Chapitre 8. Extrait des caméras de surveillance du 20 juin 2005

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La jeune femme qui débouche sur le perron de la grande maison blanche, a l'air complètement perdue. Ceux qui la voient sortir de cet endroit où elle n'aurait pas dû être, tournent vers elle un regard réprobateur. Pourtant, nul ne va lui demander des comptes.

- Où est Petit Frère ? Est-ce que vous auriez vu Petit Frère !

Elle hurle. Son visage est blanc. Elle sue.

Et personne ne répond. Tout le monde se tait, elle est entourée par des murs.

C'est Hildegarde qui va d'un résident à l'autre, n'hésitant pas à les prendre par les épaules et à les secouer. Elle crie comme une furie jusqu'à ce qu'un gamin montre du doigt le clocher, dont la haute pointe se repère facilement au milieu des baraquements sans étage. La mère de l'enfant lui donne une claque, le prend par la main et s'éloigne à pas pressés.

Une poignée d'ouvriers et de couturières, à force de chuchoter, finissent par se diriger vers un groupe d'hommes armés en uniformes noirs. Ils leurs indiquent Hildegarde avec des gestes véhéments.

La jeune femme ne fait depuis longtemps plus attention à eux. Elle a troussé sa jupe jusqu'au genou et elle court à toutes jambes à travers le camp.

Elle file sans même un regard pour le poteau de flagellation. Elle ignore les Cousines qui réparent leurs ceintures de chasteté. Les baraquements de taules ondulées dans lesquelles elle s'entasse avec les autres filles et où elle a passé toute sa vie, ne sont plus que des décors vides.

Hildegarde se dirige droit vers le clocher qui n'est plus qu'à quelques mètres. Elle lève les yeux : la silhouette noire de Petit Frère monte les escaliers. Elle reconnaît très nettement son profil derrière les épaisses vitres de la tour. Il a déjà plusieurs minutes d'avance sur elle, alors elle redouble d'effort.

Sa poitrine la brûle, elle n'a plus de souffle et ses jambes sont lourdes comme du plomb. Elle a un terrible pressentiment qui la pousse à continuer sa course malgré tout.

Les regards des autres, elle s'en fout. Elle s'en fout de tout, ce qui compte c'est le garçon aux cheveux bruns qui gravit inexorablement les degrés qui mènent au sommet du clocher.

La cage d'escaliers résonne des bruits de sa course et de sa respiration saccadée. Les marches en bois se succèdent sans qu'elle ne parvienne à le rattraper. Elle a l'impression de courir après un fantôme.

La porte qui découche en haut du clocher est déjà entrebâillée quand elle l'ouvre à la volée.

L'étage est étonnamment silencieux lorsque les cloches n'y résonnent pas pour rythmer la vie des mortels ici-bas. Seuls les gazouillis du couple d'hirondelles installé là, habillent le silence. L'endroit est si peu visité que l'air est plein de poussière. Le sol aussi. Les pas de Petit Frère, traces nettes, se suivent facilement jusqu'à la fenêtre.

Le petit garçon est assis sur le rebord, les pieds dans le vide et murmure une comptine dont Hildegarde peut à peine entendre les notes de là où elle est. Un couloir d'une demi-douzaine de mètres la sépare du petit garçon.

Elle est sur le pas de la porte et lui sur le pas de la Mort.

Sa main se tend vers Petit Frère et c'est une plainte et non réellement des phrases qui sortent de sa bouche :

- Qu'est-ce que tu fais là ? C'est dangereux, redescends. Je t'ai déjà dit que tu pouvais te faire très mal si tu tombais d'ici.

L'enfant se retourne vers elle et pour la première fois, ses mots brisent le silence dans lequel il vivait emmuré depuis si longtemps. Sa bouche muette parle enfin.

- Je sais.

Les mains d'Hildegarde se font plus suppliantes, et elle se rapproche un peu de Petit Frère. Ce simple mouvement suffit à faire se raidir le garçon qui se détourne de la jeune femme. Elle s'immobilise immédiatement.

- Regarde-moi. Tu as vu, je ne vais pas plus loin. Regarde-moi, je t'en prie. S'il te plaît... Regarde-moi.

L'enfant garde le visage tourné vers l'extérieur. Le couple d'hirondelles s'est arrêté de gazouiller.

- Je t'aime, Petit Frère. Viens avec moi, je vais t'aider. Je serai toujours là pour toi.

Plusieurs secondes s'écoulent, jusqu'à ce que Petit Frère égrène ces quelques mots qui clouent la jeune femme sur place :

- Mais tu n'étais pas là quand j'avais vraiment besoin de toi.

Ses mains se tordent de douleurs. Le cœur d'Hildegarde se décroche et elle tombe à genou.

- Pardon, pardon, pardon... Pardonne-moi... Je ne savais pas... Si j'avais su avant... Je vais faire de mon mieux, je te...

- Je n'aime pas beaucoup les promesses. Lui aussi me promettait beaucoup de choses.

- Cela n'a rien à voir ! Je vais t'aider ! On est tous les deux. Toi et moi... Tu te souviens ! Toi et moi contre le reste du monde !

Les larmes font place à une exaltation désespérée. Nouveau silence. Les mots de Petit Frère ne sont plus qu'un soupir.

- Le monde...

- Oui ! Fais-moi confiance ! Je vais trouver une solution... Je sais, on va... On va partir d'ici ! C'est bien comme plan ! On va partir d'ici ! Tu ne reverras jamais, ces enfoirés, plus jamais ! Plus jamais, tu m'entends ! Je ne les laisserai plus jamais te faire du mal !

- Tu n'as pu les empêcher de te faire ça...

Son index pointe les mèches folles de ses cheveux, encore courts.

- J'ai essayé, mais...

- Pourquoi n'as-tu pas essayé plus fort ?

Il secoue la tête devant le mutisme d'Hildegarde et répond lui-même :

- Parce que tu ne peux pas...

- C'est faux, je peux ! Pour toi, je peux tout ! Tu es tout ce qui me reste ! Je ferai n'importe quoi... Non, regarde-moi, je t'en prie !

Au prix d'un violent effort de volonté, Petit Frère braque une nouvelle fois son regard vers Hildegarde.

- Je ne t'abandonne pas... Ne m'abandonne pas... Tu te souviens de tout ce qu'on a fait ensemble ! Il y a eu des belles choses... Quand nous nous sommes cachés dans le verger, quand j'ai volé du chocolat... Tout ça, cela peut revenir !

Ce n'était pas les bons mots. L'enfant se détourne à nouveau.

- Non, regarde-moi encore ! Laisse-moi... Mon prénom ! C'est ça, mon prénom : Hildegarde ! Tu m'as donné le nom de ta mère. Tu voulais que je le porte à la place de l'ancien pour que je sois ta nouvelle maman. Hildegarde. Je l'ai toujours et le chérirai tout le reste de ma vie.

Les yeux du garçon se perdent dans le vide.

- Oui, il est joli. Il te va bien.

- Exactement ! Je suis ta mère, je vais prendre soin de toi. On va se barrer, les autres ne nous en empêcheront pas. Tous les deux... Je ne te laisserai pas, je ne te laisserai plus.

Elle essuie ses larmes d'un geste rageur et enfin relève un visage déterminé vers lui :

- Tu comptes, tu as de la valeur. Vis, vis avec moi. Tu es tant aimé Petit Frère.

Il est à présent complètement tourné vers elle. Hildegarde se relève doucement, les mains toujours tendues.

- Là, viens dans mes bras. Viens... Descends de cette fenêtre. On va partir... Allez, viens...

L'enfant a l'air apaisé à présent et ses joues se colorent d'un rose pastel. La jeune femme s'approche, franchit les mètres, plus confiante. Ses bras sont ouverts, prêts à l'accueillir.

Trois.

Deux.

Un.

- Tu étais la meilleure maman du monde, chuchote-t-il.

La main d'Hildegarde le frôle, une seconde trop tard.

Le corps bascule en avant. Petit Frère et son sourire disparaissent dans le vide.

Le Foyer [En pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant