Chapitre 4

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Au même instant, à Paris, rue Maubuée, appartement du colonel Ferier


    Dehors la nuit tombait sans hâte. Au milieu d'une pièce qui faisait office d'entrée, l'inspecteur de police Eugène Chenard posa sa lanterne portative et alluma le candélabre à six branches posé sur une table ronde en acajou. Derrière lui, sur le seuil de l'entrée, la concierge de l'immeuble, une femme aux cheveux longs et grisonnants, taille fine, se tenait raide avec les mains jointes dans le dos, affichant dans la demi-pénombre une figure crispée car, fatiguée de sa journée, elle pestait intérieurement contre cette visite policière et tardive.

     « J'en ai pour une petite heure ; je te préviendrai à mon départ », annonça d'ailleurs le fonctionnaire avec hauteur, après un bref regard sur la dame, qui pivotait sans se faire prier sur ses talons et disparaissait le long des escaliers qui menait à sa loge.

    Bien qu'il l'eût déjà visité lors des premiers jours de l'enquête, Chenard fit encore le tour du propriétaire, d'abord la salle à manger aux murs tapissés de tableaux et de livres avec sa table en bois sombre, puis sur sa droite, un salon ouvert avec une cheminée d'angle et ses armes militaires accrochées face à l'entrée. Il y avait là un sabre briquet, un pistolet d'arçon et deux carabines usagées, l'une, le modèle d'infanterie an XII, l'arme des voltigeurs, l'autre, le fusil de l'an IX, l'arme inusable de l'armée impériale, celle qui permettait de tirer quatre balles en trois minutes, une légende pour les Brigands de la Loire. Après s'être attardé devant l'arsenal, le policier emprunta un couloir à demi-obscur. Le chandelier à la main, il jeta un coup d'œil à deux chambres dont l'une faisait office de bureau, avant de visiter une cuisine avec fourneau et évier de pierre. Après un regard à l'intérieur des tiroirs et placards, sans rien remarquer d'anormal, Chenard revint dans la pièce principale et s'intéressa aux ouvrages alignés sur les étagères de la bibliothèque. Quelques volumes de L'Histoire naturelle de Buffon, un Julie ou la Nouvelle Héloïse de Rousseau, un plan plié de Philadelphie, quelques almanachs impériaux, un Voyage de la Pérouse autour du monde daté de 1799, un Voyage de découverte aux Terres australes par Péron et Freycinet, un Projet pour l'organisation de la guerre en Amérique du Sud du maréchal Grouchy. L'inspecteur s'arrêta sur ce dernier livre différent des autres par son apparence ; il s'en empara, après avoir posé le chandelier sur un guéridon en acajou. L'ouvrage était fort usé, comme s'il avait été lu et relu, comme s'il avait voyagé, ballotté de sac en sac. À l'intérieur, des phrases avaient été soulignées, des paragraphes annotés, des coins pliés. Amérique du Sud, songea Chenard en feuilletant une à une les pages, conscient que nombres d'officiers impériaux avaient offert ou désiraient toujours offrir leur service et expérience aux jeunes nations américaines. Le crime, pourrait-il être lié à un tel projet de voyage ? Non, fit-il avec un mouvement de tête, avant de replacer l'ouvrage, la mutilation de la victime présageait une vengeance à caractère sexuelle, un message clair. L'assassin avait fait chèrement payer quelques actions à Ferier, une sourde vengeance. Le prix d'un viol ? Le puzzle paraissait évident, mais comment le prouver sans piste sérieuse. Faire le tour des auberges et hôtelleries, voir si une présence suspecte intéresserait l'enquête. Un Espagnol par exemple ? Une femme seule et étrangère ? Par où commencer ? Personne n'avait rien vu, rien entendu. Aucune trace d'écrit. La victime, pouvait-elle avoir des mœurs sexuelles pas dans le sens que l'on entendait habituellement ? Avec des individus du même sexe ? Pourquoi pas ? Le policier en avait vu d'autres. La vengeance d'un amant ? Une coucherie qui aurait mal fini ? Pourquoi pas ? L'homme se frotta le menton, signe de réflexion. Foutue affaire ! Aucune piste sérieuse pour l'instant. Juste le nom et l'adresse d'un César Philibert D'Eslon, chef d'escadron à la retraite marqués sur un bout de papier volant, retrouvé ici-même, au domicile de la victime et l'utilisation insolite d'une baguette de tambour plantée dans le cœur du trépassé, comme un crime signé. Était-ce suffisant pour amorcer un début de piste vers la vérité ? Rien de probant. L'inspecteur Chenard fit quelques pas dans la pièce, avant de s'immobiliser devant la fenêtre qu'il ouvrit en grand. Un air frais lui caressa le visage. Devait-il poursuivre cette enquête, s'investir à outrance ? Il y avait eu crime, mais la victime représentait tout ce qu'il détestait, c'est-à-dire un très mauvais sujet, un probable napoléoniste effréné ou peut-être pire un jacobin, un individu qu'il imaginait infâme dans ses propos dès qu'il conversait sur le gouvernement actuel. Le témoignage de D'Eslon le présentait comme un être sanguinaire, un criminel, un assassin en puissance. Qui le regrettera ? Personne sans doute ?

     Mais il y avait eu meurtre, se dit le policier en un sursaut, et le coupable rendra compte à la justice du Roi. Dura lex sed lex !

Le lieutenant-colonel Caron - Colmar - 1822Where stories live. Discover now