Première partie

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Une vague de chaleur s'était éprise de la cote ouest en cette année 1911, comme de tout le reste du territoire français.

Ici-bas, aux températures excessivement hautes s'ajoutait la moiteur de l'air humide. Même par temps sec, les effluves salés envahissaient les petits villages abattus par cette chaleur caniculaire.

Sur la cote atlantique se dressait l'un de ces nombreux villages, comme perdu entre la terre ferme et l'océan. Une bourgade que les plus jeunes fuyaient pour l'animation des grandes villes et dont il ne restait que les anciens, accrochés à leurs souvenirs déchus. La principale activité, et pour ainsi dire la seule, était la pêche.

Les hommes partaient, le regard tourné vers l'écume, des rêves meurtris d'aventure plein la tête. La majeure partie d'entre eux passait plus de temps en mer que sur le territoire français, déposait les filets au petit matin pour les découvrir regorgeant de poissons quelques heures plus tard. Ils ramenaient alors leur butin jusqu'à la cote et le vendaient au plus offrant. Ils reprenaient ce dur labeur sans faillir, sous un soleil ardent si la nature décidait de leur imposer une difficulté supplémentaire.

Airelle s'était mêlée à ces hommes et femmes quelques jours plus tôt. Le paysage bâti par les dunes et les ports miteux lui avait semblé singulier, à elle qui n'avait jamais quitté sa ville natale. Ce minuscule village coincé entre terre et mer n'avait rien en commun avec la splendeur de Paris. Ses parents avaient pourtant choisi de leur accorder ces quelques vacances, à sa petite sœur et elle. Sa mère les avait accompagnées, pestant contre cette chaleur infernale comme sur l'absence de civilité des habitants. Ils goûtaient malgré tout à un luxe que peu de familles pouvaient s'offrir en ce temps : quelques jours loin des tracas du travail.

L'adolescente, à peine âgée de seize ans, sentait qu'elle dénotait avec le quotidien de ces villageois. Son excentricité n'était pas monnaie courante par ici, au milieu de ces êtres dépourvus d'imagination et qui ne connaissait que leurs filets de pêche pour tout horizon. Néanmoins, elle les respectait de tout son cœur pour leur dévotion, bien qu'ils soient si différents de ce qu'elle pouvait représenter. À savoir une imagination débordante et une énergie que rien n'entravait jamais.

La jolie brune se prélassait sur la plage, jour après jour, un débardeur et un short pour tout rempart à sa nudité, ce que sa génitrice ne manquait pas de désapprouver. Quelques kilomètres seulement la séparaient des ports où s'entassaient les bateaux de pêche, mais elle se sentait comme seule au monde. Parfois, sa mère venait la rejoindre, un livre à la main dans l'espoir de s'échapper de ce qu'elle nommait amicalement « l'enfer sur Terre ».

Airelle s'y plaisait malgré la chaleur harassante et la forte odeur de l'océan. Cette immensité azure qui dévorait le littoral et qu'elle aimait admirer. Une barrière de rochers se dressait devant le large, un repère pour son regard avant que l'horizon ne se perde à la surface plane de l'eau salée. Souvent, lorsque le soleil se faisait trop cruel pour sa peau délicate, elle s'enfonçait dans la fraîcheur de la mer pour s'y égarer. Elle nageait alors avec aisance jusqu'au récif qu'elle gravissait afin d'admirer la vaste étendue bleue.

Un instant que personne ne saurait lui voler et qui lui manquerait lorsqu'il lui faudrait regagner son quotidien de citadine. En attendant cette heure, la vacancière s'évadait de l'odeur désagréable de Paris, où les hommes se tuaient à la tâche dans une ville en pleine industrialisation. Ici, rien de cela n'existait vraiment.

Une nuit, alors que la chaleur l'étouffait sous le fin drap qui recouvrait son corps nu, elle traversa le domicile sans un bruit en espérant ne pas tirer sa mère et sa sœur de leur sommeil. Elle se glissa à l'extérieur, et exhala un soupir de soulagement lorsque le vent caressa sa joue. Ses yeux noisette s'habituèrent rapidement à la nuit. Le ciel était mouché d'étoiles, et la face ronde de la lune semblait lui sourire.

Face à ces uniques témoins, elle ne ressentait aucune honte à exhiber son corps. L'appel du large engendrait un sentiment grisant de liberté. Rien ne saurait arrêter l'impétuosité de son désir !

Elle rejoignit la plage en quelques minutes, dépassant les dernières petites maisons sans ralentir l'allure. Enivrée par un désir brutal et hors de contrôle, elle gagna le sable fin sans se préoccuper de son affolante nudité. Le corps de femme qu'elle cachait sous le conseil de sa génitrice s'exhibait à la lueur pâle de l'astre nocturne. Une sorte d'exaltation la submergeait alors qu'elle coulait un regard envieux sur la mer devenue presque noire. Sa surface ondulait comme un appel subtil à son égard. Quelle beauté ! L'union parfaite des nuances sombres qui révélait un résultat grandiose.

Elle s'approcha de l'écume qui lécha ses pieds. Une étreinte glacée et prometteuse. Qu'était-ce que cela ? Quelle folie la guidait ? Réalisait-elle quel péché elle s'apprêtait à commettre ? Qu'importe ! Elle se laissa attirer par l'eau dans un bruit presque inaudible. L'océan dévorait ses courbes charnues aussi avec autant d'avidité qu'elle se donnait à lui. Elle nagea lentement, ses cheveux formant un halo sombre derrière elle, avant qu'elle ne remarque un visage qui s'extirpait de l'eau à quelques mètres du récif.

À cet endroit, Airelle le savait, le sable créait une profondeur moins importante. Un dernier répit avant que les courants marins ne deviennent impitoyables. La jeune fille s'interrogea à peine, aveugle du danger qu'elle courait. Elle n'était pas dans son état normal, mais elle-même l'ignorait. Jamais elle n'aurait quitté la terre ferme à pareille heure, nue, pour se lancer à la rencontre d'un inconnu dévoré par l'océan. L'océan qui, en cet instant, l'attirait inexorablement vers le large. 

Saveur salineWhere stories live. Discover now