Chapitre 2

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Village de Maisons, proche de Paris, printemps 1822

     « Tudieu ! Sacrée bâtisse, mon capitaine », dit un quidam aux cheveux noirs mi-longs, élégamment vêtu, le corps sec, un visage agréable, quoique découpé du front au coin de la bouche par une cicatrice.

Dressé sur ses étriers, devant la grille d'un parc fleuri, ce cavalier observait un château style renaissance, dont le corps central était encadré d'ailes à pierres blanches qui se terminaient par deux pavillons carrés symétriques.

      « L'ancien castel de Lannes, aujourd'hui celui du député Laffitte, répondait Jean-Baptiste Dumoulin, tirant sur le mors de son cheval, à côté du balafré qui venait de se rasseoir sur sa selle.

- À voir tous ces fiacres devant l'entrée, y'a du monde d'invité, continuait celui-ci en caressant l'encolure humide de sa monture, une jument isabelle robuste et fringante.

- Tu vas découvrir un sacré pékin en la personne de Laffitte, mon cher Belle-Rose. Le bonhomme est riche à millions et le fait joliment savoir. Je ne compte plus les fêtes auxquelles j'ai participé, ici à Maisons, fêtes toutes aussi somptueuses les unes que les autres.

- Signe de faiblesse, mon capitaine !

- Que dis-tu ? s'étonna l'autre, fronçant les sourcils. Pourquoi faiblesse ?

- Signe d'un parvenu qui veut faire oublier d'où il vient.

- Mordious ! fit Dumoulin avec un franc éclat de rire. Tu n'es pas le seul à me le dire ; j'ai déjà entendu dire au moins quatre à cinq fois que mon bon Laffitte était un parvenu, un coucou dans le nid Perrégaux . Enfin je t'assure que le gaillard est sympathique, quoiqu'un peu trop orléaniste à mon goût, dommage ; mais il faut reconnaître que le banquier a grandement payé de sa bourse pour notre cause.

- Audaces fortuna juvat , commenta le dénommé Belle-Rose en ricanant. Oh ! Oh ! J'entends midi qui sonne au loin, ajouta-t-il en faisant avancer sa jument. Sans vous commander, entrons de suite dans la demeure de notre regretté Achille pour que je puisse découvrir ce sieur Laffitte qui a eu raison de nous convier, car je meurs de faim. Tarde venientibus ossa .

- Vive le glorieux Lannes et vive l'Empereur ! » murmura Jean-Baptiste, avant de donner à son tour un léger mouvement d'éperons.

      Leurs chevaux aux pas, les deux cavaliers franchirent les grilles ouvertes pour entrer dans le parc du château de Maisons. Tandis qu'il observait sommairement le personnel du banquier Laffitte qui accourait pour les accueillir, le capitaine Dumoulin se mâchonna l'intérieur des joues, car – effet inattendu – il se sentait d'un coup empli de sentiments et d'impressions contradictoires, c'est-à-dire heureux de revoir la société libérale et son contraire.

      Libéré depuis deux jours de la prison de la Conciergerie, après une condamnation ferme suite à sa participation à l'affaire des Petits-Pères , l'homme allait rencontrer des compagnons de luttes qu'il n'avait plus revus depuis l'échec de la conspiration de l'Est. Des complices qui n'avaient alors guère prisé son attitude à Belfort, car Jean-Baptiste était arrivé fort tard, bien après les évènements insurrectionnels. Tous ignoraient son duel avec le traître Bérard, farouche passe d'armes qui lui avait coûté une blessure à la cuisse et trois jours de fortes fièvres, obscures et délirantes . Comment donc se passeraient les retrouvailles, après une si longue absence ? Qui d'ailleurs allait-il revoir, car beaucoup de charbonniers avaient fui le territoire sacré, suite à la répression policière due aux conjurations ratées de Belfort, Strasbourg ou Saumur. Là-dessus, il sentit son ventre se tortiller, état désagréable qui confirmait qu'il n'aimait pas les situations fausses, nées d'incompréhensions ou de mauvais racontars. Foutu merdier ! jura-t-il en respirant profondément. Les paupières baissées, il laissa son esprit balayer le temps. Certes, juste avant sa condamnation de six semaines à la Conciergerie, il avait traversé une mauvaise passe, fait de mauvais choix – son duel avec le chef de bataillon Bérard, son démêlé musclé avec le lieutenant-colonel Dentzel ou encore la confiance aveugle placée en Berton – mais il avait été surtout desservi par la malchance. Ah ! Cruelle période, fulmina-t-il, car dorénavant il avait conscience qu'il était mésestimé par ses compagnons de lutte, alors qu'il n'avait qu'une parole, qu'il était un homme droit et fidèle, un brave. À cette pensée, l'officier eut un mouvement d'humeur. Ah ! Chienlit que ces trois derniers mois ! jura-t-il, le menton levé, cherchant à se ragaillardir. Il était à nouveau libre. Il était opérationnel ! À lui de s'imposer, à lui surtout de travailler encore et toujours à la chute des Bourbons et au retour du roi de Rome, le fils du grand homme. Rien ne devait le faire sortir de cette route. Sauf Marie peut-être, s'avoua-t-il, dévié de sa pensée première, aussitôt malheureux, le cœur empoigné. Marie, l'être qu'il désirait le plus au monde, la femme qu'il aimait, son amante une nouvelle fois disparue. La mère de sa fille. Que de questions sans réponse. Où était-elle aujourd'hui ? Était-elle tombée dans l'affreux piège de la comtesse de Tantale, cette terrible courtisane, cette louve ? Avait-elle cru à son abominable lettre ? Ce ridicule écrit ? Non, impossible ! Sur quoi, l'homme joignit les mains, comme s'il allait implorer Dieu de lui venir en aide. Mais pourquoi ce nouveau départ ? Cette disparition ? Pourquoi avoir abandonné sa demeure de Saumur ? Pourquoi ce silence ? Pas une lettre de sa part depuis leur dernière rencontre. Son adresse était toujours la même, rue du Sentier, elle y avait vécu. Des moments merveilleux... Jean-Baptiste fronça les sourcils, désespéré ; au fond de son âme, il avait un mauvais pressentiment : Marie était perdue, définitivement perdue. Foutre, non ! se promit-il en autodéfense, l'esprit colérique, après une poignée de secondes d'hébétude. Cette femme était sienne ; sa Marie, cette rose rouge, superbe, au milieu d'un champ de blé. Oui ! Il la retrouverait ! Dût-il renverser des montagnes ! Dût-il traverser un océan ! Il la retrouvera !

Le lieutenant-colonel Caron - Colmar - 1822Where stories live. Discover now