n'arrivait pas à croire que Leeland allait l'envoyer chez les fous.

Son seul ami. Il en aurait chialé.

Tout ça à cause de ces salopes.


Le putain d'étau qui se resserrait.



♦♣♥♠



— Et là, le patron m'a dit : « Steve, va chercher tout le monde ! ». Mais bon, déjà mon nom c'est pas Steve, et puis c'est qui, « tout le monde » ? Donc moi je me dis : « est-ce qu'il a dit : tout le monde » ? Et je lui demande « tout le monde, patron ? ». Et il me redit « Tout le monde ! ». Mais c'est pas très précis, « tout le monde ». C'est tous les gardes qui sont là ? Est-ce qu'il faut en embaucher d'autres sur le tas ? Est-ce que ça inclut la femme de ménage ? Moi j'ai pas de contexte. On me dit « tout le monde » – vous avez pas entendu un truc ?

— C'était quoi ? s'exclama un autre garde qui avait bien entendu le truc aussi.

— On aurait dit un bruit métallique, comme une cannette. On va pas se mettre à flipper pour une cannette qui roule, fit remarquer un troisième avec bon sens.


Pas-Steve et ses acolytes étaient massés sur le trottoir devant le numéro 36, là où on leur avait ordonné de rester pour faire le guet. Une poignée d'autres hommes s'étaient dispersés autour de la maison, pour le cas où leur cible essayait de s'échapper. Le reste venait à l'instant de franchir le seuil, Frank noyé au milieu d'eux, hors d'atteinte. Ils n'avaient rien à craindre, et pourtant, l'ambiance lourde de la rue déserte leur pesait sur les nerfs. Il aurait dû y avoir au moins quelqu'un, quelque part. La soirée ne pouvait pas être si calme en plein cœur de Blacktown, logements abandonnés ou pas.

Pas-Steve fut le premier à voir des ombres bouger soudain autour d'eux. Il crut un instant que c'était la femme qui essayait de s'enfuir, et son premier réflexe fut de s'écrier : « hé ! ». Puis les coups de feu leur parvinrent de l'intérieur de la maison abandonnée, et la nuit s'abattit brusquement sur eux.



♦♣♥♠



Stanley O'Brien sortit du bar d'un pas traînant et plus qu'incertain. Il avait enchaîné le whisky et les bières en renonçant à tenir le compte. Il avait envisagé de boire sans discontinuer pendant les deux jours de liberté qu'il lui restait. Et puis en fait, il s'était senti fatigué.


Leeland l'avait emmené boire un coup la veille. Il voulait le faire avant, avait-il expliqué, mais les mafieux de Las Vegas n'y avaient pas mis du leur. Tout le monde avait été logé à la même enseigne : agitation permanente, heures sup, nuits sur le pont, café à gogo. Alors Butch n'avait pas pu tout de suite venir expliquer à son vieil ami que maintenant, il n'avait plus le choix. C'était l'hôpital psy.

L'hôpital psy. Il n'en était pas revenu.

« Merde, fais pas comme si t'étais surpris. Combien de fois je t'ai prévenu ? Mais non, il a fallu que tu continues. »


Mayor les lâchait, c'était ce qu'il avait lu entre les lignes. Stan n'aimait pas Mayor. Il ne l'avait jamais aimé. Il ne savait pas pourquoi Leeland lui était dévoué comme ça. Et maintenant, Leeland le sacrifiait, lui.

D'accord, il l'avait prévenu. Mais ce n'était pas sa faute, à lui, si ces trucs continuaient d'arriver. Ce n'était pas sa faute, n'est-ce pas ? C'était elles...


Les rues qu'il parcourait pour rentrer chez lui étaient jonchées de pièges. C'était comme si toute la lie de l'humanité avait décidé de venir le narguer et transformer le retour au domicile en chemin de croix permanent. Il y avait des clochards, et des camés, et des putes, surtout les putes, plein...

Il en entendit une rire à pleine gorge, pas très loin de lui. Il avait de la brume alcoolisée plein les yeux, il ne la voyait pas bien, mais elle se foutait de sa gueule, il en était sûr, c'était lui qui la faisait rire, tout ça parce que –


— Tu es perdu, mon loup ?


La voix, sensuelle et chaude, vint le caresser et il se sentit frissonner, même si la fille ne l'avait pas encore touché. Il s'aperçut alors qu'il s'était arrêté au milieu de trottoir, ses yeux débordant de haine rivés sur la pute au rire trop fort, qui ne semblait pas faire attention à lui. Il se tourna vers celle qui l'avait abordé, celle à la voix de désert, et il ne vit que ses cheveux blonds, sa bouche trop écarlate et ses yeux qui réchauffaient, eux aussi – non, ils brûlaient. Il se sentit bafouiller. Pourquoi est-ce qu'elles lui donnaient toujours l'air d'un idiot ?

Elle lui sourit de ses lèvres rouges, un sourire chaleureux, presque patient. Il y avait quelque chose d'à la fois inconnu et familier chez elle. Elle l'avait appelé « mon loup », au début ça l'avait gonflé, mais il commençait à bien aimer, à force de faire rouler le mot, c'était comme l'étau qui se resserre... Oui, il était un loup. Si elle savait à quel point...


Il était presque chez lui. Il pouvait s'éclipser et rentrer chez lui et ne surtout plus ressortir et oublier la fille du désert et ce qu'il avait envie de lui faire. Mais, d'un autre côté, il partait chez les fous de toute façon... non ?



♦♣♥♠



C'était une télé qui produisait la lumière cathodique visible de l'extérieur. Juste une télé. A part ça, il n'y avait personne.


— Toi, toi et toi, allez voir à l'étage, ordonna Frank aussitôt, peu troublé.


Le sol était jonché de détritus, de lambeaux de papier peint et même de quelques seringues. L'écran vacillant et un canapé miteux aux coussins déchiquetés constituaient les seuls meubles de la pièce. Les fenêtres sur l'arrière de la maison avaient été condamnées par des planches, et la porte aussi. Il n'y avait que l'entrée par laquelle ils étaient arrivés. Quant à l'odeur... Il y avait sûrement des rats morts quelque part, peut-être même dans les cloisons. Les murs paraissaient suer.

Quel putain d'endroit moche à chier.

Comment est-ce qu'une pimbêche de Los Angeles avait pu dénicher un endroit pareil ?


Une brève exclamation retentit en haut, suivi d'un raffut qui indiquait clairement une lutte. Aveuglé par le sentiment de puissance que son ego et sa consommation de stupéfiants lui procuraient en quantité illimitée, Frank pensa naturellement que ses hommes avaient mis la main sur la fille.

Ce fut lorsque l'un des types roula le long de l'escalier comme une poupée inerte qu'il commença enfin à revoir sa version. Le corps s'immobilisa au bas des marches et ne se releva pas. A vrai dire, il ne bougeait plus du tout. Une voix profonde et glaciale leur parvint de l'étage, comme celle d'une créature dont les échos rouleraient le long des murs de sa tanière :


— Tu croyais vraiment en avoir fini avec moi, Frank ?

— Tuez-le, lâcha le vieux parrain en se repliant au milieu de ses hommes, mais personne ne pouvait voir leur cible d'ici. Tuez-le ! s'énerva-t-il, et les gardes se mirent à tirer au hasard en direction du haut de l'escalier et du plafond.


Ce ne fut que lorsque les tirs cessèrent que Frank s'aperçut que ce qu'ils entendaient en fond n'était pas l'écho de leurs coups de feu, mais d'autres détonations qui leur parvenaient de l'extérieur. Des cris, des ordres, des bruits de mêlée venaient s'ajouter à l'ensemble, véhiculant le chaos jusqu'à eux.

C'était comme si tout l'effet de la vieillesse et de la drogue retombait d'un coup. Frank ne s'était pas senti aussi lucide depuis des années. Comment avait-il pu se laisser entraîner dans Blacktown ?


Un coup de feu particulièrement bruyant leur parvint de l'étage ; une balle de gros calibre traversa le plafond et vint frapper le mercenaire à côté de Frank, lui arrachant l'oreille et l'épaule sur son passage. Le second coup suivit de peu et l'homme parut presque exploser.

Ce fut la panique.


Deux gardes essayèrent de se ruer vers la seule sortie possible, mais ils ne firent pas trois pas dehors avant d'être abattus. Frank, qui s'était aussi dirigé dans cette direction, eut le temps d'apercevoir brièvement la cohue à l'extérieur avant de reculer pour échapper aux balles perdues. Sous la lune pleine comme un œuf, des silhouettes se couraient après ou se jetaient les unes contre les autres ; les déflagrations des armes crépitaient, zébraient la pénombre. Un gang de jeunes Noirs avait encerclé ses hommes, et Dieu sait combien ils étaient. En tout cas, la bataille faisait rage, et il y avait au moins un tireur dont l'attention était entièrement concentrée sur la porte. Vu le bordel dehors, ce dernier devait être caché quelque part, hors d'atteinte.


Au-dessus d'eux, le Dog tira un nouveau coup à travers le plancher de l'étage. La balle rata les hommes pris au piège, mais pulvérisa le sol à leurs pieds en projetant des échardes monstrueuses partout. La deuxième qui suivit fracassa la télé dans un vacarme qui ajoutait à la confusion. La poussière et les débris s'abattaient n'importe où en déluge.


— Tirez dans le plafond ! vociféra Frank en toussant. Chaque centimètre carré, jusqu'à le toucher ! Toi, alpagua-t-il le type le plus proche, enlève les planches de cette putain de porte !


L'homme se rua sur l'issue barricadée qui donnait sur l'arrière de la maison, tandis que ses collègues s'acharnaient à l'aveugle sur le plafond, qui le leur rendait en déversant sur eux des rideaux de poussière moisie. Ses doigts plein de sueur essayèrent d'agripper les planches, de les arracher ; peine perdue. Il s'attendait à ce qu'elles soient vermoulues, mais il dut rapidement constater qu'elles étaient au contraire très neuves et très férocement clouées.


— Alors, qu'est-ce que tu fous ? l'invectiva son chef.

— C'est salement bien fixé, patron !


Ne renonçant pas, il se jeta de tout son poids sur la porte, plusieurs fois de suite. Les planches ne cédaient pas, mais il les sentait accuser les chocs. Entièrement absorbé par son objectif, il ne regardait rien d'autre dans la pièce. Les tireurs, eux, étaient si occupés à décharger leurs armes dans le plafond, qu'aucun d'eux ne pensa tout bêtement à garder un bout d'attention sur l'escalier.


Ce fut là que le Dog fit enfin son apparition, drapé dans un manteau noir qui se fondait dans la pénombre, un fusil à double canon scié dans les mains. Le type qui essayait de défoncer la porte fut projeté contre celle-ci par la balle qui lui traversa le dos. Frank échappa à la suivante qui vint frapper l'un des hommes de main ; ce dernier, qui tenait son arme baissée à ce moment, tira involontairement sous l'effet de la surprise, blessant son voisin à la jambe.


— Oh, mon putain de tibia ! s'écria le blessé en sautillant de douleur – le Dog, trop occupé pour recharger, jeta son fusil et fit taire les jérémiades avec un pistolet sorti de son manteau.


Les autres voulurent riposter, mais les nuées de poussière rendaient la localisation de leur cible difficile. Sans compter que des coups traversèrent soudain la pièce depuis la porte d'entrée, fauchant une partie des hommes avant qu'ils aient pu comprendre qu'un deuxième tireur leur arrivait dessus de l'autre côté.


Des balles volaient dans tous les sens, et personne ne savait plus très bien qui ou quoi viser, ce qui n'empêchait pas les coups de feu de redoubler. Frank profita de la confusion pour ramasser un flingue et tirer plusieurs fois sur la porte barricadée, dont les planches accusèrent le coup. Des balles le frôlèrent et il dut s'abriter derrière un de ses hommes de main. Lorsque son paravent humain prit un coup mortel, il le jeta froidement contre la porte condamnée, et les planches cédèrent avec fracas. Le vieux parrain ne pouvait malheureusement pas atteindre l'issue dégagée, car elle était sous la surveillance du tireur de l'entrée, qui essayait de le dégommer dès qu'il entrait dans son champ de vision. Il se blottit hors de portée de ce dernier, derrière les restes du canapé, en attendant de pouvoir faire une tentative.

Tout à son effort désespéré de survie, Frank mit du temps à s'apercevoir que le vacarme avait décliné en intensité, tout simplement car le nombre d'hommes à utiliser une arme baissait inéluctablement.


Puis soudain, une dernière rafale, et le silence. Un silence tellement soudain qu'il avait quelque chose de brutal, qui le prit à la gorge. De sa piteuse cachette, Frank essaya de discerner quelque chose dans la poussière et les nuages de plaqué arraché. Des corps partout, certains inertes, d'autres agonisants. A mi-chemin de l'escalier, une masse sombre était couchée sur le flanc. Dans l'encadrement de la porte d'entrée éclairé par la pleine lune, une autre silhouette se dessina.



♦♣♥♠



D'habitude, il ne les emmenait pas chez lui. Trop risqué. Mais c'était peut-être son dernier bon moment avant la camisole, franchement, qu'est-ce qui pouvait bien arriver de pire ?


La fille piétinait gauchement dans son salon en mordillant une mèche de cheveux blonds, l'air presque gênée. Il la détailla du regard ; sa robe très courte laissait assez peu de place au suspense. Perchée sur ses talons, elle était grande – plus que lui, ça l'énervait – mais très gracile. Elle donnait l'impression de pouvoir être cassée en deux, pour peu qu'on essaie... suffisamment...

Il pouvait sentir le bouillonnement de son propre sang. Affreux, mais aussi délicieux. Sans ce picotement, sans cette haine exquise, sans ces obsessions si sombres et cette cruauté brute, il se sentait si profondément insignifiant. La fille battit ses longs cils noirs et le dévisagea avec une certaine curiosité. Il devait faire une tête bizarre. Il fallait vraiment qu'il fasse attention à ça. Au moins jusqu'à ce qu'elle soit définitivement à sa merci...


— La chambre est là, indiqua-t-il un peu brusquement en désignant la porte à sa droite.


Elle hocha la tête avec un léger sourire reconnaissant et se dirigea dans cette direction de sa démarche chaloupée. Il s'engagea à sa suite, et lorsqu'ils furent entrés, il ferma la porte derrière eux.

La verrouilla, discrètement.



♦♣♥♠



Niccols avait passé la première partie de la fusillade un peu à l'écart, derrière l'une des voitures rouillées et sans pneus qui ornaient le trottoir de l'autre côté du numéro 36. De là, il avait une assez bonne vue d'ensemble, et surtout, il était dans l'axe de la porte d'entrée. Ce qui restait du gang du Dog, une poignée de délinquants furieux et aussi prêts à tout que leur ancien chef, avait accueilli ce dernier avec respect et accepté le défi de ce rodéo. Ils étaient en infériorité numérique par rapport à l'armée de Frank – bon dieu, est-ce que le vieux avait rameuté tout le monde ? – mais l'effet de surprise et leurs mentalités de kamikaze avaient fait tourner la bagarre chaotique de la rue en leur faveur.


Deux hommes de Frank essayèrent de fuir la maison, où le Dog devait être en train de faire des siennes, pour qu'ils soient imprudents comme ça. Niccols, qui avait patiemment gardé l'entrée dans son viseur, les mit hors de combat en une série de coups. Il discerna Frank derrière, mais les balles qu'il lui destina s'égarèrent dans la maison. Il était trop loin. Mais il fallait qu'il garde son poste pour maintenir les mâchoires du piège bien serrées.

Au bout d'un moment, cependant, il constata que les types avaient compris la leçon, et personne ne semblait vouloir refaire une tentative. Avaient-ils eu le Dog ? Vu les flashes incessants qui illuminaient l'encadrement de la porte, ça ne semblait pas être le cas.


Dans la rue, la situation s'éclaircissait, bien qu'il soit difficile de dire à l'avantage de qui. En tout cas, ça saignait des deux côtés, et tout le monde avait assez de pain sur la planche pour ne pas s'intéresser à la maison. Niccols bondit hors de son abri et traça droit vers le bâtiment sans que personne ne vienne se mettre sur son chemin.

A l'intérieur, c'était encore plus n'importe quoi qu'à l'extérieur. Une brume composite faite de poudre à canon et de poussière avait envahi l'espace. Il y voyait quand même suffisamment pour discerner ses cibles.


Il fit feu sur tout ce qui bougeait. Quand quelques-uns pensèrent enfin à se tourner vers la porte, il se cacha en se plaquant contre le mur ; puis recommença à la première occasion. Il vida trois chargeurs dans cette putain de pièce. Il aperçut Frank qui arrivait à défoncer la porte arrière qu'ils avaient soigneusement condamnée. Le vieux fou avait encore de la ressource. Et il semblait échapper à toutes ses balles, comme s'il était protégé par le Diable en personne. Finalement, il alla se mettre à l'abri derrière le canapé. Planque-toi tant que tu veux, Frank, songea-t-il. Je viens pour toi.


La fusillade prit fin lorsque le dernier homme de main s'écroula sur le plancher. Niccols attendit un peu que la brume commence à se dissiper, puis il entra, son arme pointée droit vers le canapé, là où la vieille brute avait choisi d'attendre sa fin. Il avait le bras complètement raide et engourdi par les tirs répétés et la tension nerveuse. L'odeur de la maison le prit à la gorge dès qu'il s'y engouffra. Des effluves de poudre, de moisi et de sang. Il toussa. Surveilla du coin de l'œil les cadavres qu'il enjambait, sans s'écarter du chemin qui le menait vers sa vengeance. Lorsqu'il dépassa le bas de l'escalier, il coula un regard vers les marches. Le corps du Dog gisait là dans une position étrange, à moitié assis, à moitié allongé. Inerte. Niccols irait vérifier son état lorsqu'il le pourrait, mais il ne se faisait pas beaucoup d'illusions.


— Sors de là, Frank, appela-t-il en s'immobilisant à quelques pas du vieux canapé, qui vomissait ses derniers rembourrages.


La tête du parrain apparut lentement, puis le haut de son corps à mesure qu'il se redressait.


— Montre tes mains, ordonna l'ex-inspecteur.

— Niccols ? demanda Frank, les yeux plissés pour essayer de le dévisager dans la pénombre. Niccols, sérieusement, c'est toi ?

— Lève les mains, vieux schnock.


Concentré qu'il était pour tenir le parrain en joue, Keith mit du temps à percevoir le mouvement dans sa vision périphérique. Il se tourna tardivement vers l'homme de main, couché au sol au milieu du carnage, qui levait son arme vers lui. Le type voulut tirer ; une balle le frappa en plein visage. Frank en profita pour abattre sa dernière carte et tendit le flingue qu'il maintenait caché derrière le canapé. Il fit feu sur Niccols mais le rata ; il se détourna rapidement et tira dans une toute autre direction, puis, voyant l'ex-inspecteur le remettre en joue, il tenta le tout pour le tout et courut jusqu'à la porte défoncée. Niccols appuya quatre fois sur la gâchette. Il entendit un choc mat et une plainte, mais le parrain parvint tout de même à sortir. Tout cela avait été l'affaire d'une demi-seconde, pourtant il fallut un peu plus que ça à Niccols pour reconstituer les évènements. Ce n'était pas lui qui avait tiré sur l'homme de main à terre, il n'en avait pas eu le temps.

Il n'y avait qu'une seule autre personne dans cette pièce qui pouvait avoir fait ça.


Le Dog gisait toujours sur l'escalier, mais dans une posture légèrement différente. Cette fois, Niccols monta jusqu'à lui. Il avait dû reprendre connaissance à un moment, tirer sur le mercenaire au sol, avant d'essayer de s'en prendre à Frank. Ce dernier l'avait devancé, et la balle avait frappé le Noir en plein cœur. Ses yeux ne paraissaient plus si sombres et si électriques, maintenant qu'ils n'étaient plus qu'une fenêtre sur le néant. L'ex-inspecteur les ferma d'un geste presque machinal.


Puis il abandonna le gangster dont le dernier geste avait été de lui sauver la vie, vérifia ses munitions, et franchit la porte arrière à la suite de la silhouette qu'il voyait claudiquer au loin.



♦♣♥♠



— Alors, tu veux faire quoi ? Des trucs... particuliers ?


Elle était jolie sous son maquillage excessif, mais elle avait l'air un peu novice. O'Brien se demanda s'il pouvait la balader un peu. Elle était à sa merci, après tout.

Alors qu'il tendait la main vers elle, elle se déroba. Il n'aurait pas su dire si ça l'énervait ou si ça l'excitait. Les deux, peut-être. Il essaya d'avancer vers elle mais sentit sa tête tourner. Il avait bien bu ce coup-ci, un peu trop sûrement. Mais bon, l'hôpital psy...


— Ben quoi ? fut tout ce qu'il trouva à demander, en se laissant tomber sur le bord de son lit pour ne pas perdre l'équilibre.


La blonde mordilla une mèche à nouveau et rougit.


— Pardon, je voulais pas..., hésita-t-elle. C'est juste que, je me suis tout d'un coup rappelé d'aller prendre un préservatif dans mon sac.


Ce dernier, une petite pochette à strass clinquantes, avait été posé sur une chaise face au lit lorsqu'elle était entrée dans la chambre. O'Brien eut un geste dédaigneux pour l'autoriser à aller le chercher. Il avait besoin d'une minute pour que le tournis cesse, de toute façon.

Elle lui tournait le dos en fouillant dans ses affaires, légèrement penchée en avant, sa robe au ras des fesses. Ça n'aidait pas pour le tournis, ça. O'Brien se sentit sourire bêtement, un sourire méchant, un sourire de loup.


Lorsqu'elle se retourna, il n'eut plus envie de sourire. Il trouva même la force de se lever, malgré le tournis qui continuait à tout faire danser autour de lui.


La fille tenait une arme fermement pointée vers lui, et elle retira sa perruque blonde, révélant de longs cheveux bruns ondulés. Sa voix était toujours grave mais plus chaude du tout.


— Assieds-toi, gros porc.



♦♣♥♠



— Pas facile la vieillesse, hein, Frank ?


Ce dernier n'avait pas pu trottiner très longtemps. Il avait réussi à remonter toute la rue qui longeait l'arrière des maisons, cela dit, ce qui était un exploit dans sa condition physique. Sans oublier la balle qui l'avait atteint à la hanche.

Niccols l'avait retrouvé sans trop de difficulté, derrière la palissade à moitié défoncée d'un jardin abandonné où il s'était laissé tomber, le souffle court et la sueur au front. Le vieux mafieux accueillit sa moquerie d'une grimace, toujours occupé à reprendre une respiration normale. L'arme au bout de son bras semblait lui peser une tonne ; il essaya de la soulever sans succès, et il suffit à l'ex-inspecteur d'un coup de pied pour l'en débarrasser pour de bon.


— Va te faire foutre, Niccols, haleta-t-il finalement après avoir avalé plusieurs fois sa salive.

— Non, toi, Frank, va te faire foutre, répondit froidement Keith, debout devant lui, son arme pointée droit vers cette cervelle mauvaise et tordue. Va bien, bien te faire foutre.

— C'est à propos de la morue Benz, hein ? croassa le parrain avec un ricanement mauvais mais un regard un peu vide, comme s'il avait perdu pied avec la réalité – ce qui lui arrivait de plus en plus souvent, d'après les rumeurs.

— Sybille...


Niccols sentit sa voix se briser et il prit sur lui pour se ressaisir. L'adrénaline explosait encore dans tout son corps, mais il sentait son effet diminuer, et peser de plus en plus lourdement sur son âme.


— Sybille, reprit-il en essayant de ne pas trembler de désespoir à ce seul nom, je l'aimais. Et tu vas le payer. Mais je suis obligé de reconnaître qu'elle avait choisi cette vie, et d'une certaine façon elle a indirectement choisi cette mort. Elle savait ce qu'elle faisait. Nina, c'était pas pareil. Elle n'a jamais choisi cette vie-là, elle avait rien à voir avec ça. Alors non, ce soir, c'est pour tous les innocents que tu as détruit. C'est d'abord pour Nina.

— Je sais même pas qui est Nina.

— Ça n'a vraiment aucune importance.


Niccols concentra toute sa haine dans sa main, dans ce doigt aux jointures blanches qui tenait la gâchette. Il ne tremblait pas. Pas aujourd'hui. Plus jamais.


La détonation déchira la nuit.



♦♣♥♠



— Tu crois que je suis pas sérieuse, tas de merde ? Assieds-toi.


Le gros lard obéit enfin, l'air presque apeuré. Et lâche, avec ça. Ou peut-être qu'il était juste retombé sur le lit parce qu'il était beaucoup trop beurré pour tenir debout. Dans tous les cas, un sacré gagnant.


— Ah, c'est tout de suite moins facile quand elles peuvent se défendre, hein ? le provoqua Patrizia en lui jetant sa perruque à la figure.

— Je sais pas de quoi vous parlez, mademoiselle, bredouilla-t-il.

— Oh, tu me reconnais pas ? Même sans ce truc ? C'est le maquillage, c'est ça ?


Il plissa des yeux comme s'il faisait un effort pour la remettre, mais il la voyait probablement en deux ou trois exemplaires de toute façon. La jeune femme tira la chaise à elle sans cesser de le tenir en joue, et s'assit en face de lui.


— J'étais au gala de charité de la police. T'as dû me voir, c'est ton truc, de regarder les femmes, non ? Enfin, peu importe.

— Si vous savez que je suis de la –

— Tais-toi.

— Je –

— Tais-toi ! J'ai le flingue, c'est moi qui parle.


Il avait l'air toujours aussi perché, mais au moins, il se tut.


— J'ai lu ton dossier. Je veux dire, le dossier de tous les sales trucs que tu as fait. Tu es une vraie merde, tu le sais ça ? Franchement, tu mérites de mourir.

— Je ne –


Elle lui donna un coup à la tempe, avec la crosse du pistolet. De toutes ses forces. Le type eut l'air sonné. Du sang apparut à la lisière de ses cheveux.


— Je me demandais si je pourrais tuer un homme de sang-froid. Parce que tu vois, j'ai besoin de te tuer. Indirectement, tu menaces quelqu'un que j'aime. Mais est-ce que ça suffit, pour trouver la force de tuer quelqu'un ? J'avais peur de faiblir. Alors, j'ai décidé de lire ce que tu avais fait à ces filles. Je me suis forcée à tout lire, dans les moindres détails.


Elle pencha légèrement la tête sur le côté sans le lâcher du regard, et ses yeux dorés impitoyables flamboyaient comme le brasier de l'Enfer.


— Si quelqu'un mérite de mourir, répéta-t-elle, c'est bien toi.


Peut-être sous l'effet de ce regard et de ce qu'il annonçait, O'Brien trouva la force de se ressaisir. Il se redressa en la bousculant et se précipita sur la porte, mais quand il appuya sur la poignée, elle ne s'ouvrit pas. Il avait oublié qu'il avait fermé le verrou en entrant.


Les coups de feu claquèrent et il parut presque surpris lorsque les trois balles s'enfoncèrent dans son dos, comme s'il avait cru jusqu'au dernier moment qu'elle ne tirerait pas. Elle-même avait eu un doute.

Il respirait encore lorsque son corps s'affaissa au pied de la porte, comme tassé sur lui-même. La jeune femme ne pouvait pas se permettre de le laisser comme ça, alors elle visa soigneusement la tête et détourna le regard au moment où elle appuyait sur la gâchette.



♦♣♥♠



Niccols fut très surpris par la sensation de froid qui se répandait dans sa poitrine. Il faisait chaud, pourtant. Tout le temps, dans cette ville déréglée. Il voulut soulever son arme, mais il l'avait lâchée. Il était toujours là, debout face au parrain assis contre la palissade. Il se sentait si fatigué. Ses jambes se dérobèrent et il se laissa tomber à genoux dans le vestige de pelouse desséchée.


Il regarda Frank.

Frank le regarda.

Aucun d'entre eux n'avait l'air de bien saisir ce qui se passait.


Niccols bascula sur le flanc, à côté de son arme qui n'avait pas eu l'occasion de tirer.


Sa poitrine le brûlait, à présent.

Des pas précipités firent craquer l'herbe jaunie et les graviers. On le retourna sur le dos.

Il se sentait vraiment bizarre.


Il sut que c'était une femme avant de la voir, à cause du parfum entêtant.


— Merde, dit-elle en l'observant. Merde.


On la distinguait bien dans la nuit, à cause de sa peau si pâle qu'elle y semblait phosphorescente. Tout le reste – sa tenue, ses cheveux, ses gants, ses grands yeux, le petit revolver encore fumant dans sa main – était d'un noir d'encre. Elle avait l'air ennuyé mais se détourna rapidement de lui.


— Monsieur Mitch, salua-t-elle en venant s'agenouiller près du parrain.

— On se connaît ?


Elle lui tendit la main.


— Agatha Leonard. Parlons peu, parlons bien. Je savais que quelqu'un d'efficace allait vous faire sortir de chez vous, et ça tombe bien pour moi, car j'avais très envie de faire votre connaissance. Cela dit, la police va bientôt arriver, alors nous allons passer les politesses d'usage. Répudiez Vicky et épousez-moi.

— Pardon ?!

— Vous m'avez bien entendue, monsieur Mitch. Je n'ai pas le choix, je n'ai plus d'argent et j'ai besoin d'un mari riche. Vous n'avez pas tellement le choix non plus, car je vous abandonne ici si vous refusez, et vous n'avez aucune chance de vous en sortir seul. Sans compter cette vilaine blessure. Ça ne devrait pas être une décision très compliquée à prendre.


La main menue et gantée de la femme était toujours tendue vers Frank. Ce dernier restait très perplexe face à la tournure des évènements, mais il ne lui fallut pas si longtemps pour faire le bilan de la situation.


— Vous pouvez me sortir d'ici ? demanda-t-il finalement.

— Si vous me promettez de m'épouser. Et si vous essayez de ne pas tenir votre promesse, rappelez-vous que j'ai une arme, et pas vous.

— Merde, si tout ce que vous voulez, c'est un certificat de mariage, pourquoi je dirais non ?

— On a un accord, alors ?


Il serra la main tendue.


— Maintenant faites-moi sortir d'ici.

— Oui, oui. Juste un instant.


Elle se releva et sortit un téléphone de sa veste noire.


— Oui, le 911 ? Je suis au... 12, Palm Island Drive, il y a un homme qui s'est fait tirer dessus, je crois que c'est grave. Envoyez vite une ambulance.


Agatha raccrocha avant que la standardiste ait pu lui poser plus de questions et se pencha sur le corps de Niccols, qui n'avait pas bougé si ce n'était les tremblements. La tache de sang qui prenait naissance au milieu de sa poitrine s'élargissait de minute en minute.


— Désolée, j'espère que ça aidera, murmura-t-elle. Je devais vous empêcher de tirer, c'est tout. Je ne suis pas très habituée, j'ai mal visé.


Elle marqua une pause, se redressa, se ravisa.


— C'est pas personnel, ajouta-t-elle. Vous étiez juste là.


Niccols ne fit pas attention à la suite. Tout d'un coup, un bruit lointain de sirènes perça la barrière de coton qui l'entourait, et il réalisa alors qu'il était seul. Plusieurs minutes avaient dû s'écouler. Voire dizaines de minutes. Il ne savait pas.


Il avait vu le ciel au-dessus de lui devenir un brouillon où la lune immense et les étoiles ne se détachaient plus du reste. Les limites avaient disparu à mesure que tout était devenu flou.

Il avait senti la morsure implacable de la mort avide lui dévorer lentement la poitrine.

Il avait tellement perdu. Jusqu'au bout, il avait perdu.

L'univers ne voulait pas de sa vengeance.


Les pas et les voix arrivaient à peine jusqu'à lui. Il ne savait pas s'ils étaient à deux mètres ou deux kilomètres de lui. Il ne savait pas s'il rêvait.

Il n'était pas catholique, même si Sybille avait essayé de le convertir. Mais si c'était elle qui avait raison, et qu'il y avait vraiment un Enfer, alors il était bon pour un aller simple. Ce couple, qu'il avait tué... Peu importe qu'il ne l'ait pas fait exprès. S'il n'allait pas en Enfer pour ça, alors il n'y avait pas plus de justice au-delà que sur cette Terre.

Il délirait.

Il n'y avait pas d'au-delà.

Il n'y avait rien.

On disparaissait. Il disparaissait.


Alors il se sentit coupable, parce qu'à cet instant encore, alors qu'il disparaissait, il ne pensait qu'à Sybille, à cette vengeance qu'il n'avait pas réussi à accomplir. C'était Nina qui aurait mérité ses dernières attentions, il l'avait dit à Frank, c'était Nina d'abord. Parce qu'elle avait été une bonne personne. Tout simplement.

Mais il pensait à Sybille.


Pardon.





