- Non, restez, madame, réagit l'homme. Dites-moi plutôt ce que vous vouliez de moi ? Pourquoi votre visite ?

- C'est sans importance, colonel... vraiment. Je suis confuse de vous avoir dérangé.

- Est-ce en rapport avec votre mari, le colonel Pailhès, mon vieil ami ? insista Caron avec un signe d'interrogation.

- Oui, mais je me refuse à vous embarrasser avec mes problèmes, dit la dame, les sourcils froncés. Votre situation, votre drame... je n'en ai pas le droit.

- Je n'ignore pas sa malheureuse tentative, madame, annonçait l'officier, entrant dans le vif du sujet. Saviez-vous qu'il m'avait demandé d'être à ses côtés à Belfort ? De le rejoindre avec le général Dermoncourt.

- Ah, je l'ignorais...

- Cela a été un crève-cœur de lui refuser mon concours, madame, croyez-moi. Mais, c'était à cet instant que nous récupérions enfin notre fils Alfred. Ma tendre épouse ne m'aurait pas compris si j'avais refusé de me rendre en Prusse à ses côtés. Des mois que nous nous débattions avec ses parents. Oui ! Vraiment ! Helena n'aurait pas compris, répéta-t-il, le regard fixe.

- Remerciez ce contretemps, car votre présence n'aurait pas empêché l'échec, et vraisemblablement votre arrestation.

- Nul ne le saura, mais sans doute...

- Aujourd'hui, mon époux risque l'échafaud, s'écria la dame avec des yeux fiévreux où perçait un mélange de haine et de peur. Je cherche tous les moyens possibles pour l'aider, pour le sauver.

- Vous avez frappé à la bonne porte, madame, réagit le lieutenant-colonel Caron, lui prenant la main. Venez, installons-nous près de la cheminée. Brossez-moi un portrait de la situation. Parlez-moi de votre idée et nous verrons ce que nous pourrons envisager. Ne l'oubliez pas, le colonel Pailhès est un vieil ami. »

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Sept jours plus tard, le 14 février 1822, ville de Chavelot, à une lieue d'Épinal.

         « ...Soixante-huit dragons exactement, racontait à voix basse un homme vêtu en bourgeois, cheveux gris, attablé dans une auberge sombre, face à un quidam à la chevelure rare et front rond, la moustache du brave, habillé d'une longue redingote claire. Oui, je commandais à seulement soixante-huit dragons, répéta le premier, après avoir avalé une gorgée de bière, j'étais à cette époque chef d'escadron. Depuis deux bonnes heures, nous traversions une satanée plaine aride, cherchant à rejoindre le régiment. Une fichue situation, surtout lorsque, positionnés sur une hauteur, nous sont apparus ces chiens d'Hispaniques. Je me souviens de la date, le 31 mars 1813. En face, il y avait bien trois escadrons qui nous attendaient en colonne serrée, piaffant d'impatience, avec à leurs côtés, quelques-uns de leurs moines dégénérés et ventripotents. Oh ! Mon sang n'a fait qu'un tour. J'ai mis sabre au clair, et j'ai tourné mon cheval vers mes hommes. Vive la Nation ! leur ai-je simplement dit, et, sans plus attendre, j'ai chargé l'ennemi. Comme un seul homme, aux cris de Vive l'Empereur ! Vive la Nation ! mes braves m'ont suivi, sans exception. Ah ! Quelle charge, mon cher Roger ! Quelle charge ! J'entends encore sous mon crâne le martèlement des sabots de nos chevaux sur le sol. Tout s'est mis à trembler, le moindre brin d'herbe. Ah ! Quelle surprise pour ces jean-foutre d'en face qui pensaient nous voir fuir ventre à terre. Nous les avons culbutés, sabrés, massacrés. Nous leur avons bien tué quarante hommes et mis soixante hors de combat, dont plusieurs haut-gradés. Le premier que j'ai abordé, je l'ai attaqué d'un vigoureux coup de revers, alors qu'il voulait me larder le flanc droit. Le tranchant de mon sabre frappant sur ses dents noircies et passant entre ses mâchoires au moment où il criait pour s'animer, lui a fendu la bouche et les joues jusqu'aux oreilles. Ah, oui ! Quelle victoire ! Les survivants – ces couards ! – se sont débandés dans toutes les directions, abandonnant bêtes, curés, armes et matériels. Et c'est pour cette affaire que j'ai reçu la légion d'honneur.

 - Vive l'Empereur, mon colonel ! » s'écria l'auditeur en levant haut un verre de vin, le dénommé Roger, plus exactement Frédéric-Dieudonné Roger.

     L'officier impérial aux yeux gris vert qui venait de raconter son fait d'arme – le lieutenant-colonel Augustin-Joseph Caron – hocha la tête avec un rictus sur les lèvres, puis instinctivement jeta un coup d'œil par dessus l'épaule de son compagnon, sur une pendule à trois cadrans en marbre blanc et bronze doré, posée sur la cheminée de la salle.

     « Neuf heures vingt-cinq, annonça-t-il tout haut. Il est bientôt l'heure.

- Croyez-vous que votre judas de « de l'Etang » soit déjà là, mon colonel ? demanda Roger en grimaçant un sourire, l'espérant, car depuis qu'il connaissait l'officier supérieur, encore plus depuis que celui-ci avait placé son cheval en pension dans son manège à Colmar, il avait maintes fois entendu de sa bouche le souhait effréné de cette rencontre.

- Je ne le crois pas assez fat pour ne pas venir, lieutenant. (Caron tapota l'aile de son nez). Cela se devine. Depuis l'affaire du Bazar français, nous nous haïssons suffisamment pour ne pas rater ce merveilleux rendez-vous. Nous n'en avons que trop rêvé.

- Vous avez raison, mon colonel, fit l'autre en se raidissant d'un coup. Regardez dehors ces deux cavaliers qui arrivent de Charmes, celui de droite, c'est bien lui, non ? Ce maudit bâtard ? »

     Après s'être levé avec des gestes lents, le lieutenant-colonel Caron opina de la tête. Ah ! Son obsession première se réalisait enfin ! Il allait pouvoir sabrer ce fils de chien, ce maudit témoin à charge qui lui avait fait subir des mois de captivité, cette grande gueule, cause de sa mise en réforme sans traitement, malgré ses presque vingt-cinq ans sous les armes. Ce maudit judas ! Oui, il allait enfin payer, il allait lui trancher sa gorge, le saigner comme un pourceau. Il allait laver l'affront, lui faire payer leur échec. Oui ! Tuer cette charogne de royaliste !

      « Sortons à la rencontre de ces messieurs, dit Caron avec un mouvement de tête, le regard gris et tranquille, gardant ses injures pour lui-même. Mais rejoignons d'abord nos chevaux et nos armements, puis nous ferons la jonction.

- À vos ordres, mon colonel, s'écria Roger dont la voix tremblait d'excitation. À vos ordres, répéta-t-il, l'air presque dément. Et foutredieu ! Faites comme Barbier-Dufay vient de faire à Paris, clouez-nous ce misérable fat sur le sol. »

Le lieutenant-colonel Caron - Colmar - 1822Where stories live. Discover now