Chapitre 4. Journal d'Hildegarde Jensen du 12 mai 2005

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Je ne me souviens plus exactement à quand remontent mes premiers soupçons.

Je me souviens juste qu'à partir du moment où je l'ai remarqué, c'est devenu une idée fixe. Il fallait que je sache. Depuis notre échange, j'avais décidé que je détesterai Ariane. Cependant, ce fut comme si les paroles avaient réveillé chez certaines filles des opinions déviantes. Elles se rassemblent autour d'elle et elles murmurent. Que murmurent-elles ? Je ne sais pas et c'était précisément ce que je voulais savoir. J'ai l'impression qu'elles complotent : quoi ? Ariane m'observe de loin. Elle voit que j'enrage, mais que je ne viendrai jamais dans leur groupe pour savoir.

Ici, on ne pose pas de questions. J'ai suffisamment jeûné pour que la leçon soit rentrée. Elle sait que je ne viendrai jamais demander. Elle se contente de me narguer de loin avec son sourire.

Qu'est-ce qu'elles mijotent ? Ariane si gentille et si douée est devenue l'amie de tous, des élèves comme des Cousines. Je ne sais pas comment c'est possible. Elle ne croit pas dans le Lumineux, que fait-elle donc ici ? Comment peut-elle duper les croyants et les filles aux idées déviantes en même temps ?

Je ne comprends pas. D'ordinaire, je ne comprends pas tout, mais c'est la première fois qu'un questionnement me taraude à ce point.

Est-ce que je devrais les dénoncer ? Puis-je être à ce point solidaire avec les filles contre les cousines, comme les élèves contre de Madame Legourdin ? Dans deux semaines vont avoir lieu les séances d'autocritique pour les femmes durant six jours et ce chaque soir. Si je suis tirée au sort, est-ce que je pourrais mentir à la communauté ? Ce serait une faute grave et je serai enfermée pendant plusieurs jours dans le placard si on apprend que je les couvre.

Que je les couvre de quoi ? Je ne sais même pas ce qu'elles manigancent.

Ariane s'est rapprochée de plus en plus de Cousine Prévoyance qui nous enseigne, surtout à moi parce que je suis la plus douée, l'art de la guérison. Elle était habile dans tous les autres domaines, même la couture ! Toutes ses amies sont dans d'autres groupes ! Pourquoi fait-elle ça ? Je suis persuadée que c'est pour me faire enrager. Elle sait que cela m'énerve.

En plus, elle a réussi à berner Cousine Prévoyance. Cette dernière commence à passer plus de temps avec elle qu'avec moi. Je ne peux pas m'énerver, je perdrai toute crédibilité. Je prends mon mal en patience. Je vais suivre Ariane. Ah ! Elle ne me lâche pas et bien moi non plus !

Tu ne pourras aller nulle part Ariane sans que je te suive comme ton ombre ! Crois-moi, je serai là quand tu montreras une nouvelle fois ton vrai visage : je serai là pour faire éclater la vérité.



Je pleure.

Je suis beaucoup trop sensible. Tant pis. Je n'en peux plus. Cousine Prudence est entrée dans le dortoir et vient de m'annoncer la nouvelle, en chuchotant tout bas pour ne pas réveiller les autres filles.

Petit Frère va passer dans un mois dans les baraquements des hommes et je ne le verrai plus que de très loin. Cousine Prudence m'a dit qu'il devait être mature plus vite. Il avait été remarqué par le Lumineux qui lui enseignerait plus souvent la voie de la Sagesse. C'est un honneur je comprends... Mais la connaissance exclut-elle la tendresse ? Peut-on apprendre et être savant et en même temps avoir le droit d'aller dans les bras de sa Grande Sœur ? Sera-t-il plus heureux sans moi ?

Je dois arrêter de penser.

Alors, je pleure.

Petit Frère est encore un enfant, comment fera-t-il entouré d'adultes ? Il a encore besoin de moi. Je... j'ai encore besoin de lui. Je l'ai élevé. C'est moi qui lui ai appris ses premiers pas et qui étais là quand il tombait. J'étais là pour lui apprendre à faire des boucles d'oreille avec les cerises et à siffler avec un brin d'herbe coincé entre les deux pouces. C'est moi qui suis restée trois jours à son chevet lorsqu'il a attrapé cette terrible grippe. Le Lumineux m'a entendu, il a permis au ciel que nos médecines à Cousine Prévoyance et moi, fonctionnent. Il m'a rendu Petit Frère et c'est pour me l'arracher maintenant ?

C'est cruel ! La douleur m'aveugle, je ne sais plus ce que je dis... Mais Petit Frère...

Il n'y a que moi pour parvenir à le faire sourire.

Je ne vais plus avoir de carnet et Petit Frère va partir loin de moi.

Cet endroit me rend folle. Cet endroit m'apprend tant de choses, il m'offre une famille. Cet endroit me rend moi. Je le hais, je le déteste et je serai incapable de le quitter.

Ma vie est ici et ça me tue.

Le Foyer [En pause]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant