Solal • « Par l'ordre de l'Océan »

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— Yves Delacroix insiste pour vous voir, monsieur de Beaugency.

Assis dans un confortable fauteuil, mon index et mon pouce coincent l'arête de mon nez. Yves Delacroix est un des investisseurs d'une des mines de cuivre. Sa simple présence m'agace. L'homme, petit et trapu, respire la filouterie à plein nez. Son odeur corporelle n'est guère mieux. Ma secrétaire, les cheveux bruns tirés en un strict chignon, attend mes instructions, quelques cahiers coincés contre sa poitrine, une plume entre ses doigts que je sais parsemés de cicatrices. Je rouvre les yeux, mais ne me tourne pas vers elle. J'entends le bruissement de sa jupe en laine quand elle passe sa main dessus, le frémissement de ses narines quand elle inspire profondément. Mon employée n'est pourtant pas de celle qui a froid aux yeux. Mon silence l'inquiète-t-elle ?

Je ne pense pas. Car elle sait que ce qui m'agace le plus, c'est que l'homme ne me harcèle que pour obtenir un objet de ma part. Un objet que j'ai promis à Hyacinthe Pelletier, le jour où son aîné passera définitivement dans l'Autre Monde. Malheureusement, je ne sais pas quelle souris a couiné, mais l'information concernant cette arme est arrivée jusqu'aux oreilles d'Yves qui, depuis, la désire.

— Faites-le entrer, Elie.

— Bien, monsieur de Beaugency.

Et dire qu'Elie m'affuble de tous les noms parfois. J'admire son professionnalisme, quand la situation le demande. Je reste encore un instant installé sur mon fauteuil, avant de me redresser. Le soleil est levé, mais les rideaux sont un peu fermés. Quelques lampes à huile illuminent la pièce, lui offrant une clarté suffisante pour que mes employés et visiteurs ne soient pas perturbés par le manque de luminosité.

Ma main libre pend un instant lamentablement sur le côté puis, mes doigts s'enroulent autour de ma canne. Ma paume savoure la fraîcheur du merisier. D'un mouvement tout aussi lent, je finis par me redresser. Parfaitement retenus, mes longs cheveux blancs retrouvent leur place dans mon dos ; pas une mèche ne dépasse de la queue de cheval basse faite depuis le petit jour. La porte grince, une petite quinte de toux, grasse, expulse vers mes narines trop sensible l'odeur âcre de la cigarette froide. Je plisse du nez et tire de la poche intérieur de mon veston un tissu blanc.

Mon regard se perd un instant sur le petit C brodé de fil d'or et je le porte à ma bouche. Depuis tout ce temps, il a fini par perdre de son odeur sucrée pour prendre celle de mon propre parfum. Je m'en suis contenté, désormais. J'inspire profondément, chasse le tabac froid de mon esprit et me tourne finalement vers Yves Delacroix. L'homme fait au moins deux têtes de moins que moi, et m'observe de ses petits yeux de fouine. Massif, sa silhouette rappelle celle des hommes habitués à l'effort. Pourtant, son ventre devient bedonnant, symbole de son oisiveté depuis qu'il a sorti le nez des mines. Je regrette d'avoir aidé son père à être autre chose qu'un mineur. Au moins, je ne l'aurai pas eu dans les pattes ! Un sourire poli, de façade, fend mes lèvres. Les siennes s'étirent en ce rictus insupportable.

— De Beaugency ! Enfin vous daignez répondre à mes sollicitations.

On n'a pas le choix, quand on doit subir un tel énergumène. J'ai tout juste le temps de lui faire un geste de la main, pour l'inviter à s'asseoir, que déjà il est installé. Il tire une montre et deux cigares, dont un qu'il me tend.

— À notre accord !

Cette fois, je hausse un sourcil. Ma tête se penche un peu sur le côté ; depuis quand on a un accord, lui et moi ? Je fais tout pour limiter les affaires avec ce rat ! Voyant sûrement mon incompréhension, Yves étire ses lèvres en un sourire encore plus exécrable.

— Le pistolet, bien sûr ! Je ne vais pas y aller par quatre chemins, je suis le seul sur Alensir à pouvoir vous l'acheter.

Ah oui... Le pistolet. Mon expression demeure impassible, mais mes doigts s'enroulent un peu plus autour de la boule de rubis de ma canne. Si je lui tranchais la gorge, là, maintenant... Personne ne le regretterait, n'est-ce pas ? Je ferme les yeux. L'idée de sentir les doigts d'Elie s'enrouler autour de ma propre nuque pour m'arracher la tête ne me fait guère envie, en fin de compte. En plus, Delacroix a une femme et des enfants. Tant pis ! Composons avec ce vermisseau, on trouvera toujours un moyen de lui faire payer autrement. Tout, plutôt que de faire des ses minots, des orphelins.

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 08, 2021 ⏰

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