Léonie • « Au gré de l'océan »

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— Respire profondément, ça va aller !

La différence entre les d'Argant et la famille Pelletier, c'est la façon qu'ils ont de s'adresser à moi. Enfin, Hyacinthe use du vouvoiement, mais il n'en est pas de même pour son époux ou même leurs enfants. Cette réflexion bien cocasse me saisit entre deux nausées, tandis que mes doigts cherchent à s'enfoncer dans le métal de la rambarde de sécurité du pont.

Iris Pelletier, la fille aînée de la famille, me considère avec un certain amusement. Ou alors, ce n'est pas Iris, mais sa jumelle, Rose ? Je cligne des yeux, mais ma tentative de les différencier se révèle vaine : un puissant haut-le-cœur soulève mon estomac.

— Surveille-la, Iris, je vais chercher Narcisse.

« Perdu. La prochaine fois sera la bonne ! » La voix d'Édouard me paraît si distordue, si lointaine. Les vagues s'écrasent contre la coque du bateau et le vent charrie la vapeur du vaisseau, qui me revient en plein visage. Je ne vois même pas le départ du père de famille à travers le voile brumeux de mon regard et reste désespérément penchée au-dessus de la rambarde.

La demoiselle, de deux ans ma cadette, s'appuie contre la rampe, les bras croisés. Ses longs cheveux sont malmenés par le vent et accentuent l'effet de balancier qui me rend malade. Des sueurs froides souillent mon chemisier, en même temps qu'une intense bouffée de chaleur monte à mes joues. Des taches noires piquent ma vision, et je dois réunir le peu d'énergie qu'il me reste pour tenir sur mes deux jambes. Je pose ma main sur mes lèvres. Ma salive, chaude et plus abondante que d'ordinaire, a un goût salé. Ou alors c'est mon nez qui est totalement obstrué par l'odeur de l'océan ? Mes doigts se crispent un peu plus sur le bastingage quand Iris, aussi brune que sa mère, se penche vers moi :

— Vomir, ça aide à se sentir mieux. Et puis, il paraît que le mal de mer passe avec le temps. Tu veux que je te montre ?

— Me montrer... quoi ?

Le sourire mutin qui étire ses lèvres rosées me provoque une brûlure désagréable et un nouveau spasme agite mon corps. Pour l'heure, je demeure maîtresse de mon estomac et parviens à conserver le maigre repas que j'ai mangé là où il est – sur les conseils de mes employeurs. Iris réprime un petit rire railleur, mais un raclement de gorge s'élève.

— Ne t'avise pas de te moquer, j'aimerais t'y voir ! avertit la voix d'un homme.

Profond et chaleureux, le timbre m'arrache un furieux frisson qui soulève le moindre poil de mes avant-bras. Si je n'étais pas déjà suffisamment pâle, je dois être pire qu'un linge délavé désormais. J'entends à peine ce que dit Iris, mes oreilles sifflant trop pour me permettre de comprendre. Une main tiède se pose dans mon dos.

— Il est mieux d'être au centre du bateau pour contrer cet inconfort, m'informe Narcisse.

Comment dois-je réagir alors que son bras se glisse sous mes jambes pour me soulever du sol ? Je me sens si honteuse et sale que je détourne le visage, ignorant de fait le sourire aimable du jeune homme. Il protège ma tête, durant sa marche, et la sensation de n'être qu'une enfant me frappe de plein fouet. Hélas, la petite lionne que je suis se débat avec son estomac plutôt qu'avec sa fierté.

— Il n'y a aucune honte à avoir, nous ne sommes pas tous égaux face à la puissance de l'océan.

— Vos parents doivent s'imaginer qu'ils ont parié sur le mauvais cheval.

Un rire s'échappe de la gorge de Narcisse. La lumière du soleil se soustrait à mes yeux fatigués et je suis accueillie par la fraîcheur d'une cabine.

— Ne t'inquiète pas pour ça. Mère n'a guère eu besoin d'être convaincue par tes employeurs pour te choisir ; elle est une bonne juge de l'âme humaine. Ne crains pas de la décevoir.

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