Chapitre n°6: 1914:

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L'après-midi suivant sa visite à l'usine, Mr Marchand s'était présenté à la ferme de Charles et ce dernier avait signé avec lui des papiers attestant de sa connaissance du fait que sa cousine travaillait désormais pour l'usine de munitions. La jeune femme avait assisté à l'échange avec le plus grand mimétisme, n'ayant apparemment son mot à dire dans cette discussion. Charles et le directeur échangèrent quelques blagues, dont certaines que Chloé ne connaissait même pas, voire ne comprenait pas. Sans doute des références à la vie de cette époque-ci. Le directeur reparti près de deux heures après son arrivée, Charles étant le plus courtois possible pour ne pas froisser le directeur.

- Se mettre ce gars-là à dos, ce n'est pas la meilleure des idées, avait dit Charles à son amie une fois que l'homme était parti. Il connait pas mal de députés, et il s'avère être quelqu'un de dangereux dans le fond. Fais attention à toi quand tu seras là-bas.

Chloé écouta donc son conseil. Mr Marchand lui avait dit de se présenter à l'usine seulement en début de semaine suivante, aussi se prépara-t-elle décemment pour le travail. Charles lui avait dégoté durant le week-end certaines tenues, dont une pour le travail. La jeune femme le suspectait de vouloir lui faire plaisir via quelques cadeaux, pour éventuellement la courtiser, mais il n'en avait pas besoin, rien que ses petites remarques sur son visage, ses yeux ou même ses cheveux suffisait à lui faire plaisir, enfin, seulement lorsqu'elles émanaient de lui. A sept heures pétantes, le lundi 26 Octobre, elle s'habilla, et se rendit à l'usine après avoir pris un café avec Charles. Lorsqu'elle se présenta devant le portail de l'usine, elle fut accueillie à nouveau par le gardien, qui s'avéra être bien plus loquace que la veille. Ils tinrent une discussion d'environ dix minutes, au grand damne que Chloé qui avait peur d'être en retard. Tandis qu'elle parlait avec le dénommé Henri, elle voyait des ouvriers et ouvrières passer derrière elle. Finalement, à sept heure trente pile, un signal sonore fort désagréable résonna dans l'usine, appelant chacun à travailler. Chloé délaissa Henri, et se dirigea vers la porte en trottinant.

- Toi, tu es dois être la nouvelle, lui fit un colosse qui attendait derrière l'entrée.

- Oui, excusez-moi mais Henri m'a tenu le chou, répondit la jeune femme.

- Je comprends, il est bavard, fit l'homme en souriant. A l'avenir, évitez d'être en avance si vous ne voulez pas qu'il vous garde avec sa vie. Enchanté, je m'appelle Louis.

- Enchanté, Louis, moi c'est Chloé. C'est toi qui dois m'apprendre le métier ?

- Tout à fait ! répondit-il avec une certaine joie de vivre. Le travail ici est assez simple, ne t'en fais pas. Tout d'abord, déclara-t-il en se tournant vers l'espace de travail situé derrière lui, sache que cet endroit est appelé « usine de munitions » mais en réalité, nous créons plus d'obus que de munitions ici.

- En quoi ça change le travail ?

Louis se tourna vers elle avant d'éclater de rire.

- Et bien ça diffère étant donné du fait qu'un obus pèse bien plus lourd qu'une cartouche. Un obus pèsera environ 7 kilos, tu en auras entre les mains environ deux mille.

Louis passa la journée à lui montrer quel était le travail de chaque atelier : assembler les obus, les souder, mettre la poudre explosive, qui était la partie la plus dangereuse et qu'elle ne serait pas assignée à ce poste-ci. C'était un véritable travail à la chaîne que celui de cette usine, et Chloé commençait à regretter légèrement d'avoir choisi de travailler ici. Au moins elle gagnerait de l'argent. Elle se remémora de demander à Charles le prix de la vie à cette époque, car elle n'avait toujours aucune idée de celui-ci.

Elle finit sa journée avec un bon mal de dos à force de rester debout mais au moins avait-elle quatre francs en poche. Sur le retour, elle se remémora tous les métiers qu'elle ne voulait pas faire de son époque : comptable, secrétaire, en bref, tout ce qui l'obligeait à rester au même endroit à faire tout le temps à la même chose, mais elle se dit qu'en comparaison de ce qu'elle expérimentait dans cette usine, un poste de gratte-papier lui aurait sans doute plut davantage.

Elle passa la porte et fut accueillie par Louise qui lui fit un câlin, surprenant la jeune femme.

- Quel accueil !

- Tu es enfin rentrée ! On fait à manger ? fit la jeune fille avec des yeux de chaton.

- Vous n'étiez pas obligés de m'attendre, vous savez ?

- C'était plus poli, fit Charles en se levant du canapé et en faisant la bise à son amie.

Chloé se mit à la cuisine avec Louise et Charles, ce dernier s'étant procuré de la viande de porc ainsi que des châtaignes. Le mélange de tout cela, avec du pain et des tomates, fut du plus bel effet pour les palais de chacun.

- Alors, la formation ? s'enquit Charles tout en prenant une bouchée de viande.

- Très bien, c'est assez éprouvant mine de rien, mais je vais m'y faire. Au fait, dis-moi, c'est plutôt bien comme salaire ?

- Disons que j'ai un ami dans cette usine qui gagne presque le

double.

Chloé manqua de s'étouffer avec sa châtaigne.

- Tu te fous de moi ? C'est si archaïque comme système ?

- Archaïque ? questionna Louise, qui écoutait attentivement la discussion.

- Ça désigne quelque chose de très vieux.

Pour le plus grand bonheur de Chloé, Louise ne l'interrogea point sur le fait qu'elle découvrait le système, et qu'elle trouvait tout cela archaïque.

- Oui, lui répondit Charles, c'est à ce point-là, mais ne t'en fais pas, la ferme produit suffisamment pour qu'avec ce revenu en plus, on soit loin du besoin.

Chloé se calma légèrement. Si son travail permettait le bon fonctionnement de la maisonnée, elle n'y voyait pas d'inconvénient, mais le fait de gagner moins que l'ami de Charles l'indignait intérieurement. Comme quoi, l'écart de salaires n'était pas seulement une question moderne, bien qu'elle aurait dû être réglée en ces temps de guerres, les femmes devenant une majorité dans les usines.

- Ce n'est pas comme ça, commença Charles avant de jeter un coup d'œil vers Louise qui dévorait son assiette. Ce n'est pas comme ça d'où tu viens ?

- Non, non, enfin de ce que je sais, les femmes gagnent bien plus que la moitié du salaire des hommes, et parfois elles gagnent même plus. Cette façon de penser n'a pas dû arriver jusque dans cette partie du pays.

Le sujet fut clos, de peur d'arriver sur un terrain glissant et que Louise ne découvre une faille dans les explications de Chloé, ce qui ne devait pas arriver pour le moins du monde.

Chacun termina son assiette puis, comme la veille, Chloé et Charles plongèrent le nez dans les journaux. La jeune femme lisait la presse de la veille depuis son arrivée, mais durant le week-end, son ami s'arrangeait pour se procurer deux versions du journal du jour, aussi apprirent-ils ensemble, assis côte à côte dans le canapé, face à l'âtre qui crépitait, que les Allemands avaient passé l'Yser, loin au Nord. De toutes évidences, l'invasion germanique n'allait pas être tout à fait contrôlée. De ce que savait Chloé, Limoges ne serait nullement envahie durant cette guerre, les Allemands ne contrôlant que le Nord de la France au plus fort de leur invasion.

- Je vais y aller, fit Charles en posant son journal.

Chloé avait remarqué une chose dans son comportement. Lorsqu'il lisait le journal, il ne s'attardait jamais sur les dernières pages, là où se trouvaient des listes de noms de soldats morts. Il savait que si son père mourrait, c'était là qu'il trouverait son nom, mais Chloé se doutait que s'il le perdait au front, l'armée apporterait sa médaille.

- D'accord, bonne nuit.

Charles se pencha alors sur elle et vint plaquer ses lèvres sur les siennes en un baiser doux et bref.

- Bonne nuit, lui répondit-il, souriant avant de se retirer dans sa chambre, laissant Chloé pantoise et dubitative sur ce qui venait se passer.

Elle finit par s'endormir, encore surprise de l'audace du jeune homme, mais heureuse qu'il ait montré ce qu'il ressentait. C'est l'esprit tranquille qu'elle quitta ce monde pour un monde de songes dans lequel elle habitait avec Charles dans une ferme perdue au milieu de nulle part, loin des gens, loin des guerres et loin des problèmes, dans un endroit emplit d'amour. 

L'avenir au passé, Tome 1Where stories live. Discover now