— Je suis désolé, inspecteur. On a fait tout ce qu'on a pu pour le ranimer, mais c'était trop tard. Il est mort à peu près en même temps qu'on est arrivés. Un policier l'a identifié, alors on vous a appelé. C'était votre ancien partenaire, c'est ça ?


Larry Budd hocha la tête, deux larmes brûlantes se frayant un chemin dans les rides au coin de ses yeux, face au corps allongé dans l'herbe morte.


— Il y avait quelqu'un d'autre, ici. Mais c'est tout, la personne a dû réussir à s'enfuir. Je pense qu'il y avait deux personnes avec lui. Là, d'autres traces de pas dans la poussière, plus menues, vous voyez ?


L'inspecteur Budd ne répondait pas. Il ne voyait que le visage blafard de son ami, son regard bleu et fixe encore humide de regrets. Jusqu'à la fin.



♦♣♥♠



L'inspecteur s'accroupit près du corps déjà froid et raide. Ses yeux survolèrent les points d'entrée des projectiles – trois en plein dans le dos, qui avaient fait des trous bien visibles dans la chemise mais n'avaient pas beaucoup saigné, puis vinrent se poser un court instant sur la béance à l'arrière du crâne. Il secoua la tête et se passa une main sur le visage. Il serra les paupières un bref instant.


— Leeland ? Ça va aller ?


Ce dernier ne répondit pas. Il garda quelques secondes les mains jointes, coudes sur ses genoux.


— Eh, Leeland. On va le trouver, le salopard qui a fait ça.

— O'Brien était un bon type et un bon inspecteur, renchérit le troisième policier sur la scène de crime. Il méritait pas ça, pour sûr.


Butch Leeland dissimula un rictus amer en baissant la tête. Les morts, ces personnes parfaites.

Stanley O'Brien n'était pas un bon type, avait-il envie de leur hurler. Encore moins un bon flic. Et il avait probablement mérité ça.

Mais c'était son ami, et avec de l'aide... C'était un homme qui avait eu besoin d'aide, voilà.


L'inspecteur déplia son immense silhouette en se redressant et fit signe au légiste de refermer la housse dans laquelle on avait placé le mort. L'agent qui gardait l'accès à l'entrée de l'appartement fit soudain irruption dans la petite chambre aux relents d'alcool et de mort.


— Le shérif Mayor vient d'arriver !


Leeland se tourna vivement dans sa direction à l'instant où le chef de la police faisait son entrée. Ce dernier s'arrêta net sur le seuil et secoua tristement la tête.


— Bon Dieu, c'était donc vrai.


Il retira lentement son chapeau, son regard grave rivé sur le corps dont seule la tête émergeait encore de la housse.


— Messieurs, cet homme était l'un des nôtres et ce crime innommable ne restera pas impuni, soyez-en certains. Je compte en tout cas sur votre diligence à tous.


Il se tourna vers Leeland, une lueur acérée traversant fugitivement ses yeux noirs.


— Inspecteur, un mot en privé.


Les deux hommes sortirent de la chambre, puis de l'appartement, et ne s'arrêtèrent qu'au bout de l'étroit couloir qui menait aux escaliers. Mayor jeta un coup d'œil furtif aux alentours avant de se pencher vers l'inspecteur pour se faire entendre malgré son filet de voix.


— Arrange ça, ordonna-t-il sèchement en lui fourrant un morceau de papier dans la main. Tu suis ces instructions et on est à l'abri, toi et moi. Vas-y, maintenant.


Leeland jeta un coup d'œil à l'adresse, au nom et à la courte consigne inscrits de la plume de son supérieur, puis rangea ça mécaniquement dans sa poche avec autant d'émotions que s'il avait lu une liste de courses. Au moment de s'en aller, toutefois, ce fut avec des yeux humides et une voix enrouée qu'il se tourna une dernière fois vers le chef de la police.


— Deux semaines, Randy.

— Hm ?

— Tu m'avais donné deux semaines pour régler ça. J'avais encore trois jours, conclut-il sur un ton tristement résigné.


Mayor ne répondit pas et continua de le regarder calmement, son visage sévère vide de toute expression. Leeland se détourna et s'engouffra dans l'escalier.



♦♣♥♠



Kimmy, Joyce et White avaient passé la soirée à jouer aux cartes pour tuer le temps, même si aucun d'entre eux ne faisait très attention aux parties successives. La télévision était restée allumée, à un volume suffisamment fort pour leur permettre de suivre en permanence le flux d'informations.


La journaliste avait joué son rôle avec une assurance déconcertante et une bonne dose d'improvisation, pendant le coup de téléphone auxquels ils avaient tous assisté en silence. Niccols lui avait même adressé des félicitations après coup.


— On dirait que vous êtes née pour ça.

— Vous me conseillez une reconversion en maître-chanteuse ?

— Ça dépend, s'en était mêlé White avec le ton indifférent qui lui était coutumier. Vous comptez vivre longtemps ?

— Je suis reporter de guerre, alors... d'après vous ?


Ce fut à Kimmy de remettre la conversation sur les rails.


— Vous pensez qu'il a mordu ? demanda-t-elle à la cantonade, mais c'était vers l'ex-inspecteur que tout le monde s'était machinalement tourné.

— C'est très possible. Frank a toujours été trop sûr de son pouvoir et mademoiselle Wendell l'a bien asticoté. S'il était en pleine possession de ses moyens et moins arrogant, il flairerait le piège à des kilomètres, mais... on parle de Frank Mitch.

— Sans compter qu'il n'a plus son unique stratège de terrain, renchérit la jeune fille.


Niccols avait jeté un rapide coup d'œil à sa montre.


— Ce sera bientôt l'heure de vérité, de toute façon. Il faut que je file.

— Et le Dog ?

— Déjà en place avec son gang, normalement.

— Vous êtes sûr que vous n'avez pas besoin de renforts ? demanda White placidement en feuilletant un magazine.

— Oh, j'ai besoin de tonnes de renforts. Mais vous, je préfère vous savoir ici avec elles. On ne sait jamais ce qui peut se passer.

— Bonne chance, avait lâché Kimmy alors qu'il franchissait le seuil.


C'était la dernière fois qu'elle l'avait vu.


Les deux heures étaient passées vite. A mesure qu'ils approchaient de vingt et une heures trente, il était de plus en plus difficile de se concentrer sur les cartes et de tenir en place de façon générale.


— Vous pensez qu'il va venir ? demanda Kimmy pour la énième fois en allumant nerveusement une cigarette.

— On devrait bientôt le savoir.


Aucun d'entre eux ne parla pendant plusieurs minutes, mais la fille Benz ne semblait pas décidée à attendre stoïquement.


— C'est un plan assez bancal.

— Il a été fait en trois jours avec les moyens du bord, fit remarquer White, alors il vaut ce qu'il vaut.

— Vous pensez qu'ils ont une chance ?

— Je pense que c'est une bonne chose qu'une partie de l'ancien gang du Dog ait accepté de le suivre. Sans ça...

— Mais du coup, insista la jeune fille, vous pensez qu'ils ont une chance ?


Le garde du corps prit le temps de réfléchir à la question tout en ramassant son pli.


— Peut-être, finit-il par lâcher.


Pas encore de quoi déboucher le champagne, songea Joyce, mais c'était au moins encourageant.


Les premiers signes de turbulence leur parvinrent une demi-heure plus tard, lorsque les présentateurs interrompirent leur sujet du moment pour signaler une fusillade qui avait éclaté dans les environs du quartier de Summerlin. On promit de tenir les téléspectateurs informés lorsqu'on en saurait plus sur la situation. Kimmy sentit sa gorge se nouer.


— Il est venu, souffla-t-elle.


A partir de là, les nouvelles, parfois contradictoires, tombèrent au compte-gouttes. Ils avaient abandonné leur jeu de cartes et ces informations sporadiques usaient leur patience.

A vingt-trois heures et sept minutes, on annonça qu'un ancien officier de police était au nombre des victimes. A vingt-trois heures vingt-neuf, il fut confirmé qu'il s'agissait d'un ancien inspecteur de quarante-neuf ans du nom de Keith Niccols. On comptait treize autres morts et quinze blessés pour l'instant, toujours en cours d'identification.


A deux heures quarante-sept, la liste définitive des victimes était enfin bouclée. Seize morts. Le Dog figurait dans le décompte. Aucun n'était Frank Mitch.




— Je les ai récupérés cet après-midi, murmura Joyce en posant délicatement une pochette cartonnée sur la table devant Kimmy. Je ne vous en ai pas parlé parce que vous aviez d'autres choses en tête et je pensais que ça pouvait attendre que cette histoire de vengeance soit terminée. Je ne sais pas si j'ai eu raison ou tort.


La jeune fille contempla l'objet d'un regard absent, exténué.


— Qu'est-ce que c'est ?


Puis elle vit le nom du laboratoire dans le coin supérieur gauche et ferma brièvement les yeux.


— C'est les réponses que vous cherchiez, répondit la journaliste.


La jeune fille hocha la tête mais n'esquissa pas le moindre geste vers le dossier. Joyce estima qu'il était temps pour elle de se retirer.

Il n'y avait plus rien à faire, de toute façon.


Kimmy resta de longues minutes sans bouger. En fait, elle ne savait pas combien de temps elle était restée comme ça lorsqu'elle se décida enfin à prendre la pochette et sortir de la chambre. Son garde du corps était encore debout, accoudé à la balustrade dehors. Il se retourna en entendant le bruit de la porte.


— White ? Allons faire un tour en voiture.




Ils roulèrent presque une heure ; ils avaient atteint la limite de la ville en une trentaine de minutes, mais Kimmy ne semblait pas vouloir s'arrêter. Le désert était presque irréel sous la pleine lune qui donnait aux dunes une luminosité argentée. Leur voiture continuait d'avancer sur la longue route droite qui scindait l'étendue de sable et de roche en deux.

La pochette contenant le résultat du test de paternité, toujours close, était posée sur les genoux de la jeune fille. White n'était pas sûr qu'elle sache où elle les emmenait, ni ce qu'elle voulait faire, mais il continuait à conduire jusqu'à ce qu'elle ait pris une décision.


Au bout d'un moment, elle lui demanda de sortir de la route, et ils se retrouvèrent à avancer sur le sol irrégulier du désert. Ils continuèrent ainsi longtemps, avec la saisissante impression qu'ils étaient vraiment au milieu de nulle part. Puis, lorsque la route ne fut plus qu'une ligne sur l'horizon dans le rétroviseur, ils stoppèrent enfin.


La jeune fille sortit et marcha quelques mètres dans la lueur des phares, suivie à distance respectueuse de White. Elle s'arrêta soudain, comme si elle avait trouvé quelque chose qu'elle cherchait, et jeta le dossier par terre. Puis elle s'agenouilla à côté, ramassa une pierre suffisamment pointue, et attaqua le sol craquelé avec.


— Vous avez besoin d'aide ? demanda doucement le garde du corps sans s'approcher.


Elle s'interrompit un instant avec l'air de se poser la question, puis se tourna vers lui, ses yeux noirs plus déterminés que jamais. Le vent nocturne du désert balaya les mèches de cheveux qui s'étaient échappé de sa queue de cheval et retombaient sur son visage fatigué.


— Non. Il est vraiment temps que je commence à faire des choses par moi-même.


Il hocha la tête et retourna près de la voiture pour lui laisser de l'espace.


En une demi-heure, elle avait réussi à dégager un trou d'une taille et d'une profondeur raisonnables ; mais elle ne s'arrêta pas et continua de creuser en silence, parfois avec la pierre, parfois juste avec ses doigts graciles. Enfin, elle jugea son travail accompli et le contempla un instant en essuyant son front d'une main pleine de terre.

Alors elle jeta la pochette au fond, et se remit à la tâche pour combler le trou. Elle ne l'avait toujours pas ouverte.


Elle ne se releva pas tout de suite lorsqu'elle eut terminé. Elle resta agenouillée là de longues minutes, les yeux fermés, face au désert couleur de lune qui ne semblait finir nulle part. White supposa qu'elle priait. Le vent chaud faisait rouler une fine couche de sable et de poussière qui ne tarderait pas à effacer les dernières traces de cet étrange enterrement.


Enfin elle se remit debout et rebroussa chemin d'une démarche de somnambule. Elle s'était couverte de poussière, et la sueur avait collé ses cheveux noirs, dont la coiffure était à présent plus qu'approximative. Ses mains étaient dans un piteux état ; il lui faudrait sûrement plusieurs jours pour arriver à enlever toute la saleté accrochée sous ses ongles. Lorsqu'elle arriva à son niveau, White tendit la main et essuya une trace de terre qui avait atterri sur sa joue. Elle lui adressa un sourire reconnaissant teinté de chagrin.


— Ça n'avait plus vraiment d'importance, maintenant, lui expliqua-t-elle. Vous comprenez ?


Il lui serra doucement l'épaule.


— Ça va aller, dit-il.


Elle l'enlaça et il lui rendit son étreinte, puis elle retourna s'asseoir sur le siège passager, prête à revenir sur ses pas.



♦♣♥♠



Randall Mayor prit le temps de sourire à tous les journalistes assemblés dans la salle avant de commencer sa conférence de presse. La liste de sujets à l'ordre du jour était longue comme un jour sans pain, mais il espérait voir enfin le bout de cette période cauchemardesque. Après le chaos, le retour à un nouvel équilibre. Dont il n'était pas mécontent, d'ailleurs. Mais ce qu'ils avaient tous dû traverser pour y arriver...


— Mesdames, messieurs, je vous prie, commença-t-il enfin. Nous allons démarrer cette conférence de presse. Il y a beaucoup à dire, alors je vous serais reconnaissant de ne pas m'interrompre. Je vais aborder une par une les récentes enquêtes les plus médiatisées et je prendrai les questions à la fin. Nous sortons d'une période très troublée, comme vous le savez tous. Une période absolument terrible, comme nous n'en avions pas connu depuis longtemps. Mais je suis convaincu que cette période touche à sa fin.

Je vais commencer par l'affaire qui nous touche le plus personnellement et le plus douloureusement, ici au commissariat. Je veux bien sûr parler du meurtre de l'inspecteur Stanley O'Brien. Un homme aux états de service exemplaires. Un enquêteur consciencieux à la morale irréprochable. Un ami. Il était tout ça, et bien plus encore. Au terme de l'enquête menée avec une grande diligence par l'inspecteur Butch Leeland, je peux enfin vous livrer avec certitude le fin mot de cette sordide affaire.

L'inspecteur O'Brien et lui étaient sur la piste d'un boucher qui prenait plaisir à tuer des jeunes femmes sans défense. Le 15 juin dans la soirée, l'inspecteur Leeland a reçu un coup de téléphone de son coéquipier, qui lui a annoncé tenir enfin une piste solide. Après avoir demandé à O'Brien de ne pas commettre d'imprudence, Leeland s'est fait promettre une explication le lendemain. Malheureusement, le soir-même, Stanley O'Brien a été retrouvé mort dans son appartement, abattu à bout portant de trois balles dans le dos et une dans la tête. Il est donc venu assez vite à l'idée de l'inspecteur Leeland que tout cela pouvait être lié, et il est parvenu à retrouver des notes dans les affaires de son malheureux partenaire. Celles-ci désignaient un homme, une personne au-dessus de tout soupçon en apparence, mais qui, comme l'inspecteur le soulignait avec intelligence dans ses écrits, en savait beaucoup trop sur les crimes pour un observateur étranger à la police.

Cet homme, c'était Sid Valley, connu de tous ici comme le rédacteur en chef du Confidentiel. – il y eut un brouhaha dans la salle et le chef de la police leva des mains apaisantes. Je sais. Je sais, c'est impensable. Et pourtant, que savions-nous de Sid Valley ? Il était une personnalité notoirement louche, qui trempait dans beaucoup d'affaires, et à la vie personnelle bien mystérieuse. Il vivait seul, n'avait pas de famille proche... Surtout, il avait publié de nombreux articles remplis de détails sordides sur les meurtres, des détails qui, comme je le disais, démontrent une troublante connaissance du sujet, lorsqu'on sait que très peu d'informations ont été communiquées à la presse.

L'inspecteur Leeland a réussi à retrouver rapidement Sid Valley, près d'un garage que le suspect possédait, alors que ce dernier essayait de fuir la ville. L'attitude de Sid Valley lors de son appréhension n'a hélas pas laissé place au moindre doute. Il a essayé de tirer sur l'inspecteur Leeland et a tenté de s'échapper, et ce dernier n'a pas eu d'autre choix que de l'abattre. Après perquisition de son domicile, on a retrouvé des effets appartenant aux victimes et un rasoir qui a été identifié comme l'une des armes du crime. Voilà pour cette triste affaire, qui a au moins été close rapidement, ce qui est une consolation pour nous tous, même si elle ne nous rendra pas notre cher collègue. A la fin, les questions, s'il vous plaît.

Maintenant, pour la fusillade de Summerlin...


Parmi les policiers qui observaient la conférence de presse à travers la paroi vitrée, Leeland se détourna sans écouter la suite. Mayor savait que, si questions il y avait sur leur enquête si rapidement conclue, elles ne subsisteraient jamais jusqu'à la fin de son exposé. La boucherie de San Juanito et le massacre du clan italien détourneraient complètement l'attention de cette affaire racoleuse mais somme toute mineure.


Il ne savait toujours pas comment Mayor avait appris où trouver La Taupe. Le type avait été tabassé et enfermé dans un garage loué sous un faux nom. Il n'avait eu qu'à le libérer pour que le bonhomme se mette à trottiner dans l'allée déserte comme s'il avait le feu au cul. Il l'avait laissé s'éloigner un peu.


— Délit de fuite, Sid ! lui avait-il finalement crié en lui tirant une balle dans le dos.


Des ordres bien placés de Mayor, un témoignage parjure de sa part et quelques preuves fabriquées avaient fait le reste.


En s'éloignant à travers le commissariat, il faillit bousculer un autre policier. Ce dernier ne se poussa pourtant pas de son chemin, et ils se retrouvèrent face-à-face, les yeux bleus limpides du jeune homme vrillés sur lui. Leeland le reconnut : c'était le protégé de Niccols, c'était quoi son nom déjà... Michael. C'était ça.


— Bonjour, inspecteur, le salua l'agent froidement. Condoléances pour votre partenaire. Je ne le connaissais pas bien, mais je suis sûr qu'il était vraiment l'homme bien et le héros que tout le monde décrit.


Leeland soutint son regard impossiblement accusateur sans ciller.


— Un problème, Micky ?

— Quand je vois une affaire manipulée et étouffée à ce point, j'ai du mal à ne pas avoir de problème, ouais.

— Tu vas t'en remettre, va. Je m'en remettrais, à ta place.

— C'est une menace ? Je m'en fous, inspecteur. Je n'ai pas peur de vous. Et je prouverai ce que vous avez fait. Ces filles méritent mieux que cet énorme tas de mensonges. Vous avez pensé à leur famille ?

— Non. J'ai pensé à la mienne.


L'inspecteur jeta son gobelet de café vide pratiquement sur les pieds du jeune homme, qu'il dépassait d'une tête.


— Tu devrais faire pareil, compléta-t-il.

— Contrairement à vous, je me souviens de pourquoi je suis devenu flic.

— On en reparlera dans quelques années, alors, ricana Leeland.

— Avec plaisir.


Michael vibrait de détermination et d'une soif de justice si absolues qu'elles émeuvaient presque l'inspecteur. Lui-même se sentait soudain très las. Son visage redevint sérieux.


— Allez, petit, laisse. C'est beaucoup d'ennuis pour pas grand-chose. Dans tous les cas, Stanley a payé. Pourquoi tu veux salir sa mémoire ? Il est mort maintenant.

— Mais vous, vous allez bien, non ?


Leeland lui renvoya un regard vide.


— Tu crois ?


Puis il haussa ses lourdes épaules et s'éloigna sans rien ajouter.

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