Viva Las Vegas [Terminée]

By Nomnomio

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A Las Vegas, tout brille. Lumières, champagne, jeux de casino et de pouvoir, femmes fatales, rien n'est trop... More

Prologue
Episode 1
Episode 2
Episode 3
Episode 4
Episode 5
Episode 6
Episode 7
Episode 8
Episode 9
Episode 10
Episode 11
Episode 12
Episode 13
Episode 14
Episode 15
Episode 16
Episode 17
Episode 18
Episode 19
Episode 20
Episode 21
Episode 22
Episode 23
Episode 24
Episode 25
Episode 26
Episode 27
Episode 28
Episode 29
Episode 31
Episode 32
Episode 33
Episode 34
Episode 35
Episode 36
Episode 37
Episode 38
Episode 39
Episode 40
Episode 41
Episode 42
Épilogue

Episode 30

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By Nomnomio

La pluie lui manquait.

A Rome, après la pluie, les rues avaient toujours cette brillance et cette odeur distincte de pavé humide, la foule se clairsemait et se cachait sous de grands parapluies, et la nuit semblait tomber plus tôt.

Quand il pleuvait ou qu'il avait plu, Patrizia venait le chercher jusqu'aux gymnases où il s'entraînait à tous les arts martiaux possibles, car elle savait qu'il n'avait pas de parapluie sur lui. Alors elle faisait tout le trajet sur ses grandes jambes cagneuses, un parapluie à la main, mais il ne savait pas comment elle se débrouillait, elle arrivait toujours avec les cheveux trempés. Et même lorsqu'ils avaient grandi, et qu'il était devenu définitivement indifférent aux gouttes qui lui tombaient dessus, elle était toujours là, fidèle à ce qui était devenu leur habitude.


Mais ici, au milieu du désert, il ne pleuvait pas.


C'était à cela que Nero pensait, assis sur son lit en regardant ce soleil exaspérant par la fenêtre. Il pouvait pas pleuvoir, des fois ?


— On devrait bouger d'ici, décréta Sol en sortant de la salle de bains, ses longs cheveux dorés enroulés dans une serviette de toilette. Tu n'as pas envie de bouger ?

— Si. Il y a pas un hôtel où il pleut ?


La jeune fille s'arrêta net, l'air de se demander si elle avait bien entendu, avant de s'esclaffer.


— Pourquoi voudrais-tu qu'il y ait un hôtel dans lequel il pleut ?

— Il y a bien un hôtel dans lequel il y a des tigres blancs. Et un faux volcan. Et un bateau pirate. Pourquoi pas ?

— D'accord, c'est vrai, vu comme ça, concéda Sol dans un sourire. Il pourrait carrément y avoir un hôtel où il pleut. Mais pour quoi faire ?


Pour que ça sente le pavé humide. Pour mouiller les cheveux des filles. Pour partager un parapluie avec les gens qu'on aime.


— Je sais pas, marmonna-t-il en haussant les épaules. Pour changer.

— Ah, tu aimerais qu'il pleuve plus ? Mon pauvre, tu n'as pas choisi la bonne ville.

— J'ai vu ça.

— On peut retourner au Venetian si tu veux. Le faux ciel à l'intérieur a toujours l'air un peu sombre. Ça ira avec ton humeur ténébreuse.

— Pas de glace, avertit le jeune homme, la faisant éclater de rire.

— Non, céda-t-elle en s'agenouillant sur le lit pour venir l'embrasser. Pas de glace.



♦♣♥♠



Ils marchèrent jusqu'au Venetian en longeant les hôtels au plus près, pour s'abriter autant que possible du soleil écrasant et permettre aux brumisateurs extérieurs de les atteindre. Les vagues de chaleur qui montaient du trottoir semblaient former un écran mouvant devant tout ce qui les entourait.


— C'est l'anniversaire de mon père bientôt, venait de lui dire Sol. Il faudrait que je lui trouve un beau cadeau. Je regarderai dans les boutiques du Venetian si je trouve une idée, tu auras le droit de m'attendre dehors si tu n'as pas envie de shopping. Qu'est-ce que tu offrirais à ton père, toi ?

— Je sais pas, il est mort.

— Oui mais, s'il était toujours en vie, tu lui offrirais quoi ?

— Je sais vraiment pas. On se faisait pas trop de cadeaux chez nous.

— Avec tes sœurs non plus ?

— Parfois...

— Les pauvres devaient avoir tellement de mal à te trouver quelque chose ! Raconte-moi un cadeau d'elles dont tu te souviens.

— Ma sœur aînée m'achetait souvent des chemises. Elle était à fond sur la mode, elle trouvait toujours des bonnes fringues.

— Rien de plus mémorable ? insista la jeune fille.

— Je sais pas... Cinzia a essayé de m'offrir un chaton qu'elle voulait recueillir une fois, mais mon père voulait pas d'animaux, alors on l'a remis à la rue. Mais je crois qu'elles ont continué à aller le nourrir en secret pendant longtemps. Alors bon, c'était pas vraiment un cadeau...


Il essaya de creuser sa mémoire à la recherche d'une réponse un peu plus satisfaisante, jusqu'à ce que quelque chose remonte à la surface.


— Il y avait eu cette fois... Je devais avoir quatorze ou quinze ans, et on est partis en vacances pour la première fois. C'était juste un week-end et c'était à trois heures de voiture de chez nous.

— C'était où ?

— Une ville de touristes qui s'appelle Termoli, se rappela-t-il dans un haussement d'épaules, mais on y est allés en octobre, quand c'était vide. On avait presque les plages pour nous seuls.

— J'adorerais une plage vide pour moi toute seule. Bon, et mes amis.

— Ouais enfin, il y avait une raison pour que ce soit vide. Il faisait vraiment froid pour la saison et il y avait un de ces vents. Mais bon, ça dérangeait pas ma petite sœur de dix ans, et elle s'est fait une collection de coquillages pendant qu'on se promenait.

— J'essaie de t'imaginer te promener à la plage, les pieds nus et tout... « grmbl, du sable, ça gratte, on s'enfonce, nul, grmbl », grommela-t-elle d'une voix d'outre-tombe.

— Eh !

— Oh, je plaisante, tu le sais bien, s'amusa-t-elle devant sa mine offusquée. Je sais très bien que tu n'as pas dit ça. Tu as dû passer un bon moment, surtout si vous ne partiez jamais. C'était quoi le cadeau du coup ?

— Cinzia a déterré un coquillage, spécialement pour moi, enfin c'est ce qu'elle a dit, et elle l'a ramené avec elle. Mon autre sœur a trouvé une belle chaîne sur laquelle le faire monter et elles me l'ont offert en pendentif à mon anniversaire. C'est tout, conclut-il en haussant une nouvelle fois les épaules. Je me souviens juste de celui-là.

— C'est mignon, je trouve. Il ressemblait à quoi, ce coquillage ?

— Je me souviens plus du tout.

— Mais tu te souviens de la plage.

— Oui.

— J'aime les cadeaux-souvenirs, comme ça. Des fois j'ai l'occasion d'en faire à mon père. Mais cette année... Je ne vois pas trop.

— T'as l'air assez proche de ton père pourtant.

— Plus que de ma mère, si c'est ce que tu veux dire, souligna-t-elle avec un sourire fantomatique. La famille, c'est compliqué...

— Je sais bien, soupira-t-il. Mais c'est quoi le problème avec ta mère ?

— Le problème, ah, eh bien... Tu as vu ma mère, tu vois bien comment elle est... Froide. Ce n'est pas juste une apparence. Elle a toujours été comme ça, très distante, très reine des glaces, y compris avec mon père, avec moi... Des fois je me demande si elle est capable de ressentir quoi que ce soit. Enfin bon, j'ai surtout vite compris qu'il me faudrait pas trop compter sur elle pour l'affection, tout ça. Je ne comprends toujours pas vraiment qui elle est. C'est ma propre mère, et elle peut me mettre très mal à l'aise parfois. C'est juste bizarre, tu ne trouves pas ?

— C'est elle qui est bizarre. Il y a un truc chez elle, qui met pas à l'aise. Alors ouais, je comprends.


Leurs pas les menèrent enfin vers l'hôtel, ses colonnades et ses canaux intérieurs qu'ils commençaient à connaître – Sol avait un penchant pour ce lieu et ainsi leurs excursions les y conduisaient souvent. Ils se promenèrent ensemble un moment entre les touristes, dans les rues pavées, jusqu'à atteindre la zone commerciale.


— Et toi, ta mère ? avait repris la jeune fille sur le chemin.

— Quoi, ma mère ?

— Tu parles de ton père parfois, mais ta mère jamais.

— Elle est morte tôt. Je l'ai pas beaucoup connue. Elle parlait presque jamais, de toute façon.

— Au moins tu as de qui tenir... Pardonne-moi pour cette question un peu crue, mais tout le monde est mort dans ta famille ?! A ton âge, ce n'est pas si fréquent.

— Peut-être que je mérite mon surnom.

— Quel surnom ?

— Ben, Nero.


Sol en trébucha de surprise et se raccrocha à son bras.


— Est-ce que tu es en train de me dire, s'exclama-t-elle une fois ressaisie, que Nero n'est pas ton vrai prénom ?

— Oui, c'est juste un surnom qu'on m'a donné très tôt.

— Pourquoi, on t'avait surpris en train de jouer de la lyre pendant que Rome brûlait ?

— Hein ?

— Laisse tomber. Mais d'où ça vient, alors ?


Il haussa les épaules.


— D'après ce qu'on m'a dit, le jour où je suis né, il y a eu quelques incidents dans le quartier. Un arbre est tombé, un voisin s'est cassé le bras... Je ne sais plus quoi d'autre. Mais du coup, pour taquiner mon père, tout le monde s'est mis à dire que je portais malheur, que j'étais un chat noir, il gatto nero.

— Ce n'est... pas très sympa comme surnom.

— C'était une blague. C'est comme ça, de toute façon. Au bout d'un moment ça s'est réduit à juste Nero, et c'est resté. Même ma famille m'appelait comme ça et plus personne utilisait mon prénom, alors moi non plus.

— Toi alors, tu as toujours de drôles d'histoires.

— Ah bon ?

— Oh oui. Oh, attends, il faut que j'aille voir si je trouve quelque chose pour mon père là-dedans. Tu ne veux pas venir, le chat noir ?

— Vas-y.


La jeune fille entra dans un magasin et Nero resta là à l'attendre, accoudé à une balustrade sur un pont qui enjambait les canaux couleur de piscine.

Cinzia se mariait dans moins d'un mois et il ne voyait pas comment la situation pouvait s'arranger d'ici là. Il ne voulait pas lui faire de mal, mais ce mariage lui déplaisait toujours, et il ne pourrait pas s'accommoder de la présence de Patrizia, malgré les demandes insistantes de sa petite sœur de passer outre.


Il sentit quelqu'un s'approcher de lui parmi le flot des touristes qui passait dans son dos, mais il fit semblant de rien et garda les yeux rivés sur l'eau trop claire, prêt à toute éventualité.


— Tiens, tiens, mais qui voilà !


Il se retourna, étonné par cette éventualité à laquelle il ne s'était pas préparé, et se retrouva face à des yeux pétillants, un brushing noir étincelant et un sourire rouge sombre presque narquois.


— Gina ?

— Elle-même. Flattée que tu te souviennes de mon nom, j'ai eu peur un instant que tu ne me reconnaisses pas.

— Pourquoi je te reconnaîtrais pas ?

— Ah, le second degré, c'est toujours pas ça, hein ?

— Pas ma faute si t'exagères.

— Tu es si mignon quand tu te vexes. Je voulais dire, reformula-t-elle en s'accoudant à côté de lui – très près de lui, que je n'avais pas eu de tes nouvelles depuis si longtemps, j'avais des raisons de penser que tu m'avais oubliée.

— Ton mari m'a envoyé chez les Porto-Ricains, je suis plus dans le coin.

— Oui, oui, je sais... Enfin, ajouta-t-elle en rejetant sa lourde chevelure noire en arrière, tu n'as pas vraiment cherché à passer dans le coin non plus.

— Non, convint-il, trop dénué de tact pour être malhonnête.

— Tu ne sais vraiment pas comment parler aux femmes, toi, hein ? Bah... ça te réussit quand même, on dirait.


Avec une moue ironique mais un peu hautaine, elle désigna d'un mouvement de tête la boutique à quelques mètres d'eux, faisant tinter ses lourdes boucles d'oreille.


— La fille du Padre, hm ? Tu aimes compliquer les choses, hein ? Mais c'est sûr, elle est plus de ton âge.

— Tu me fais une crise de jalousie ou quelque chose comme ça ?


Gina lâcha un rire bref et sec qui contredisait l'impression de nonchalance qu'elle cherchait à se donner.


— Si je commence à être jalouse pour chaque gigolo que je me tape..., mordit-elle.


L'insulte glissa complètement sur Nero, qui n'était intéressé que par la réponse à sa question.


— Tant mieux.


La femme du Pater fut d'abord choquée par cette absence de réaction, puis, comme résignée, elle descendit de ses grands chevaux et son visage reprit une expression plus douce, presque attendrie.


— Tu es une affreuse personne, Nero, tu le sais ? Je vous ai vus arriver avec la Porto-Ricaine, tu avais l'air différent... Mieux dans tes pompes, plus heureux aussi peut-être. Je t'ai même vu parler, et ça n'avait pas l'air d'être trois mots. Tu dois tenir à elle, à ta façon... Et pourtant, le pire ? C'est que tu finiras par la blesser.

— Pourquoi je ferais ça ?

— Parce que c'est ce que tu fais, Nero. Tu blesses les gens.

— Je cherche pas à faire ça.

— Mais qu'est-ce que tu cherches, au fond ? Qu'est-ce que tu cherches ? répéta-t-elle en secouant la tête et en s'éloignant doucement de lui.


Il ne répondit pas, principalement parce qu'il n'en avait pas la moindre idée. Il la laissa partir, lui lançant à peine un regard par-dessus son épaule, préférant scruter l'eau chlorée en-dessous de lui, qui ne le confrontait pas, elle. A quelques mètres de lui, Gina s'arrêta pourtant, et se retourna avec un sourire un peu perfide qu'il ne pouvait pas voir.


— Au fait, elle est au courant pour ton amie la strip-teaseuse chinoise ?


Il pivota brusquement, mais elle disparaissait déjà dans la foule d'une démarche royale. Il resta planté là un peu hébété, à se demander d'où elle savait – est-ce qu'elle le suivait partout ou un truc du genre ? Puis il se dit que ce serait ridicule. Elle avait dû l'apprendre d'une autre façon et elle avait balancé ça pour avoir le dernier mot. Il aperçut du coin de l'œil la chevelure blonde de Sol qui était sortie de la boutique, et détacha finalement son regard de l'endroit où Gina avait disparu.


— Est-ce que c'était Gina ? demanda la jeune fille en arrivant à son niveau et en jetant un coup d'œil dans la même direction.

— Ouais.

— Qu'est-ce qu'elle voulait ?

— Elle m'a vu, elle disait juste bonjour.

— Ah, répondit simplement Sol en le soupesant d'un regard plus songeur que d'habitude.

— T'as trouvé quelque chose pour ton père ?

— Rien de convaincant. Ça t'embête si je vais faire un tour dans une autre boutique ?

— Non, je viens avec toi.

— J'ai entendu la partie sur la strip-teaseuse chinoise.

— Quoi ?

— Ce que Gina a dit sur... une strip-teaseuse chinoise ? J'ai entendu. Elle n'a pas été spécialement discrète alors je suppose que c'était son but. Bref.

— On parlait des boutiques, fut tout ce qu'il trouva à répondre face à ce tournant inattendu dans la conversation.

— J'étais partie pour faire semblant de ne pas avoir entendu ça, mais en fait je ne peux pas. Et surtout pas faire semblant de ne pas avoir vu ta réaction. Ce n'était pas un mensonge, n'est-ce pas ?


L'intonation était celle d'une question, mais rien dans l'attitude de Sol n'indiquait qu'elle attendait de réponse, alors il ne chercha pas à en donner à tout prix. Surtout qu'il ne savait pas mentir.


— Écoute, je..., reprit la jeune fille avant de s'interrompre de nouveau, fermant brièvement les yeux. J'ai juste besoin d'un peu de temps seule pour méditer là-dessus. Donc je vais faire une autre boutique, et tu peux m'attendre dehors ou t'en aller si tu n'as pas la patience, comme tu veux, même si c'est vrai que j'apprécierais que tu m'attendes mais je peux comprendre si – Bref, se coupa-t-elle toute seule, comme excédée par sa propre fébrilité. Je vais dans la boutique. Là-bas.


Elle tourna les talons brusquement, laissant Nero vaguement démuni face à ce retournement de situation. Pourquoi est-ce que Gina était venue tout compliquer ? Elle n'était même pas jalouse, elle l'avait dit elle-même. Il n'aimait pas quand les choses se compliquaient.


Lorsque Sol ressortit de la boutique d'un pas hésitant, une demi-heure plus tard, il était toujours au même endroit. Il s'était assis sur le rebord du pont, dos au canal, et regardait sans le voir le flot des gens qui passaient. Elle se sentit vaciller, parce qu'il était très beau comme ça, déjà, et aussi parce qu'elle trouvait quelque chose de curieusement attachant dans cette inertie qui le suivait partout. Comme s'il ne savait jamais vraiment où se mettre ni quoi faire alors il se mettait là et il faisait ce qu'il trouvait en attendant.

Mais en attendant quoi ?


Les yeux vert sombre du jeune homme s'accrochèrent à elle dès qu'elle franchit le seuil, et la suivirent alors qu'elle s'approchait, toujours aussi insondables. Elle s'arrêta devant lui mais un peu à distance, et il sentit que le vide entre eux ne serait pas comblé.


— Donc, reprit-elle comme s'il n'y avait pas eu d'interruption d'une demi-heure dans leur conversation, quand j'y réfléchis, je pense qu'il y a eu malentendu entre nous. C'est vrai qu'on a jamais parlé de ce qu'était notre relation, mais je ne suis pas trop du genre à vouloir discuter de tout comme ça et inutile de dire que toi nous plus, arrête-moi si je me trompe.


Nero ne l'arrêta pas.


— Et, enfin, bref, peut-être que pour toi notre relation c'est juste comme ça et tu peux continuer à voir d'autres filles, des Gina ou des strip-teaseuses chinoises ou... Je pense que c'est ça parce que tu n'as même pas l'air de voir vraiment le problème. Mais moi, clairement, ouais, ça me dérange. Et je n'ai pas envie d'être sur ton dos et de vérifier à qui tu parles et où tu vas, c'est juste tellement pas mon genre. Mais j'ai pas non plus envie d'avoir des doutes tout le temps. Je suis pas faite pour une relation comme ça.

— Je peux arrêter de voir Kiwi, proposa-t-il avec sa meilleure volonté – l'idée ne le dérangeait pas outre mesure.


Sol le regarda quelques instants comme si elle considérait l'option, mais finit par secouer tristement la tête.


— Il y aura toujours une « Kiwi », pas vrai ? Je veux dire, il y a plein de femmes dans ta vie, et tu les aimes toutes d'une certaine façon, mais les aimer toutes à la fois c'est un peu comme n'en aimer aucune, tu t'en rends compte ? Ecoute, tout ce qui compte... je t'aime beaucoup mais je n'ai pas envie de m'embarquer dans une galère comme ça. On n'est pas sur la même longueur d'ondes, c'est tout, c'est comme ça. Ça fait un peu mal mais je préfère l'accepter maintenant. D'accord ?

— D'accord, quoi ?

— D'accord pour qu'on arrête là.

— Parce que je peux ne pas être d'accord ?


Elle esquissa un sourire fataliste.


— Non, tu as raison, ça n'empêcherait rien. Mais je préfère toujours les séparations en bons termes.

— Alors il faut arrêter dès que ça devient compliqué ? se surprit-il à dire.

— Non, répondit-elle, mais il faut aussi savoir quand c'est idiot de continuer. Je ne suis pas maso, Nero.


Elle marqua une pause, l'air de se demander si elle avait bien fait le tour du sujet. Il se demanda s'il était supposé dire quelque chose. Il aurait préféré qu'elle ne parte pas, vraiment, mais il ne voyait pas de moyen de la retenir et se sentait de toute façon un peu trop fier pour mettre un plan en œuvre s'il en trouvait.


— Ne t'inquiète pas, reprit-elle finalement, je ne dirai pas à mes parents que tu m'as trompée avec une strip-teaseuse chinoise. Je connais mon père, et puis nos affaires sont nos affaires. J'expliquerai juste que j'ai rompu parce que ça ne marchait pas nous deux, et puis c'est tout.

— Ok.


Elle commença à tourner les talons et il fut étonné de constater à quel point il avait peu envie qu'elle s'en aille.


— Sol.


Elle suspendit son geste, c'était toujours ça de gagné, quelques secondes, des secondes de présence réconfortante et de tâches de rousseur et d'yeux caramel. Mais pas de sourire lumineux, pour une fois.


— Désolé de t'avoir rendue triste.


La jeune fille pencha légèrement la tête sur le côté en le dévisageant une dernière fois, puis finit par hocher la tête et cette fois, elle partit.

Pourquoi tout le monde partait.


Pourquoi il ne pleuvait jamais dans le désert.



♦♣♥♠



Les quelques semaines suivantes passèrent au ralenti. Nero constata rapidement qu'il s'ennuyait, maintenant qu'il passait de nouveau ses journées seul. Il n'avait jamais été très occupé et ne pensait donc pas cela possible un jour, mais le fait était que Sol l'avait habitué à un quotidien un peu plus entraînant.


Il rendit donc visite à Kiwi plus souvent, toujours l'après-midi, seul moment où ils étaient disponibles tous les deux. Avant ou après le sexe, elle lui parlait de ses clients, des autres strip-teaseuses et des serveuses, de son enfance et de ses aspirations les plus inaccessibles, et lui écoutait, ou pas selon l'envie du moment. Parfois, c'était lui qui parlait, principalement pour se lamenter, mais ça le fatiguait vite alors il préférait la laisser dévider ses propres histoires. Il lui avait dit pour Sol, et elle avait sincèrement compati. Ça aurait pu paraître bizarre, mais à lui, ça lui semblait plutôt normal. Ses sentiments pour elle se rattachaient plus à de l'amitié qu'autre chose, si on pouvait les qualifier, et de son côté elle semblait totalement hermétique à l'amour. Sous ses dehors frivoles et fragiles, cette fille était un véritable tank. Un peu l'opposé de Sol, qui était beaucoup moins assurée à l'intérieur que ce qu'elle paraissait à l'extérieur.

Mais il ne fallait plus penser à Sol.


Il y pensa tout de même, avec un soupçon d'appréhension, lorsqu'il fut à nouveau convoqué chez le Padre, une après-midi où il avait prévu d'aller retrouver Kiwi. Il la prévint vaguement par message, avant de se diriger vers l'ascenseur en se demandant ce qui pouvait bien lui valoir cette sollicitation cette fois. Sol avait promis qu'elle ne dirait rien sur la cause de leur rupture. Est-ce qu'elle était revenue sur sa décision ?

Le Padre l'accueillit toutefois avec sa bonhommie habituelle, ce qui le rassura un peu. Domino n'était pas là, ce qui le rassura aussi.


— Nero ! Je ne t'ai pas vu depuis longtemps. Tiens, assieds-toi. Tu veux boire quelque chose ?

— Non, merci.

— Allons, prends une bière avec moi. Assieds-toi, vas-y.


Nero obtempéra en silence et accepta la bouteille qu'on lui tendait. Ils trinquèrent et burent la première gorgée sans un mot.


— C'est dommage, reprit le Padre en reposant la bière sur la table basse, j'étais très occupé alors que tu sortais avec ma fille, je n'ai pas pris bien le temps de te connaître. En même temps, je l'ai appris tard, petits cachotiers que vous êtes.


Nero se raidit dès la première mention de Sol. Ça y est, il en venait au but.


— Et maintenant, c'est trop tard, apparemment, soupira le parrain. Ma petite Sol m'a dit qu'elle t'avait largué.

— Oui, acquiesça prudemment le jeune homme, soulagé d'entendre cette version des faits.

— Navré pour toi. Enfin bon, je te mentirais en disant que ça me fait pleurer. Ne le prends pas personnellement, mais c'est ma fille tu comprends, comme tout bon père j'espère qu'elle peut faire mieux qu'un de mes hommes de main, ou pire, un homme de main du voisin. Tu comprends, n'est-ce pas ?


Le jeune homme hocha la tête en guise de réponse, refusant toujours de s'aventurer sur ce terrain plus que glissant.


— Bien. Maintenant qu'on a mis ça au clair, avançons. Je t'ai convoqué parce que je suis très content de ce que tu fais sur la Zone. J'aimerais bien te faire monter dans ma petite hiérarchie, malheureusement, en l'état des choses, je ne peux pas.

— Oui, votre femme me l'a déjà expliqué.

— Ma femme... ?


Le Padre avait l'air de sincèrement se demander de quoi il parlait. Nero se demanda s'il n'avait pas gaffé ; Domino n'avait jamais précisé que leur entretien était confidentiel, et le jeune homme avait naturellement supposé qu'il avait eu lieu avec l'accord du chef. La réaction étonnée de ce dernier, toutefois, ne semblait pas aller dans ce sens.


— Ma femme t'a expliqué quoi ? interrogea-t-il sans masquer sa perplexité.

— Non, j'ai dû mal comprendre.

— Dis-moi. Quand est-ce qu'elle t'a parlé ?

— Je l'ai croisée une fois, déforma-t-il, et elle m'a averti... à propos de votre fille. De ne pas m'approcher d'elle...

— Ah, les mères... Elle peut être surprotectrice parfois, tu sais.


Pas de ce que Sol lui avait décrit, non.


— ... Et au passage, elle m'a dit quelque chose sur la Zone mais je crois que j'ai mal compris.

— C'est donc ça... Bon, ce que j'essaie de te dire, moi, c'est que je ne peux pas te confier plus de responsabilités puisque tu restes un homme du Pater avant tout. Je trouve ça dommage, mais je pense que tu peux le comprendre, non ?


C'était donc bien exactement le même discours que Domino, mais le Padre ne savait clairement pas qu'on le lui avait déjà fait. Curieux.


— Je ne sais pas combien de temps va durer cet échange d'hommes de main, mais si avant l'échéance tu avais envie de faire quelque chose de plus... à ta hauteur... Tu me fais savoir, d'accord ?


Là encore, Nero se contenta de hocher la tête. Il n'avait jamais eu l'intention de rejoindre le gang des Porto-Ricains et se doutait bien que cette promotion qu'on lui faisait miroiter était avant tout une carotte pour le motiver à basculer. A aucun moment on ne lui avait précisé quel était au juste ce fabuleux poste qu'on lui attribuerait volontiers si seulement. Il ne prenait donc pas cette offre trop au sérieux.

De toute façon, il était dans le gang du Pater et c'était comme ça.


— Bon, conclut le Padre, voilà, je ne vais pas te retenir plus longtemps. Ce soir Ernesto a besoin que tu prennes ton poste une heure plus tôt, d'accord ?

— D'accord.


Alors qu'il se levait pour prendre congé, sa bière à peine entamée reposant toujours sur la table basse, Domino apparut en haut des escaliers. Elle les descendit, impériale, et traversa le salon jusqu'à la baie vitrée à droite, à côté de laquelle une large porte coulissante dissimulait ce qui devait être un dressing. En chemin, elle coula un coup d'œil vers le jeune homme – son expression était intense mais difficile à interpréter, alors il lui renvoya un regard tout aussi indéchiffrable et se dirigea vers la sortie.



♦♣♥♠



Lorsqu'il fut hors du Mandalay Bay, Nero sortit enfin son portable, mais ce ne fut que pour constater que Kiwi ne lui avait pas répondu. Ça le surprit un peu, parce qu'il la voyait souvent accrochée à son téléphone, ses ongles démesurés pianotant à toute vitesse sur le clavier, mais il ne s'en formalisa pas.


En revanche, il fut plus troublé lorsqu'arrivé au bar, il s'entendit répondre par la barmaid – qui commençait à bien le connaître – que Kiwi n'était pas là.


— Comment ça, pas là ? grommela-t-il.

— Vous aviez rendez-vous ? En tout cas, poursuivit la jeune femme face à son air buté qui n'annonçait pas de réponse, elle est pas encore arrivée. Personne l'a vue aujourd'hui.

— C'est normal ?

— Bah, c'est la star du show. Des fois, elle dort très tard, personne n'est là pour lui taper sur les doigts. Moi par contre, si j'ose me pointer en retard, ah ! Mais tant qu'elle est là pour son show ce soir...

— Tu pourras lui dire que je suis passé quand elle arrivera ?

— Bien sûr. Mais si tu veux vraiment de la compagnie avant ce soir, je finis mon service dans une demi-heure..., tenta tout de même la jeune femme.

— Désolé, on m'attend. Une autre fois, répondit Nero en lui tendant un billet pour sa bière. Garde la monnaie.

— Une autre fois, accepta la barmaid avec un sourire désabusé en prenant l'argent.


Nero sortit un peu agacé, se demandant ce qu'avait encore foutu Kiwi. Il savait qu'elle n'était pas particulièrement fiable, mais pour une fois leur rendez-vous était prévu, et il s'était déplacé jusqu'ici pour rien. Il ne lui restait plus qu'à se rendre directement jusqu'à la Zone, puisque l'heure habituelle avait été avancée.



♦♣♥♠



Le jeune Italien regagna le Mandalay Bay en suivant la course du soleil qui se levait lentement. Lorsqu'il parvint à l'hôtel, l'aube avait suffisamment éclairé le ciel pour que l'on oublie la nuit, et il ressentait étrangement peu le besoin de dormir.

Il traversa le lobby et sa cour intérieure, puis les terrasses de bar presque vides – les chaises n'étaient jamais rangées, même la nuit, car les joueurs invétérés pouvaient émerger du casino à n'importe quelle heure. Les alentours de la piscine étaient d'un calme inouï. Le jeune homme prit place sur l'un des fauteuils en osier, une jambe pendant au-dessus de l'eau et l'autre repliée sous lui. Il s'alluma une cigarette qu'il savoura en contemplant le ciel qui changeait de couleur à vue d'œil. Il jeta quand même un regard à son téléphone – toujours aucun signe de Kiwi. Était-ce encore une rupture ? Il ne l'imaginait pas faire ça comme ça. Elle devait juste être occupée.


A quoi pouvait être occupée une strip-teaseuse, songea vaguement son esprit brumeux.


Lorsque la cigarette fut consumée jusqu'au filtre, il s'était endormi.


Ce fut l'agitation matinale qui l'extirpa de son sommeil. Il émergea au milieu d'une foule de gens – pas autant que ce qu'il pouvait y avoir l'après-midi, mais quand même – et cela lui procura une sensation très désagréable. Rendu instantanément grognon par toute cette agitation, il décida de regagner ses quartiers. La tête lui tournait un peu – le soleil commençait déjà à taper durement.


Alors qu'il se mettait à l'abri dans la fraîcheur du lobby en se secouant doucement hors du sommeil, il se rappela Kiwi et son silence. Son téléphone n'affichait toujours rien ce matin.

Il savait que c'était probablement inutile – la jeune fille se réveillait rarement avant midi et ne risquait pas d'être présente au bar même à ce moment-là – mais il n'avait plus envie de dormir et plutôt envie de se dégourdir les jambes, alors il se mit en marche pour Fremont Street.


Le bar venait juste d'ouvrir et la barmaid habituelle était là – de ce qu'il en avait compris ou du moins cherché à comprendre, elle faisait la journée et une nouvelle équipe venait prendre le relais pour une partie de la soirée, avant que celle-ci revienne pour la clôture. Enfin, peu importait.

La jeune femme était en train d'essuyer des verres et fit une drôle de tête en le voyant arriver à cette heure.


— Oh, le mignon ! s'étonna-t-elle – c'était apparemment son surnom officiel. Viens, viens par ici.


A la surprise avait succédé une certaine inquiétude qu'il remarqua tout de suite, et il se rapprocha docilement du comptoir, car il sentait qu'elle avait quelque chose d'important à lui dire.


— Kiwi n'est pas venue hier soir, murmura-t-elle en se penchant par-dessus le bar pour maintenir un ton confidentiel. Personne n'a l'air de savoir où elle est. Tu n'as pas de nouvelles, pas d'idées d'où elle peut être ?

— Je pensais que c'était clair hier que je savais rien, et je sais toujours pas plus. Je venais justement te demander de ses nouvelles.

— Personne ne sait, alors, mignon. Le manager est fou. Il va devoir prévenir Smiley si elle a disparu – tu sais qui est Smiley ?

— Le petit gangster chinois.

— Petit, parle pour toi. Il nous chapeaute toutes, nous et d'autres moins chanceuses qui font directement le trottoir dans des quartiers moins branchés. Kiwi est la pièce maîtresse de son harem, tu vois l'idée ?

— Alors il devrait vous protéger en échange, non ? Comment est-ce qu'elle peut disparaître comme ça ?

— Je sais pas, mais tu étais tout le temps avec elle, elle ne parlait pas de partir ou quoi ?

— Non, jamais.

— Alors...


Ses yeux se rivèrent par-dessus l'épaule du jeune homme et elle se redressa brusquement, comme mue par une alarme intérieure, tous ses traits soudain fermés à double tour.


— Flic, eut-elle le temps de murmurer entre ses dents, sans lâcher le nouvel arrivant du regard.


Nero se retourna, pour faire exactement le même constat qu'elle. Un très grand type à l'allure nonchalante qui ne pouvait tromper personne venait de franchir le seuil. Il enleva son chapeau, révélant des yeux vaguement sournois, et s'avança en mâchant un chewing-gum, toute son attention concentrée sur la barmaid – il n'y avait pas beaucoup d'autres gens de toute façon.


— Butch Leeland, homicides, se présenta-t-il en exhibant son badge, une fois suffisamment près du comptoir. Est-ce que c'est ici que travaille... Xi Zhaowei ? Ou un truc comme ça, je n'ai foutrement aucune idée de comment ça se prononce. Elle ne devait pas utiliser ce nom, ceci dit.

— Oui, on l'appelle Kiwi, rétorqua la barmaid tout en conservant son expression totalement hermétique.

— Ah, merci, frangine, c'est tout de suite plus simple. Et j'en déduis donc qu'elle bossait ici... A quand remonte la dernière fois que vous l'avez vue ?

— Il y a un problème, inspecteur ?

— Hm, pour elle, plutôt, oui. J'ai bien peur qu'elle soit morte.


Nero pressentait cet instant depuis que le policier avait fait son entrée remarquée dans le bar, peut-être même depuis le premier texto auquel Kiwi n'avait jamais répondu, mais une partie de lui avait refusé de l'assimiler. Il prit l'annonce comme une gifle en pleine gueule, et il avait dû réagir sans le vouloir, car l'inspecteur sembla faire attention à lui pour la première fois depuis son arrivée.


— Tu n'as pas la tête de quelqu'un qui bosse ici, toi, lui fit-il remarquer, l'air songeur.

— Ah ouais ?

— Ouais. Pas assez bridé, mon frère, se moqua Leeland en tirant sur le coin de ses propres yeux pour illustrer son propos.

— Tout le monde ici est votre frère ou votre sœur ?

— Tu as une grande gueule, pour une petite frappe. Qu'est-ce qu'une petite frappe comme toi fait ici si tôt le matin ? Tiens, tu la connaissais, toi, Kiwi ?

— C'est mon copain, intervint la barmaid. Il vient me voir le matin avant que je commence mon service.

— Ah ouais ? Il a déjà vu Kiwi, ton copain ?

— Non, mentit Nero. Juste entendu parler.

— Elle n'est jamais là avant l'après-midi, l'appuya la barmaid – c'était quoi son nom déjà ? Elle était en train de le protéger et il n'avait aucune idée de son nom. Remarque, elle ne connaissait pas le sien non plus.

— Et elle était là hier après-midi ? reprit le policier à l'adresse de la jeune femme, mais ses yeux songeurs restaient toujours fixés sur Nero.

— Je... sais pas.

— Comment ça, tu sais pas ? Elle était là ou elle était pas là ?


La jeune femme suintait la peur à présent, malgré le masque de cire qu'elle semblait pouvoir conserver indéfiniment. Clairement, son témoignage devait auparavant passer par la validation de leur « manager », voire de Smiley, et elle se retrouvait au pied du mur à ne pas savoir si elle devait mentir ou non.


— Pourquoi vous demandez pas directement à son manager ? intervint Nero avec morgue.

— Oh, mais c'est dans mes plans, tombeur. Tu sais quel est le problème des enquêtes avec les Chinois, hm ? Je peux te le dire à toi, t'es pas chinois. Le moindre truc simple, comme vérifier l'emploi du temps de la victime ? Un calvaire. C'est comme si tu demandais les codes nucléaires du gouvernement chinois. Il faut que le témoignage soit validé à un tellement haut niveau, que je me demande parfois s'ils doivent pas appeler le Parti là-bas à Pékin. Je veux dire, je sais que cette Kiwi n'était pas là hier, parce que d'après l'autopsie, eh ben elle avait déjà la gorge ouverte à l'autre bout de la ville. Mais tu crois que ta copine là, ou qui qu'elle soit pour toi, va me dire qu'elle s'est jamais pointée à son travail ? Nooon !

— Mais si vous connaissez déjà la réponse, pourquoi vous posez la question ?

— Mais c'est que t'es marrant, en plus d'être mignon.


Les deux hommes se dévisagèrent, Leeland devant mesurer environ le double du garçon, qui se contenta de lui renvoyer un regard torve. Nero espéra vaguement que rien dans son apparence ne reflétait le tumulte dans son crâne. Le type venait de révéler que Kiwi avait été assassinée. Assassinée. Mais par qui ? Ce fut la barmaid, occupée jusqu'ici à murmurer des trucs en chinois au téléphone, qui interrompit leur face-à-face à peine l'appareil raccroché.


— Inspecteur, si vous avez fini de draguer mon copain, je viens d'appeler mon manager, il est en route. Il va veiller à ce qu'on réponde à toutes vos questions.

— Merveilleux. Je peux m'asseoir là en attendant ? Oh et, une bière, merci.

— Vous êtes pas supposé ne pas boire en service ?

— Je suis un homme libre, et il n'y a rien de tel qu'une bière au saut du lit.

— Si vous le dites. Bébé, tu devrais aller au travail, comme tu peux le voir ça va être une matinée chargée, finalement.


Nero reçut le message cinq sur cinq et lui adressa un hochement de tête en guise de réponse, se dirigeant vers la porte sous le regard inquisiteur du policier.


— Est-ce que bébé a un nom ? demanda ce dernier alors qu'il allait atteindre la sortie.

— Pourquoi vous avez besoin de le savoir ?

— Pour rien. Je trouve bébé suspect. Appelle ça une intuition, nous autres policiers, on est nés avec ce don.

— Luca, finit par répondre Nero avec aplomb après un moment d'hésitation.

— A bientôt dans le coin, Luca, alors.

— C'est ça.


Leeland fixait toujours la porte de son air songeur longtemps après que le jeune homme soit sorti.



♦♣♥♠



Nero essaya de repasser au bar le soir même, mais il était fermé. Aucune explication n'avait été fournie : simplement, les néons de l'enseigne ne brillaient pas et la façade restait obstinément sombre, plongée dans l'obscurité derrière des rideaux noirs. C'était une triste vision. Alors qu'il commençait à s'éloigner, ne sachant pas où aller ensuite pour trouver plus d'informations, la porte s'entrouvrit et le visage de la barmaid se dessina dans l'ouverture.


— Psst, l'appela-t-elle en lui faisant rapidement signe.


Il obtempéra et se rapprocha d'elle, sans toutefois se coller à la porte, au cas où ils étaient observés – ce que l'attitude de la jeune femme semblait suggérer. Il contempla sans la voir la vitrine aux rideaux fermés.


— Qu'est-ce qui est arrivé à Kiwi ? murmura-t-il sans se tourner vers la barmaid.

— Je peux pas parler. J'ai un message pour toi.

— De qui ?

— Ce gars. Va le voir. Je laisse tomber un papier ici. Ce n'est pas un piège.


Il entendit la porte se refermer furtivement ; il attendit encore une bonne poignée de secondes avant de se détourner de la vitre, comme s'il allait reprendre sa route. Le papier roulé en boule au pied de l'entrée lui sauta aux yeux ; il laissa tomber sa clé à côté, ramassa le tout et reprit sa route.

Quelques mètres plus loin, il entra dans un des bars de Fremont et défroissa le papier en attendant sa bière au comptoir. Il ne comportait qu'une adresse et une heure : 7h du matin. Quiconque avait hâtivement rédigé ça connaissait ses horaires de vie.


Pour l'heure, il devait se rendre à la Zone, mais il décida qu'il serait là au rendez-vous, piège ou non. A l'heure actuelle, c'était la seule piste qu'il possédait pour comprendre ce qui était arrivé à Kiwi. Et dieu sait qu'il voulait le comprendre.

Et surtout, retrouver qui avait fait ça.

Et le lui faire regretter.

Vraiment regretter.



♦♣♥♠



L'adresse indiquée sur le papier était celle d'un diner, dans un quartier complètement perdu de la ville où Nero n'avait jamais mis les pieds auparavant. Il ne savait pas encore si c'était parce que le lieu était favorable à un traquenard ou plus prosaïquement parce que son mystérieux interlocuteur tenait à ce qu'ils ne soient pas vus.


Il était arrivé en avance, alors il prit place dans un box, se demandant comment il était censé savoir au juste qui il attendait. Puis il décida qu'il verrait bien et commanda un café pour ne pas s'endormir sur la banquette trop moelleuse. Au deuxième café, une ombre passa et un type prit place en face de lui avec une rapidité déconcertante – il n'avait même pas eu le temps de le voir se glisser sur le siège.

C'était un Chinois de grande taille, mince, plutôt jeune et impossiblement élégant quand bien même sa tenue restait basique – une chemise blanche, un jean et des baskets.


— Tu dois être Nero, le salua-t-il simplement, d'une voix qui oscillait entre l'ironie et l'ennui.


Y avait-il vraiment là quelque chose d'ironique et d'ennuyeux, ou est-ce qu'il parlait juste comme ça tout le temps ?


— C'est une bonne chose que tu aies eu mon message. Et que tu sois venu. Lisa, interpella-t-il alors que la serveuse passait à quelques mètres d'eux, sa cafetière à la main, un café pour moi aussi, s'il te plaît.


C'était donc qu'il parlait comme ça tout le temps. Même avec la jeune fille, qu'il semblait connaître et à qui il avait adressé un sourire au charme énervant, sa voix restait la même. Nero n'était pas sûr d'avoir la patience.


— T'es qui ?

— Jimmy, répondit simplement le jeune homme en allumant une cigarette. Merci, Lisa.


Un autre sourire et Lisa partit en sautillant presque, peut-être en gloussant discrètement, qui sait.


— Peut-être que Kiwi t'avait parlé de moi. Peut-être pas. Ce n'est pas très important. Elle m'avait parlé de toi, en tout cas, et tu es aussi nerveux que tu en avais l'air dans sa description. Merde, plus encore.

— Tu es son pote qui travaille pour Smiley, réalisa soudain Nero, presque soulagé de ne pas avoir affaire à un amant à elle.

Exactamente. C'est justement ta nervosité qui m'amène ici. Tu as l'air du genre de type constamment prêt à faire quelque chose de stupide.

— Comme quoi ?

— Eh bien, chercher le meurtrier de Kiwi par exemple. Ou encore mieux, la venger.

— Tu sais des choses ?

— Je suis passé au bar. La police n'avait pas révélé grand-chose, mais avec un peu de logique, pas difficile de reconstituer le puzzle. Tu ne lis pas les journaux, je parie ? Il y a un détraqué en ce moment, qui tue des escorts et des strip-teaseuses. Peu de détails sur le mode opératoire, à part chez La Taupe qui invente la moitié de ses articles, donc aucune certitude, mais ça a l'air plutôt artisanal et sanglant.

— Elle a eu la gorge ouverte.

— Ouais, Cherry m'a dit ça.

— Cherry ?

— La barmaid. Tu ne sais même pas son nom ? Bah, après tout, elle n'avait pas l'air de connaître le tien non plus. Donc, d'après les articles, ce sont les inspecteurs Leeland et O'Brien qui sont chargés de cette enquête.

— Leeland.

— Je vois que ça t'évoque quelque chose. Grand type, sale gueule, mauvaises manières ? C'est lui. Il traîne absolument partout sur cette enquête, mais bizarrement ça n'avance pas pour autant. Et son partenaire n'a été vu sur aucune scène de crime. Tu l'ignores peut-être, mais en bref, ce n'est pas comme ça que ça marche. Donc, il y a ça.

— J'ai du mal à te suivre.

— Oui, je parie que tu as du mal. Elle ne m'a jamais particulièrement parlé de ton cerveau. Tu n'as pas besoin de te préoccuper des détails, mais je vais m'occuper moi-même de régler le problème de son meurtrier, et ça me simplifierait beaucoup la vie que tu restes juste en-dehors de ça.

— Je sais régler les problèmes seul.

— Pas celui-là, non. Pas avec ta méthode.

— Qu'est-ce que ça peut te foutre d'ailleurs ?

— Eh bien, c'est une très bonne question tu vois, et je suis content que tu l'aies posée. Kiwi était une très bonne amie et elle se souciait de toi. En ce qui me concerne personnellement, ta tête ne me revient pas, de ce que j'en sais tu es stupide et je me fous franchement de ce qui peut t'arriver dès l'instant où tu sors de ce café, mais, les amis, tu vois. Elle est morte et je la regrette beaucoup et elle n'aurait pas aimé qu'il t'arrive malheur à cause d'elle.

— C'est pas tes oignons.

— C'est sûr. Est-ce que tu pourrais au moins ne pas venir à l'enterrement ?

— Je sais pas quand c'est.

— Jeudi, quand ils auront rendu le corps. Je te le dis parce que tu le découvriras de toute façon. Probablement Cherry qui vendra la mèche parce qu'elle a un faible pour toi. Donc, jeudi, et j'espère ne pas te voir. Parce que si tu y vas, je ne serai pas le seul à te voir.

— Qui d'autre ? l'encouragea Nero sur un ton de défi.

— Eh bien, tout le monde. A savoir, Smiley, qui est furieux et qui guettera tout visage suspect à l'enterrement de sa chouchoute. Tu as un visage suspect, Nero. Tu n'y peux rien, ta maman t'a fait comme ça. Et il ne lui faudra pas longtemps pour découvrir que tu voyais Kiwi souvent, très souvent. Donc, il y a ça. Et puis il y a l'inspecteur Leeland, qui traque beaucoup plus les témoins que les suspects, et qui trouvera curieux de te voir ici alors que, rappelle-toi, tu ne connais pas Kiwi et tu es juste le copain de Cherry.

— Qu'est-ce que tu veux dire, il traque les témoins ? releva le jeune homme.

— Peut-être que tu n'es pas irrattrapable après tout. Comment as-tu trouvé son attitude quand tu l'as vu ? Est-ce qu'il avait l'air à la limite de l'incompétence ?

— Oui.

— J'ai son dossier, il ne l'est pas. Quelque chose ne tourne pas rond avec cette enquête et la façon dont ces deux inspecteurs la mènent.

— Tu sais un truc. Sur le tueur, précisa Nero face à l'œillade curieuse de son interlocuteur.

— Je sais que le dernier soir où elle a été vue en vie, Kiwi était avec un client, un type gros et tellement insignifiant que personne n'a été capable de dire autre chose sur lui que « bah, gros ». Je n'aime pas les gens dont personne ne se souvient, c'est la chose la plus suspecte du monde. J'ai quand même réussi à obtenir un peu plus d'informations en posant des questions précises et en creusant. Donc, on a un gros très passe-partout avec l'air pas très sûr de lui, des cheveux gris en brosse et un costard, mais pas un truc de luxe, tu vois ?

— C'est tout ?

— Tu sais ce qu'est l'instinct, Nero ? Je crois que tu le sais. Tu sais ce qui m'intrigue, dans l'enquête menée par la police, en-dehors de la façon dont ils la mènent ? Pure question rhétorique, tu ne le sais pas, alors je vais te le dire. Ou plutôt...


Au lieu de terminer sa phrase, le jeune asiatique plongea la main dans la poche de son jean et en sortit un téléphone portable dernier cri. Après avoir pianoté sur quelques touches, il fit défiler des images sur son écran jusqu'à s'arrêter sur l'une d'entre elles ; il posa l'appareil sur la table et le poussa vers Nero.

C'était une photo type identité, d'un bonhomme gras et très quelconque, avec des cheveux gris et drus coiffés en brosse, un air effacé, de gros sourcils sombres.


— C'est le tueur ? demanda simplement le jeune homme.

— Oh, c'est mieux que ça. C'est l'inspecteur Stanley O'Brien. Et, oui, c'est aussi certainement le tueur.

— Un inspecteur de police ?

— Tu commences à comprendre ce que je veux dire par : hors de ta portée, reste en-dehors de ça ?

— Un inspecteur de police.

— Curieusement, ça se tiendrait. Et après tout, les flics sont des sociopathes en puissance comme les autres.

— Je vais tuer ce fils de pute, murmura Nero, les yeux rivés sur son gros visage insignifiant.

— Tu ne vas même pas t'en approcher. C'est un flic, bonhomme, réveille-toi. Et tous ses potes sont des flics. Si c'est bien lui, Leeland traque les témoins et le tient à l'écart des scènes de crime pour que personne ne le reconnaisse. Ce qui veut dire qu'il sait. Si tu connaissais quoi que ce soit au fonctionnement de la police de Vegas, tu saurais qu'il n'est probablement pas le seul. Leeland est protégé par Dieu lui-même. C'est trop subtil pour toi, cette histoire. Trop compliqué. Tu ne peux pas les attaquer de front et c'est la seule stratégie que tu dois connaître. Donc, fais ce que Kiwi aurait voulu que tu fasses, et reste bien tranquille. Vis ta vie, passe à autre chose.

— C'est ce que tu vas faire ?

— Tu crois que tu connaissais vraiment Kiwi ? Tu crois qu'elle te dirait quoi, là, si tu lui promettais de la venger ? Moi je la connaissais, et sa réponse serait : « et alors ? je serai toujours morte, non ? » Nero, elle en aurait rien à foutre que tu la venges, je te le promets.

— Tu comprends pas, répondit Nero en se levant de son siège. Je me fous de ce qu'elle aurait voulu. Je veux tuer ce type, parce que moi je veux qu'il crève.


Sans un mot de plus, le jeune Italien jeta la monnaie pour ses cafés sur la table et partit, laissant Jimmy contempler le vide, sourcils levés.


— Au moins ça a le mérite d'être franc, finit par commenter ce dernier pour lui-même, puis il haussa les épaules en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Kiwi, tu es témoin, j'ai essayé.


Il laissa à son tour un billet sur la table et sortit.

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