- Précédemment -
Noà redirigea son regard vers les deux inconnus.
— Tu l'as sur toi ? l'interrogea le plus vieux.
Son acolyte sortit de sa poche un morceau de tissu qu'il déplia. À l'intérieur se trouvait une étrange plante s'apparentant à de la mousse d'un vert olive.
— N'en abuse surtout pas. Respecte le dosage et elle devrait être sur pieds en moins de quatre tours.
— Se souviendra-t-elle de moi ?
— On en a déjà parlé. Soit tu la laisses dépérir, soit tu lui sauves la vie. L'effet est différent sur chaque individu alors tu peux garder espoir. Il est possible que...
Le contrebandier croisa le regard de Noà derrière le dos de son client et s'interrompit. Aussitôt, l'élémentaire baissa la tête. Son sang se glaça. Il lança un coup d'œil alarmant à Thaelôs, mais il comprit qu'il était trop tard.
L'homme se leva de sa chaise et se rapprocha de leur table. Une lueur scabreuse brillait derrière ses iris sombres.
— T'as un problème, petit ? éructa-t-il une fois parvenu à sa hauteur.
Thaelôs dévisagea le pèlerin.
— Je vous demande pardon ?
— 'Faut que t'apprennes à ton gosse à se mêler de son fignard.
Le soldat lança un regard lourd de reproches à Noà.
— Excusez-le. Il ne vous importunera plus.
Satisfait de l'attention qu'il venait de créer, le trafiquant s'apprêta à faire demi-tour. Ses yeux se posèrent néanmoins sur Aria et ses lèvres se dessinèrent en un sourire malicieux.
— Tiens, salut toi.
La concernée dévisagea l'homme avec mépris. À côté de Noà, Töm se mit à dégager une source de chaleur qui n'augurait rien de bon.
— Je peux savoir comment tu t'appelles ?
— Va te faire foutre, cracha-t-il alors.
Le pèlerin ricana et regarda autour de lui. La totalité des villageois du bar admirait la scène avec une curiosité maladive. Certains commençaient même à se rapprocher de l'homme, obnubilé par Aria.
— Qu'est-ce qui te fait croire que tu peux me parler comme ça ? demanda-t-il à Töm en s'humectant les lèvres. Tu penses que ton stupide pouvoir te donne des privilèges ? Que parce que t'es un contrôleur d'élément, tu vaux mieux que nous tous réunis ici ?
— Non. Je pense juste que t'es aussi abruti qu'un glougne et que si tu touches à ma sœur, je te fais rôtir la cervelle que ton crâne peine à faire fonctionner.
Le marchand serra les poings. Une colère prenait possession de son corps, faisait trembler ses membres et déformait les traits de son visage.
— T'as entendu le petit, ajouta Thaelôs. Dégage d'ici.
Comprenant qu'il n'aurait aucune chance face au guerrier, le pèlerin adressa une révérence exagérée, puis se recula avec un rictus. Thaelôs rangea l'argent qu'il venait de sortir de sa poche et s'adressa aux xomythois d'un ton catégorique :
— Allons-nous-en.
Sans se le faire répéter, ils s'exécutèrent et quittèrent la taverne aussi vite que possible. Une fois dehors, ils constatèrent avec effroi qu'une vingtaine d'habitants les avaient pris en embuscade. Leur regard était vide. La pluie collait le peu de cheveux qu'il leur restait sur leur front gras.
— Et maintenant ? bredouilla Töm, une faible sphère enflammée dans le creux de la main.
Noà l'imita et fit descendre sa Foudre le long de ses doigts. S'il avait été seul avec les jumeaux, il aurait déjà attaqué, mais son instinct l'incita à attendre l'ordre de Thaelôs. Lui seul saurait quoi faire dans ce genre de situation.
