Léonie • « La proposition des Pelletiers »

73 13 22
                                    

Le soleil ne s'est pas encore levé lorsque mes paupières s'ouvrent. Le coq chante de sa voix puissante et les premières rumeurs s'élèvent dans le quartier. Je reste un instant allongée, encore en proie aux émotions de ce rêve. Chaque émotion se répercute dans mes fibres, comme une valse tendre. Mes yeux glissent sur le côté, dans le vain espoir d'y voir un quelconque félin. La chambre vide me déçoit, tandis que mon corps réagit encore aux sensations oniriques : les poils de mes avant-bras se dressent et des friselis parcourent ma peau.

Je ne me rappelle jamais de mes songes, d'ordinaire. Celui-ci, pourtant, demeure vivace dans mon esprit embrumé. L'excitation peu commune, comme si j'étais une enfant face à un présent qu'elle avait tant espéré, fait battre mon cœur si vite et si fort que j'ai l'impression qu'il va s'échapper de ma poitrine. Mes articulations fourbues craquent quand je me redresse ; un bon bain me permettrait de me détendre, mais je me contenterai d'une toilette de chat. Nous économisons l'eau, non pas parce que nous n'avons pas accès à l'eau courante, mais bien parce que la Compagnie Générale des Eaux nous taxe beaucoup.

Ma vie entière se résume à ça : devoir faire attention à la moindre dépense, économiser, thésauriser comme dirait Siméon. Il n'y a qu'en de rares occasions que nous nous permettons des folies comme acheter de la viande de veau ou de l'agneau pour les fêtes de Pâques. La routine s'amorce dès que je pose le pied sur le parquet froid de la maison. J'attrape mes vêtements, des dessous propres et file dans la salle de bain pour une toilette rapide. Je croise Emmanuel, une brosse en bouche. Une vague de fierté gonfle ma poitrine ; d'un côté, parce que c'est Ysoline qui nous a très vivement conseillé de prendre soin de nos dent, et de l'autre, parce que mon aîné m'a écoutée. Et c'est gratifiant.

Mon frère et moi ne nous croisons que très peu. Parfois, nous avons le temps de partager un verre de lait, mais rien de plus. Alors comme aujourd'hui, j'essaie de me dépêcher pour le voir un peu plus longtemps. À ma grande déception, hélas, je me retrouve seule dans la cuisine, ma boisson sous les yeux. J'inspire profondément, avale mon breuvage d'une traite et file hors de la maison encore endormie, prenant garde à ne surtout pas réveiller Marie-Ange ou ma mère.

Comme chaque matin, j'arrive in extremis au quai de gare pour monter dans le train qui m'amènera jusqu'à Paris. Je profite alors de faire partie des premiers voyageurs pour m'asseoir, profitant d'un des rares moments où je pourrais me poser. L'aube éclate au-dessus des toits de la capitale. Elle inonde d'une aura sanguine. À mesure que les arrêts défilent, la rame se remplie et je ne suis pas mécontente de m'en échapper lorsque j'arrive à destination.

Si l'air devenait irrespirable dans mon wagon, l'extérieur n'est pas mieux. Certains jours, l'épaisse fumée âcre des usines qui entourent la ville plonge la capitale dans une torpeur noire parfois difficilement respirable. C'est encore assez rare pour ne pas devenir réellement problématique, cela étant.

Le trajet entre la station de train et la maison d'Argant est compliqué. Mon cœur bat à toute allure et je tiens contre moi le gant en cuir que m'a offert Siméon hier. Mon attitude, somme toute ridicule, s'avèrerait complètement inutile si je devais me faire attaquer. Les doigts tremblants, je mets la mitaine et glisse mon auriculaire dans l'anneau. Cela doit devenir un réflexe, que je suis loin d'avoir.

Mon estomac se dénoue dès lors que j'ai le pied posé sur le perron de la maison de mes employeurs. Là, deux automates de sécurité tournent leur visage vers moi dans un mouvement parfaitement synchronisé. Je me souviens avoir eu peur d'eux lors de notre première rencontre. Désormais, ils m'assurent la protection que je n'ai pas en dehors de ces murs.

Une sonnette tinte un peu plus loin et j'ai à peine le temps de réagir que quelque chose frôle mon oreille.

— Pardon, mamzelle Léonie ! J'ai mal visé !

Les Liens du CaliceWhere stories live. Discover now