Règne animal

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     Un matin d'avril sonna ma naissance. D'après mon père, cela était un jour radieux où le monde avait cessé de tourner pour le célébrer, où même les oiseaux s'étaient réunis pour chanter. Une petite fille venait d'ouvrir ses yeux vairons sur son nouvel air.

Enfant unique, ma vie fut simple et je ne manquai de rien. Je grandis dans une petite maison de campagne aux côtés de cet homme merveilleux qu'était mon père. Nous possédions un large jardin fleuri et cultivé, et une ancienne grange dans laquelle nous passions une bonne partie de notre temps. À l'intérieur se trouvait une multitude d'objets, d'outils et une vieille voiture sur laquelle il travaillait de temps à autre. Tandis qu'au fond du bâtiment, sur un lit de paille, trônait une fine boite en carton placée de sorte à créer un abri suffisamment grand pour qu'un petit mammifère s'y loge. Chaque soir, à dix-neuf heures pile, nous traversions le chemin de gravier afin de nous rendre là-bas, les bras chargés.

À cette heure précise, les larges portes s'ouvraient sur l'extérieur et laissaient entrer les derniers rayons lumineux. Le soleil se couchait et donnait lieu à une gracieuse lune entourée de ses brillantes étoiles. Les pas sur le sol de bois le faisaient craquer et la lumière se dégageant de la lampe à huile venait éclairer son visage et ses oreilles fines, révélant également ses yeux perçants : elle était magnifique. La percevant légèrement intimidée par ma présence au début, je pris instinctivement mes précautions.

Mon père posait la lampe non loin de la paille et nous nous assaillons. Il me demandait ensuite de mettre devant nous le panier rempli que je tenais entre mes mains et de lui lister ce que nous avions ramené. J'avais pour ordre de ne pas trop m'approcher et de laisser les choses se faire. L'observation est la base de tout apprentissage, disait-il. Dès mon plus jeune âge je saisis l'importance de cette requête. Ainsi me tenais-je tranquille, assise un peu en retrait, tandis qu'il s'approchait de la boite afin de la retirer. Nous pouvions alors pleinement voir la petite créature ressemblant à une sorte de furet aux poils bruns et sales, allongée sur son lit en tiges de céréales.

Il fallait procurer certains soins précis et délicats. Ses actes étaient doux, il en avait l'habitude maintenant, cela faisait des années qu'il effectuait les mêmes gestes. Il se saisissait des produits, les uns après les autres, changeait les bandages, l'eau, la paille. Tandis que je restais immobile tout en écoutant attentivement ses explications et vérifiant ce qu'il faisait. Une vingtaine de minutes suffisait pour terminer.

Au fil du temps, je finis par me familiariser avec l'animal et mon père commença à me confier de petites missions. Lors de mes sept ans, j'avais déjà le droit de m'en approcher autant que lui. Je ne me munissais peut-être pas du matériel médical, mais je m'amusais à nettoyer les gamelles et les remplir à nouveau, ce qui restait utile. Cependant, il persistait une chose qu'il ne m'autorisait pas encore à voir — la blessure à son œil gauche. Pour ce bandage, il attendait que je sorte ou me tourne. Il disait qu'il attendrait que je sois prête pour me laisser regarder. Ce que couvraient les autres n'était pas choquant, même pour mes yeux d'enfant. Alors je gardais cette légère frustration pour moi et m'exécutait chaque fois.

Cela dura des années. Chaque nuit, à cette heure précise ; cela devenait un rituel que chacun attendait avec impatience. Ce temps était mis à profit pour discuter de l'école et de ce qu'il s'y passait, tout comme les autres événements extérieurs et les nouveautés. C'était un moment privilégié que je savais apprécier.

Lors de ma dixième année, j'eus le droit d'avoir des contacts avec elle. Mes petites mains, grandes par rapport à sa taille, se baladaient joyeusement sur sa douce fourrure dès que j'en avais l'occasion. Mon père jugea que j'étais devenue assez mature et consciencieuse pour cela. Il me faisait prendre mon temps et des précautions, ce qui me resta et que je finis par adopter pour tout ce que je fis par la suite.

Malheureusement, il n'y avait pas que du bon à ça et les temps joyeux arrivaient à terme. Sa maladie l'atteignait et commençait à causer des dégâts. Malgré tous les efforts fournis et toutes les personnes consultées, la guérison n'était pas possible, une évidence qui était dure d'encaisser.

Je mis un long moment avant d'accepter qu'il était condamné. Il se passa de longs mois durant lesquels je ne parvenais pas à être en paix face à cette réalité. Je me sentais triste, seule et je craignais ce jour fatidique. Vivre les instants présents, profiter du temps où il était à mes côtés devint mon seul but. J'appréciais chaque jour comme si c'était le dernier. Je ne souhaitais pas continuer sans lui, il était mon unique parent. Ma mère elle, je ne l'avais jamais connu, ni même vu. Il ne m'en parla que peu, me disant que c'était une femme formidable et que je n'avais aucune raison d'avoir de la rancœur envers elle. Alors une fois que la maladie l'aurait emporté, je resterais seule avec son enseignement, ses valeurs et sa maison en héritage.

Son corps se paralysait peu à peu. Ce fut d'abord de simples fourmillements dans ces membres, puis une difficulté à faire certains mouvements, lui demandant toujours plus d'efforts. Tout était de plus en plus dur, mais il tenait le choc et appréciait chaque aide donnée. Son mental était fort.

Quand j'eus une quinzaine d'années, il fallut lui trouver un fauteuil roulant tant son corps dysfonctionnait. Je l'emmenais partout avec moi et m'occupais de tout ce qu'il ne pouvait plus faire. Le petit animal de la grange, lui, était toujours là, dans le même état depuis toutes ces saisons. Le rituel n'avait jamais cessé, il était normal pour tout le monde de le respecter. Je lui procurais maintenant la plupart des soins moi-même et je laissais mon père s'occuper des plus importants.

Le temps passa, les plaies commencèrent à se refermer et à guérir.

Un soir, alors que je rentrais de l'école après une longue journée, je découvris en entrant, l'homme qui m'avait élevé inerte dans son fauteuil. Il semblait figé dans le temps, encore dans la fleur de l'âge. Je m'empressai de le rejoindre, ne voulait pas y croire. Mais c'était une évidence, il s'était éteint ce soir-là. Les yeux rivés sur lui, les minutes s'écoulèrent sans que je bouge. Je ne saurais dire combien de temps après, dix-neuf heures retentit. Bien que je m'y étais préparé, je n'avais que dix-huit ans et je n'eus pas la force d'y aller. La nuit passa alors tandis que je restais auprès de son corps.

La nuit de son départ fut la plus difficile de ma vie. J'étais seule dans ce noir et le froid m'enveloppait. Il m'était impossible de trouver le sommeil, de penser à autre chose. Toutefois, aller de l'avant était primordial. Il fallait se redresser, se relever et continuer à vivre, pour lui, pour eux.

Le lendemain, je sortis à l'extérieur, voulant rattraper ce que je n'avais pas fait la veille. Je pris le chemin de graviers, les bras encombrés et marcha en direction de la vieille grange. Plus je me rapprochais, plus je distinguais clairement ses portes. Ces dernières étaient ouvertes, suffisamment pour que quelqu'un y entre ou sorte. J'accélérai le pas et entra immédiatement, cherchant le petit animal. Je fis tous les moindres recoins du bâtiment, sans succès. À son emplacement habituel ne se trouvaient que ses bandages, éparpillés sur la paille. Lui aussi m'avait quitté. Le cœur lourd, le regard livide, je repris le chemin de la maison. Il s'était enfui, quelqu'un l'avait enlevé ou bien une personne avait voulu s'introduire dans la grange et l'avait laissé ouverte, ce qui lui donna l'occasion de s'échapper. Peut-être était-il retourné à l'état sauvage. Était-ce seulement possible, après toutes ces années auprès des humains? Je me posais milles questions et me décomposait, ne sachant quoi penser.

Arrivée devant l'entrée, anxieuse et encore chamboulée par les événements, j'hésitais. Il fallait me calmer, prendre les choses en mains. Le cours des choses allait maintenant changer, c'était l'heure. Je pris une grande inspiration, me donnant le courage nécessaire à l'abaissement de la poignée.

Je ressassais, me demandant ce qu'il allait désormais advenir quand j'entendis le grincement de la porte et cette dernière s'ouvrir. Assise dans la cuisine sur une chaise qui lui faisait face, je me redressai légèrement. Une jeune femme se tenait là, le soleil derrière elle se dégageant dans l'encadrement. Ses longs cheveux bruns se soulevèrent au grès de la brise et ses iris vaironnes fixèrent les miennes.

Elle était là, devant moi, mes deux yeux enfin dans les siens.

Incomplet - Recueil d'HistoiresWhere stories live. Discover now