L'azikrin scrutait les alentours à une vitesse démesurée. Les villageois ne cessaient de s'agglutiner autour d'eux et, si Thaelôs ne se dépêchait pas de trouver une échappatoire, Noà comprit qu'ils n'en sortiraient pas indemnes. Après une attente interminable, le guerrier ferma les yeux et ses bras s'embrasèrent. Noà sentit la chaleur de son élément tandis qu'il balançait une déferlante de flammes sur sa gauche. Le souffle de la déflagration enveloppa une dizaine de corps et érigea un passage dans lequel il s'engouffra.
— Courez !
Noà, Töm et Aria lui obéirent sans crier gare. Derrière eux, les râles inhumains de leurs assaillants retentirent par-delà le vacarme du déluge. Engagés dans une course-poursuite, ils s'apprêtèrent à retourner vers la forêt par laquelle ils étaient arrivés, mais découvrirent que c'était impossible. Une foule d'individus bloquait l'accès et les toisait en hurlant des injures incompréhensibles. Thaelôs entraîna les xomythois au cœur du village, à la recherche d'un endroit où s'abriter.
Même s'ils paraissaient fous et dénués de raison, Noà s'aperçut assez vite que les habitants étaient rapides. Trop rapides. Plus leur fuite s'éternisait, plus ils augmentaient en nombre et gagnaient du terrain.
Une silhouette finit mystérieusement par attirer leur attention, au bout d'une impasse. Elle agitait les bras dans leur direction, les incitait à la rejoindre.
— Ça doit être un piège ! s'époumona Aria.
— C'est notre dernier espoir ! répliqua Thaelôs, le souffle court. Si c'est une autre embuscade, on ne réfléchit pas et on déverse nos éléments sur ces enfoirés !
À mesure qu'il se rapprochait, Noà distingua le visage de celle qui essayait tant bien que mal de les sauver. Quand ils parvinrent à sa hauteur, l'habitante les poussa à l'intérieur de sa masure et ferma la porte à double tour.
Pendant trop longtemps, les échos fantomatiques des cris des individus résonnèrent au-dehors. Puis, tout aussi vite, la demeure dans laquelle les fugitifs venaient de s'engouffrer fut plongée dans un silence. Noà pivota vers son hôte – une femme grande et svelte – et s'apprêta à la remercier, mais elle le stoppa dans son élan en posant un doigt sur ses lèvres.
Elle portait une longue robe malachite, sur laquelle fleurs roses et feuilles de pins vert foncé étaient brodées. Attachés minutieusement, ses cheveux blonds dévoilaient quelques mèches blanches, synonyme de son âge avancé. Ses yeux incarnadins dégageaient une puissante aura et inspiraient une sagesse vénérable. Lorsque les râles des villageois aliénés s'estompèrent enfin, elle laissa exprimer sa colère :
— Par mes aïeuls, pour qui vous prenez-vous ? Comment avez-vous osé venir sur Zajox ?
Elle adressa un regard lourd de reproches à Thaelôs.
— Vous n'avez pas honte d'amener des enfants dans un lieu aussi lugubre ?
Devant leur stupeur, la vieille femme prit une grande inspiration. Elle s'engagea dans un couloir et indiqua à ses hôtes de la suivre. Après l'avoir traversé, ils tournèrent à droite et arrivèrent dans un petit salon miteux. Une table en bois, trois chaises vétustes et un canapé troué constituaient l'unique mobilier de la pièce.
— Prenez place, leur dit-elle après avoir épousseté un des coussins du divan.
Noà s'assit en poussant un soupir las. L'adrénaline retomba tandis que son cœur reprenait un rythme régulier.
— Merci beaucoup, la gratifia Thaelôs. Quelles étaient ces créatures ?
— Des Imprégnés. De simples pèlerins rongés par la solitude et la maladie, répondit-elle. Que faites-vous ici ?
— Nous cherchions un endroit pour nous abriter de la pluie. Nous ne savions pas que ce village était... enfin.
L'habitante hocha la tête. Elle s'assit à son tour sur l'une des chaises disponibles.
— Zajox est un endroit malfamé, abandonné depuis plusieurs années. Lorsque les importations ont cessé d'avoir lieu, les quelques élémentaires qui vivaient ici et qui pouvaient nous aider dans les champs sont partis. Les plus pauvres ont été contraints de se débrouiller seuls...
— Comment ça se fait que vous avez pas fini comme eux ? l'interrogea Töm, intrigué.
— Parce que cette maladie se transmet grâce à une herbe que les plus riches s'acquièrent et revendent. Elle efface les effets de la faim, de la soif et les douleurs superficielles, mais plonge chaque individu dans un état de vésanie irréversible.
Noà repensa à la mousse verte que l'homme du bar avait essayé de revendre à sa victime, puis comprit.
— Ils gagnent leur vie en profitant de la détresse des autres... murmura-t-il. Et tous acceptent sans réfléchir. C'est horrible.
— Vous n'imaginez pas à quel point la solitude et la pauvreté peuvent transformer un Homme, mon garçon. Elles vous font prendre des décisions auxquelles vous n'auriez jamais pensé ; vous transforment en un être dépourvu de toute logique. Votre instinct de survie prend le dessus sur votre sens moral. Si, une fois au fond du gouffre, quelqu'un vous propose de faire disparaître tous vos maux sans que vous ne ressentiez la moindre douleur, permettez-moi de douter de votre choix.
Noà baissa la tête. Il avait envie d'hurler à la femme qu'elle se trompait, qu'il ressentait cette douleur, qu'à l'instant où les yeux de son frère s'étaient figés et que le corps de sa mère s'était écroulé, il avait heurté ce précipice ténébreux par lequel il lui semblait impossible de remonter. Malgré tout, il s'abstint de la moindre réflexion.
— Puis-je savoir vos noms ? demanda-t-elle à ses convives.
Thaelôs et les xomythois se présentèrent.
— Et vous ? renchérit Aria, les sourcils froncés. Comment vous appelez-vous ?
La femme parut réfléchir un court instant, puis annonça :
— J'ai plusieurs noms, mais ici, vous pouvez m'appeler Joànne.
— Ici ? répéta Töm, perplexe. Vous avez un prénom pour chaque endroit où vous allez ?
Joànne lui sourit, mais ne prit aucune peine de lui répondre. Au lieu de quoi, elle se leva et se dirigea dans la pièce voisine. Après un court instant, elle revint les bras chargés de nourriture et de boissons disposées sur un plateau en bronze. Sans réfléchir au danger, les visiteurs se ruèrent dessus.
— Que faisiez-vous dans les bois entourant Zajox ? les interrogea-t-elle ensuite.
— On est en route pour Drakkä, répliqua Töm, avant de recevoir un coup de coude dans les côtes par Thaelôs.
— Voyage familial, précisa le guerrier. Mes enfants et moi visitions la région.
— Je vois... et donc au lieu de passer par la Voie Drakkiäle, vous avez préféré longer les forêts d'Azikru et de Zajox ? En voilà un itinéraire intéressant...
Joànne esquissa un sourire chaleureux en voyant Thaelôs se renfrogner.
— N'ayez crainte, je sais très bien ce qu'il se passe. Il m'est facile de reconnaître un soldat d'Azikru, j'y ai moi-même vécu pendant plusieurs années.
À ces mots, les quatre élémentaires écarquillèrent les yeux.
— Ustral est en train de connaître un tournant décisif dans son histoire. Les marchands de Venin viennent de plus en plus souvent sur Zajox. Quelque chose d'horrible est en train de se produire...
— Des marchands de Venin ? répéta Noà en ravalant sa salive.
— Ce serait peut-être irresponsable de ma part de te l'expliquer, mon enfant, mais sache que beaucoup de villageois – les plus touchés par la folie –, espèrent se faire imprégner, devenir d'autres... personnes, servir un but différent.
Une fois de plus, le sang de Noà se figea. Sa respiration s'emballa tandis qu'un voile opaque vint troubler sa vision.
Du venin. Imprégner. Devenir d'autres personnes. Servir un but différent.
