Lorsque mes doigts entrent en contact avec le rubis, un flux de chaleur passe entre moi et la stèle. Elle s'assombrit à mesure qu'un contour rouge s'y dessine.
Immobile, j'ai l'impression que le courant dégagé par le sol rocheux converge vers moi.
Un picotement me démange le poignet gauche, se faisant de plus en plus insistant au fil du temps. Le quart de lune de la dalle se reproduit sur mon avant-bras, s'inscrivant dans ma chair sous mes yeux ébahis. La pierre a beau brûler ma paume, je n'arrive pas à me détacher de la douleur. Elle m'ancre dans le présent.
Toute personne normalement constituée aurait sans doute jeté la gemme aussi loin que possible, arrêtant par la même occasion le mécanisme engendré par la stèle.
Pas moi.
Curieusement, ma vie me semble à cet instant précis particulièrement magique, comme si toute la souffrance que j'avais ressentie jusqu'à maintenant s'évacuait grâce à ce rubis.
Une fois le tatouage terminé, la dalle perd de sa noirceur et retrouve sa teinte grisâtre. Un léger pourtour rouge subsiste néanmoins, unique vestige de l'acte irréel auquel je viens de prendre part.
En jetant un coup d'œil à mon poignet, je constate sans surprise que la teinte noire de l'esquisse s'est également estompée. Peut-être suis-je un peu stoïque sur le moment, stupéfaite de me retrouver au cœur d'un tel spectacle orchestré par une simple pierre, aussi précieuse soit-elle. Seule demeure la ligne rouge finement tracée sur ma peau, ébauche d'un dessin dépourvu d'une quelconque signification, presque invisible à l'œil nu.
Essoufflée par cette subite montée d'adrénaline, je reprends le rubis et le fourre dans ma poche avant qu'il ne m'arrive une nouvelle mésaventure ; j'ai eu mon quota pour la soirée. Pour l'année entière, même !
Ce que je viens de vivre est absolument extraordinaire ! Jamais auparavant je n'ai vu quelque chose d'aussi invraisemblable, et pourtant... C'est la réalité.
Même si je ne sais pas à quoi correspond ce rituel, la marque inscrite dans ma chair a son importance, j'en suis convaincue.
Mon futur ne me paraît plus si incertain, contrairement à ce que j'imaginais il y a quelques heures encore.
Perplexe et confuse à la fois, je quitte précipitamment la clairière, pressée de retrouver le monde tout à fait classique et banal dans lequel je baigne depuis ma naissance. Heureusement, personne n'a assisté à la scène : ça a son utilité, de vivre dans un coin paumé !
En à peine quinze minutes, je suis rentrée chez moi. La nuit est déjà tombée, c'est un miracle que je puisse y retourner aussi facilement alors que je n'ai emprunté ce chemin qu'une fois auparavant. Dans le sens inverse, qui plus est.
💎💎💎
Peu de temps après avoir enfourné une pizza, deux coups frappés à la porte retentissent dans la maison, exactement comme la veille. J'interromps ma cuisson et me dirige calmement vers l'entrée. Qu'est-ce que c'est que ça, encore ?
En ouvrant, je m'attends à me retrouver face à n'importe qui – vagabond de passage cherchant son chemin, Nathan et Kilian venus achever leur travail – sauf... lui.
À sa vue, je suis brusquement propulsée en arrière, comme ce fut le cas la veille en touchant ma pierre.
Le jeune homme de ma vision.
Sa silhouette élancée surgit de ma mémoire comme pour me prévenir de l'importance de cette visite. Mon intuition se confirme lorsqu'il prononce sur ce ton irrésistible, reconnaissable entre mille :
— Suis-moi.
Deux mots, une voix identique à celle que je croyais avoir rêvé. Suave. Envoûtante. Sensuelle.
Pas de doute, c'est bel et bien lui.
Je reste figée un instant, surprise à la vue de cet anonyme issu de mon monde onirique. Il est là, face à moi.
Je m'avance de quelques pas pour mieux l'étudier. Est-il bien réel ? Il n'esquisse pas le moindre mouvement, mais change d'expression à mon approche, dérouté par ma réaction.
Une mèche brune retombe sagement sur son front, cachant ses yeux d'un gris perlé qui tire sur le noir. On dirait qu'il sort du lit avec ses cheveux ébouriffés, même s'il paraît parfaitement réveillé et conscient de ses mouvements.
Il n'y a pas de doute possible. Si ce gars était de Ladilis, je l'aurais obligatoirement remarqué avant. Il m'aurait presque motivée à faire un jogging, si j'avais pu espérer le croiser autour du terrain de foot.
Il me domine par sa taille – ça n'est pas bien difficile avec mon mètre cinquante-six. Un fin T-shirt rouge bordeaux dessine le contour de ses abdominaux. C'est comme si tout son être aspirait au désir. Il a quasiment la même dégaine que l'un de ces journalistes sportifs à l'air faussement studieux, à deux trois détails près : il ne faut pas oublier que l'inconnu qui vient de débarquer chez moi arbore un sourire diablement séduisant. Ou il faut plutôt en faire abstraction pour s'attarder sur la raison de son entrée si brusque et injustifiée. Bon sang, je crois bien n'avoir jamais été aussi troublée par quelqu'un !
— Suis-moi, répète-t-il plus sèchement, convaincu de ma coopération.
— Non.
C'est bien, je suis tout de même assez lucide pour refuser. Ce type a beau me faire de l'effet, je ne vais pas me laisser embobiner aussi facilement. Pas question d'obtempérer avant qu'il me décline son identité et qu'il me prouve que cette mystérieuse aura qui se dégage de lui n'est qu'un leurre, une carapace, un mur érigé dans le seul but de le protéger. Abandonner ma pizza pour un type flippant sorti de nulle part ? Sûrement pas !
Il me fait penser à l'un de ces caïds méprisants et fascinants à la fois : ceux qui ne manquent pas d'attirer les filles dans une valse lente, semblable à une torpeur erratique qui se solde obligatoirement par un gouffre profond dans lequel tombe la victime, laissant pleurs et rancœurs dans son sillage.
Surpris par ma rebuffade, mon interlocuteur se retourne, agacé, et me fixe intensément, essayant de trouver ce qui ne va pas chez moi ; cette inconscience subtile qui m'enjoint de le défier du regard. D'un ton plus hargneux, il réitère son ordre tout en s'approchant, me frôlant de si près que je peux sentir le givre recouvrir mes joues lorsqu'il murmure avec une animosité sensible à mon égard :
— Suis-moi.
— Non.
L'air frais du dehors s'engouffre entre mes lèvres, donnant plus d'amplitude à mes paroles. Ses yeux se teintent de noir un instant alors que mes membres restent dans cet état d'engourdissement profond, incapables d'esquisser le moindre mouvement. Une part de mes pensées m'avertit que je ne suis pas en sécurité ici, seule avec lui, mais je m'en fiche.
Je suis ensorcelée par ses iris, à la merci totale de ce véritable ange déchu. La sensation de puissance qui émane de lui est telle qu'il m'attire irrémédiablement, me faisant éprouver un désir bien plus intense que ma répulsion première.
Mettons les choses au clair : qui Rubis doit-elle choisir ?
– La pizza 🍕
– Le mec de sa vision 💎
Et qui va-t-elle choisir réellement ? 😏