Pendant ce qui lui semblait être une éternité, Noà se sentit dériver, les yeux clos derrière un monde auquel il ne pensait appartenir. Toute notion d'espace et de temps avaient déserté son corps, lui-même dépourvu de la moindre sensation. Sa brûlure à la jambe avait disparu. Les blessures à son crâne et à ses coudes aussi. Désormais, seul son cœur souffrait, lui faisait comprendre que tout ce qu'il venait de vivre était réel.
Matharach s'était imploradié. Le pouvoir de Boréale s'était déchaîné contre le dragon, contre lui, contre Warmaugh dans son intégralité. Pourtant, en dépit du vide qu'il peinait à combler, Noà ne s'était jamais senti aussi apaisé qu'en cet instant.
À mesure qu'il flottait dans l'inconnu, le xomythois ne perçut aucune odeur, n'effleura aucune texture. Il ne savait d'ailleurs indiquer si son corps montait, descendait, allait à gauche ou à droite ; il savait juste qu'il se déplaçait.
L'éventualité de sa mort le frappa soudainement. Peut-être avait-il succombé au chaos glacial de Matharach. Peut-être n'avait-il pas sauté dans le gouffre de lumière à temps et que son âme errait dans un entre deux mondes, à la recherche de Lyréah. Et si cette sortie décelée par le commandant drakkien n'en était pas une ? Que Matharach avait aussi condamné Kalyö, Iryanä et les jumeaux sans le vouloir ? Que tous les espoirs pour rétablir la paix sur Ustral étaient partis en fumée à cause d'une simple erreur de jugement ?
Ses angoisses s'estompèrent quand une particule froide se déposa sur son nez. Petit à petit, Noà sentit son cerveau se reconnecter, ses membres se libérer de leur torpeur. Une brise agréable siffla dans ses oreilles et il se décida à ouvrir les yeux.
Une infinité d'étoiles luisait dans le firmament nocturne, au-dessus de sa tête. Noà ne comptait plus le nombre de fois où il avait interrompu toute activité pour admirer la voûte céleste, mais jamais elle n'avait autant brillé qu'ici. Chaque astre était plus gros, resplendissait davantage. Certains d'entre eux se mêlaient à d'autres et formaient des traînées bleues, roses ou blanches. Envoûté par ce spectacle de lumières coruscantes, Noà se redressa et remarqua qu'il se trouvait sur une épaisse couche de neige, dont la poudre immaculée chutait du ciel et déposait ses flocons avec une grâce hypnotisante. Devant lui, un pic de montagne se dévoilait, si proche des étoiles qu'il parût les toucher.
— Noà... ?
L'élémentaire de Foudre se crispa. Il ne voulait pas avoir à leur expliquer. Malgré la beauté du lieu, il aurait tout donné pour échanger sa place avec un autre. Mais quand Töm se rapprocha pour le prendre dans ses bras, toute culpabilité s'évapora.
Noà remarqua que les quêteurs étaient dans le même état que lui. Aucune blessure ne marquait leur corps. Toute trace de fatigue avait déserté leur visage, uniquement habité par une géhenne intérieure.
— Où... où est Matharach ? demanda Iryanä.
Un long silence s'ensuivit, où les images de la caverne heurtèrent Noà en pleine figure. Jamais il n'avait assisté à une imploradiation et de ce qu'il avait cru comprendre, jamais personne n'y avait survécu. Il espérait, surtout, ne pas se faire blâmer par sa disparition. Car Matharach était revenu pour le sauver. Deux fois.
Noà ne le connaissait que depuis quelques tours, mais sa façon d'être et son enthousiasme à vivre comme si chaque souffle était un cadeau des dieux l'avait rendu admirable. Le xomythois se sentait effondré, alors il n'osait imaginer l'état des autres ; ceux qui le côtoyaient depuis leur plus jeune âge.
— Il a... il s'est... murmura-t-il, incapable de trouver les bons mots.
Kalyö détourna le regard. Sa mâchoire se serra, les jointures de ses doigts blanchirent, mais il ne répliqua pas. Iryanä, elle, gardait le visage rivé sur lui, refusant d'admettre ce qu'elle avait compris. Des larmes apparurent au coin de ses yeux cristallins et dévalèrent ses joues pâles.