Les jumeaux comprirent à leur tour. Töm serra l'avant-bras de son ami pour le réconforter, mais Noà ne put se défaire du néant qui, à nouveau, cherchait à le happer.
Sa mère avait succombé au poison répandu sur la lame de Tòphios. Elle s'était changée en nortox, avait perdu toute son humanité avant de s'octroyer une meilleure fin. Joànne devait sans doute parler de ça. Cette dernière, remarquant qu'elle venait de toucher un point sensible, fronça les sourcils.
— J'ignore les circonstances qui vous ont amenés ici et je préfère que vous les gardiez pour vous. Dans tous les cas, sachez que vous êtes les bienvenus. Vous pouvez vous reposer un peu, manger et vous changer à l'étage. Vous devriez attendre une heure ou deux avant de reprendre votre route, le temps que les Imprégnés oublient votre présence.
Thaelôs se détendit et remercia la vieille femme.
— Nous ne vous importunerons pas longtemps. Nous espérons rejoindre notre premier point de chute avant la tombée de la nuit.
— Un point de chute entre Zajox et Drakkä ? Comptez-vous faire un détour ?
Töm secoua la tête.
— Non. On doit rejoindre une ferme.
— Une auberge, le corrigea l'azikrin, les yeux levés au plafond. Elle n'est plus qu'à quelques heures de marche.
— Vous voulez parler de celle de Béross ? demanda Joànne, surprise.
Thaelôs resta coi. Aria sortit de son sac la carte offerte par Boulrèk et désigna l'endroit à la villageoise.
— Oui, c'est bien celle-là, fit-elle remarquer. Malheureusement, elle n'est plus en service depuis plusieurs lunes et je crains que son propriétaire, assez âgé d'ailleurs, n'ait commencé à perdre la tête...
— Par Ferkhâd, tout le monde devient fou en ce moment ou quoi ?
Face aux regards braqués sur lui, Töm baissa la tête.
— Je plaisantais... désolé.
— Béross est un ami de longue date, reprit Joànne. Autrefois forgeron au royaume d'Errakys, il a décidé de prendre sa retraite à l'écart et a bâti à lui seul son auberge. Je n'ai plus eu de nouvelles depuis que j'ai entendu parler de l'effondrement. Des voyageurs m'ont dit qu'il y vivait toujours et refusait de quitter les lieux. Il vous accueillera peut-être, mais je tiens à vous prévenir, ne vous faites pas trop d'espoirs...
— Que voulez-vous dire par « effondrement » ? l'interrogea Aria.
D'abord hésitante, la vieille femme finit par expirer un grand coup. Noà pouvait lire sur son visage une profonde tristesse.
— Les villages septentrionaux se font annihiler un par un. On raconte que des créatures ancestrales s'éveillent et anéantissent tous ceux qui osent se mettre en travers de leur chemin...
Les quatre élémentaires se dévisagèrent, tétanisés.
— Personne ne sait exactement d'où elles viennent et pourquoi elles commettent ces atrocités. Des rumeurs parcourent les contrées du continent. Certaines disent que quelque chose approche. Quelque chose d'ancien.
Elle posa les yeux sur chacun de ses invités, puis annonça :
— Azikru n'est qu'une bourgade parmi tant d'autres. Si vous venez de là, retournez-y le plus rapidement possible. Sauvez vos proches, réfugiez-vous derrière les enceintes des royaumes majeurs. Ce n'est qu'une question de tours avant qu'il tombe, lui aussi...
Un étau chauffé à blanc comprima l'estomac de Noà. Il se tourna vers les jumeaux, dont le visage trahissait une peur inqualifiable. Même s'il avait entendu les paroles de Joànne, une partie de lui refusait de la croire.
Car si elle disait vrai, cela signifiait que Xomythe n'était pas le seul village à avoir été détruit.
Car si elle disait vrai, Azérine était en danger de mort.
Car si elle disait vrai, Azikru était sur le point de subir un massacre.
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Audiomachine ~ Impera ♪
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