Narcisse • « Des abysses à la surface »

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Le bateau remue, l'embrun marin taquine mes narines. Les mains dans mes poches, je joue avec les petites fioles de verre que j'ai ramené de mon apprentissage. Les charmes sont loin d'être parfaits, mais je sais que les potions de guérison seront toujours utiles. Surtout à Alensir. J'ai délibérément laissé Léonie se reposer dans la cabine, la laissant un instant à son mal, elle qui a refusé de boire ce que je lui proposais.

D'un côté, je dois admettre que ça m'arrange. Cela me permet de réfléchir à ce que j'ai appris. Je n'aurai jamais imaginé en rentrant de Bretagne ce matin devoir repartir dans la foulée en direction d'Alensir. Je n'éprouve aucune animosité envers de Beaugency lui-même, mais plutôt envers ce qu'il est, et ce qu'il représente. Mes mains se serrent, le verre crisse et le vent se lève. Je laisse la brise caresser ma peau et jouer avec mes mèches.

Le trajet va être long. Moins d'un jour pour nous rendre jusque sur l'île, véritable cité minière. Si Oléron est lumineuse, Alensir est son exact contraire. Son ciel est régulièrement obscurci par la fumée des usines de transformation de métaux, par les diverses machines qui permettent à la population locale de travailler. Je n'aime pas cette île, mais pas pour son atmosphère oppressante, de laquelle je pourrais nettement m'accommoder. Je déteste l'endroit pour ce qui s'y trouve, ce qui rôde dans ses égouts, ce qui se cache dans l'ombre de ses ruelles.

Le bateau tangue. Le vent se lève encore un peu plus. La première nuit sera difficile pour Léonie, je le crains bien. Je quitte le pont, sous le regard désabusé d'un matelot qui nettoie le bois, non sans me jeter une œillade agacée. Je m'excuse à peine, du bout des lèvres, rejoignant la jeune femme. Avec surprise, je la trouve endormie, le bras pendant mollement dans le vide. Ses cheveux blancs barrent son visage et sa bouche est légèrement entrouverte.

Sa respiration siffle, ses sourcils se froncent. Un autre rêve, sans doute. J'hésite à la réveiller, mais préfère m'installer à son côté. Ses paupières s'ouvrent un instant, juste assez pour entrevoir le bas de sa pupille, puis, elles referment. Elle ne se réveillera peut-être pas, alors. Je pose ma main sur son front, vérifie que sa température reste basse, avant de quitter la cabine ; pour son honneur, il est évident que je ne peux pas rester dans la même pièce qu'elle.

Le sommeil ne vient pas, dans l'effroyable silence de ma cabine. Je réfléchis, encore, à ces rêves que Léonie fait. Pourquoi ? Quel intérêt les dieux ont-ils eu de lui faire accéder au monde des rêves, et surtout ! Pourquoi Solal de Beaugency – si tant est qu'il s'agisse bien du même homme. Sur le dos, le regard rivé sur le plafond tapissé crème de la cabine, mes pensées se bousculent.

Il n'y a aucune raison logique ! Le monde des rêves n'est, d'ordinaire, accessible qu'à celles et ceux qui en font volontairement le choix. Or, il m'apparaît impossible que Léonie ait connaissance de l'Autre Monde, sans avoir aucune formation préalable. La théorie selon laquelle elle est issue d'une longue lignée perdue est envisageable. Et la mémoire de l'être qui est le philanthrope numéro un d'Alensir pourrait peut-être nous aider.

En revanche, si Léonie doit faire partie de l'Autre Monde, sa méconnaissance de celui-ci pourrait la mettre en danger. Une seule option me vient en tête, pour la mettre autant à l'abri du besoin que des menaces que peut représenter cette partie plus obscure de notre univers ; l'épouser. Oh, je sais ! Cette idée est soudaine et pourrait paraître saugrenue, mais Léonie pourrait tout à fait comprendre la situation, une fois qu'elle aura toutes les cartes en main. Enfin, ce projet doit rester dans ma tête, même s'il apparaît très peu probable que Léonie n'ait aucun lien avec notre monde, surtout si ses rêves se confirment.

Je me tourne sur le côté, le bateau tangue de nouveau. Je continue à réfléchir, m'interrogeant désormais sur la façon dont je pourrais faire ma demande. J'éprouve une très profonde affection pour la jeune femme, sans être certain de savoir s'il s'agit d'un sentiment d'amour ou juste d'une très forte amitié. Mais, ce sentiment que j'ai à son égard pourrait être tout à fait suffisant pour envisager une vie de couple. Enfin, je crois. Il faudrait que j'en parle avec Iris. Ou Rose. Enfin, n'importe laquelle de mes jumelles pourrait m'apporter des réponses, je crois.

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