— Le descendant de Boréale n'est plus, prononça une voix derrière Aria. Son combat face à Lokrèg représentait l'ultime étape de son odyssée.
Apparu de nulle part, un homme vêtu d'une longue toge brune s'avança vers eux. Son faciès était ridé, ses prunelles anthracite – toutefois différentes des descendants de Cyélinne. D'un air neutre, il s'inclina devant ses visiteurs, puis leur annonça :
— Bienvenue au Pic des Pléiades. Je m'appelle Vorëol. Mon maître attendait votre venue.
— Votre maître ? répéta Iryanä d'une voix brisée, les yeux rougis par des larmes impossibles à contenir.
— Le seigneur des Triméniums, précisa l'homme en toute normalité. Il est temps pour vous de le rencontrer. Veuillez me suivre.
Dans un silence que même les damnés d'Hoxynûr n'auraient pu troubler, les quêteurs laissèrent Vorëol les guider vers celui qui représentait le dénouement de leur périple. Pourtant, même si Noà remerciait les dieux d'être en vie, il ne parvint à exulter.
Cette victoire avait un goût de défaite, sonnait comme une nouvelle provocation de Tòphios. S'il fermait les yeux et se concentrait, il pouvait entendre ses acerbes railleries, lui affirmant que le décès de Matharach n'était que la première d'une longue liste, et que trouver Kraskènyd avant lui ne changerait rien. Errakys était sur le point de se faire engloutir par la déferlante de nortox. Xomythe, Azikru et des dizaines d'autres villages mineurs avaient déjà disparu sous les assauts de l'Ombre, alors à quoi bon résister si, d'ici quelques tours, il n'y avait plus rien à sauver ? La mort d'Isach et Aurora avait été l'évènement le plus difficile qu'il avait eu à supporter, et voilà qu'il se retrouvait avec celle du chef d'escadron sur la conscience.
Noà se tourna vers les jumeaux. Côte à côte, ils n'avaient jamais paru aussi soudés. Iryanä et Kalyö marchaient ensemble, presque soutenus l'un à l'autre. Et à travers ce tableau de désolation subsistait ce que Noà ressentit au plus profond de son être : l'espoir.
Au cours de cette quête, tous avaient manqué de faillir un nombre incalculable de fois. Leur lutte contre le dragon avait presque coûté à Noà une jambe, à Kalyö un corps, à Iryanä une vie. Pourtant, ici, perdus à l'autre bout du continent, dans un endroit caché du reste du monde, ils étaient sains et sauf. Intacts. Était-ce la magie du lieu qui avait guéri leurs blessures ? Noà s'en contrefichait. Matharach avait donné sa vie pour que tous parvinssent au sommet de cette montagne mirifique. S'abattre sur sa mort reviendrait à entacher à la fois sa mémoire et son sacrifice, et le xomythois ne pouvait se le permettre.
La traversée de la montagne s'éternisa, mais Noà ne ressentit aucune fatigue. À cette altitude, le vent aurait dû glacer chaque parcelle de son corps. Il constata même après un certain temps que la neige qui tombait du ciel n'était pas froide. Sans doute s'agissait-il d'une énième illusion provoquée par le pouvoir de Kraskènyd.
— Nous y sommes, déclara Vorëol en s'arrêtant au pied d'un versant. Mon maître se trouve un peu plus haut, je vous laisse continuer.
— Vous ne venez pas ? lui demanda Töm.
Le vieil homme secoua la tête.
— Il m'est interdit d'assister aux entrevues. De plus, en tant que pèlerin, je ne supporterais pas les sorts de protection. Bonne chance.
Noà leva les yeux et s'engagea aussitôt, décidé à ne plus s'attarder. La consécration de ses efforts n'était qu'à quelques mètres. De la sueur avait perlé. Du sang avait coulé. L'appréhension et les doutes, eux, persistaient, mais il touchait enfin au but. Depuis des cycles déjà, même si Ustral hurlait dans l'ombre, il savait qu'aujourd'hui, grâce aux jumeaux et lui, le signal d'alerte avait été lancé. Et en dépit de la terreur lui nouant la gorge, son cœur palpitait d'excitation, absorbait cette infime particule de lumière décelée à travers les ténèbres répandues par Arkalax.
Suivi de ses acolytes, Noà finit par atteindre le sommet. Alors, pour la première fois de son existence, il le vit.
Kraskènyd se tenait dos à eux, les mains dirigées vers le firmament. Une sphère lumineuse lévitait dans ses paumes, réagissait à ses prières soufflées en Primustral tandis qu'autour d'eux, un univers entier semblait se bâtir. Le corps céleste diffusa son essence divine, enveloppa le Triménium dans un halo étincelant, que ce dernier finit par absorber. Après quoi, la lueur disparut et l'Oracle du Temps se tourna vers ses invités.
De ses iris ébène se dévoilait l'Histoire d'Ustral. Les temps de paix et les époques de guerre avaient sculpté chaque partie de son visage, creusé ses joues, cerné le dessous de ses paupières, blanchi ses quelques cheveux restants. Malgré tout, le Triménium, de par sa posture et son aura ancestrale, paraissait aussi robuste que n'importe qui d'autre. Dans un sourire réconfortant, il tendit les bras vers les quêteurs, qui le rejoignirent sans discuter.
— Drakkiens, c'est un immense honneur de vous rencontrer, déclara-t-il.
Noà ne put se résoudre à détourner le regard. À quelques centimètres, il pouvait presque ressentir sa puissance, l'énergie millénaire et occulte qui sommeillait en lui.
— J'aurais préféré vous accueillir en d'autres circonstances, avoua Kraskènyd, avant de lever la tête vers l'océan étoilé. Le Pic des Pléiades s'est formé suite à l'imploradiation des dieux, afin que terre et ciel fusionnent et guident les générations futures. Hélas, ce spectacle offert par Lyréah doit vous sembler bien fade, compte tenu des récents évènements...
Le cœur de Noà se fendit en deux. L'oracle venait-il de faire allusion au sacrifice de Matharach ou à la situation actuelle d'Ustral ?
— Votre ami était un parfait représentant des dieux, poursuivit le gouverneur des Triméniums. Il a rempli sa part dans la préservation du continent... et c'est à vous qu'incombe la tâche de finir cette mission. Regardez.
Captivés par ses mots, les élémentaires posèrent les yeux sur des astres qu'il leur montrait. Plus gros, plus lumineux que tous les autres, ils les incitèrent à pivoter sur eux-mêmes pour tous les apercevoir. De par leur couleur symbolique, Noà comprit leur signification à la seconde où Kraskènyd reprit la parole.
— Ferkhâd, Tellüs, Cyélinne, Aelèk, Boréale et Zoraïn veillent sur Ustral depuis plus de trois millénaires. Tout ce qui vous entoure est le fruit de leur sacrifice ; le même ayant permis d'anéantir Sâtomb. Et bien que leur enveloppe charnelle ne fasse plus partie de ce monde...
Un sourire discret se dessina sur ses lèvres. Kraskènyd ferma les yeux, comme s'il essayait de se souvenir des instants passés aux côtés des six divinités.
— Leur conscience vit encore en chacun de nous, conclut-il. Elles nous guident, accordent à chaque naissance élémentaire un de leur don, afin que leur héritage perdure et protège leur espèce.
Il reporta son attention sur ses visiteurs. Son sourire s'estompa. Ses yeux noirs se mirent à briller.
— Ce sont eux qui vous ont permis de me rencontrer. Ustral a besoin de vous plus que jamais. Et si vous êtes ici, c'est parce que les dieux l'ont décidé. Parce que vous êtes, à l'heure actuelle, les seuls en mesure d'alerter les royaumes et d'empêcher l'Ombre de se propager.
Le Triménium porta une main à son cœur, sur sa longue parure noire et dorée, là où était brodée l'Exhadràlûm.
— Elle me cherche... désespérément, souffla-t-il. Ses assauts lancés aux quatre coins du continent n'ont eu que pour but de me retrouver, d'éradiquer l'unique personne en mesure de la détruire. Mais ce soir, d'ici quelques minutes, ce fardeau ne sera plus le mien.
Kraskènyd s'arrêta sur chaque élémentaire, comme pour s'assurer qu'ils comprenaient ce qui allait se passer. Iryanä rétorqua en premier :
— Cette ombre... est-elle bien celle que nous soupçonnons ? S'agit-il d'Arkalax ?
Le prophète se contenta de hocher la tête. Son manque d'expression figea les quêteurs sur place. Noà avait assez entendu ce nom pour se préparer à cette éventualité, mais apprendre la certitude de son retour par l'Oracle du Temps eu l'effet d'une explosion dans sa poitrine. Au fond, il avait toujours espéré qu'ils se fussent trompés. Que l'invasion des nortox sur Xomythe n'avait été qu'un malentendu ; la mort d'Isach et Aurora qu'un tragique accident ; leur fuite à travers les terres septentrionales qu'un concours de circonstance les ayant menés vers une fausse piste. Pourtant, tout était vrai. Arkalax déchaînait ses ténèbres. Ustral se trouvait bel et bien aux portes du chaos.
— Nous avons tellement de points à éclaircir, mais j'ai peur que le temps nous fasse défaut, renchérit le sage originel. Le royaume des elfes se prépare à subir un conflit d'une ampleur dévastatrice. Le sang recouvrira ses murs, les morts joncheront ses rues. Nous en sommes arrivés à un tournant où les mots coupent plus fort que l'épée, où la vérité a plus d'impact qu'une imploradiation.
— Si vous nous indiquez les vers de la prophétie, notre tête sera autant mise à prix que la vôtre, n'est-ce pas ? l'interrogea Aria.
— En effet. Arkalax a su user de ses propres méthodes pour faire parler l'un de mes frères. Essayer d'entrer dans son esprit, lui accorder un châtiment auquel la Mort elle-même se serait délectée.
— Le traître, marmonna Noà en repensant aux paroles d'Orbis et du Triménium de ses rêves. C'est à cause de lui qu'Arkalax est au courant de tout. Il lui a dit qu'une prophétie avait été interceptée, que sa vie était menacée. Des milliers d'innocents sont morts par sa faute.
— Mon garçon... tu n'as aucune idée de ce dont l'Ombre est capable pour parvenir à ses fins. La seule chose qui a permis à mon frère de ne pas dévoiler ces vers réside dans le fait qu'il ne les connaisse pas. Dès l'instant où le présage m'est arrivé, il y a dix-huit ans, j'ai fermé mon esprit et coupé le lien qui m'unissait à mon assemblée. Les quelques secondes nécessaires pour m'exécuter me font penser que certains Triméniums sont parvenus à posséder des bribes de cette prophétie, mais rien de primordial à sa compréhension. À l'heure où nous conversons, l'Ombre marche autant dans l'inconnu que vous, et si elle ne le reste pas jusqu'à la fin, Ustral sera perdu.
— Mais... et si on se fait capturer ? s'inquiéta Töm, devenu aussi blanc que la neige de la montagne. Et si Arkalax nous torture, s'infiltre dans notre esprit pour nous faire parler ?
À ces mots, Kraskènyd se contenta de sourire. Il s'approcha du xomythois et lui posa l'index sur le front. Une lueur émana à l'extrémité de son doigt, qui s'infiltra à travers la peau de Töm. Celui-ci ferma les yeux, comme en état de transe, et manqua de s'écrouler.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? s'exclama Aria en rattrapant son frère de justesse. Qu'est-ce que vous lui avez fait ?
— L'Ombre possède des pouvoirs colossaux, répondit le prophète. Elle serait autant capable de détruire l'âme d'un individu que son corps. Fouiller dans les méandres d'un esprit à la recherche d'une information est l'un de ses atouts les plus dévastateurs. Malheureusement pour elle, cette faculté n'aurait aucun effet sur mon esprit et celui de mes frères. La magie qui nous habite est beaucoup plus ancienne, bien qu'elle le sache sûrement déjà.
— Je... je ne comprends pas, répliqua Aria.
L'oracle du Temps se dirigea alors vers chacun de ses hôtes. De la même façon qu'avec Töm, il effleura leur front du bout du doigt. Kalyö chancela. Iryanä émit une plainte à peine audible. Aria s'appuya sur son frère pour ne pas flancher, à l'instar de Noà, qui sentit une chaleur parcourir son corps avant de se loger dans son crâne.
— Je vous ai offert la même protection que celle de mon assemblée, expliqua Kraskènyd. Vous êtes dorénavant invulnérables à l'Œil d'Arkalax. En d'autres termes : vous êtes prêts.
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Atom Music Audio ~ Omniscient ♪
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