Second Verset

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Blanche était la fourrure de l'agneau. Noires étaient ses pupilles. Brun, le reflet de ses petits sabots louvets. Sans émois, le regard de Namjoon posé sur lui.

« Votre Sainteté ? »

L'homme qui avait pris la parole répondait au titre de cardinal Vincenzo, archevêque du Latran, Éminence de Rome et du monde latin. Il était né Ambrogio Marri, berger du mont Vatican, dans une famille qui ne voyait la vie que par son bétail depuis des générations jusqu'au meurtre de son frère cadet Vincenzo par une troupe de serfs révoltés, qui s'étaient vu confisquer leurs terres par le Saint-Siège la semaine précédente. La grande famine sévissait durement en ces temps-là. Aveugle, elle frappait au hasard parmi le petit peuple. Seulement, voici : la faim dévorait le peuple, et le peuple uniquement. Dieu protégeait ses cardinaux aussi férocement qu'il combattait les âmes damnées, pour leur épargner cette morsure insupportable qui aspire le corps, puis saccage la raison. Le reste d'entre eux, doué sans doute de trop peu de raison, pouvait trépasser lentement, le Paradis sur les lèvres, les Enfers dans la chair. Le père Marri avait pris la fourche le lendemain pour venger l'honneur de son tendre fils, victime injuste de la colère des uns, du dédain des autres. Son début de chemin dans les ordres n'avait pas suffi à le protéger ; Dieu ne faisait une exception que pour les plus riches, les plus vieux d'entre eux, fallait-il croire. Toujours est-il que le père Marri n'était jamais revenu. Ambrogio avait alors compris que garder des moutons lui apporterait autant de succès que chercher justice en ce monde. La faim, la justice, deux désirs qui vous empoisonnaient le cœur jusqu'à la mort. Les Hommes s'étaient rendus fous à leur poursuite. Ambrogio avait depuis fait la paix avec son sens de la justice, à comprendre, il l'avait jeté aux porcs. Il s'était pardonné de renoncer à ce qui faisait de lui un homme. La faim était trop forte. Puis, il s'était figuré que s'il avait été capable de se pardonner, lui, semi-homme , il serait tout bonnement capable de pardonner au reste de l'humanité, enfin à son restant après le passage de la faim, de la guerre civile et de la peste. Peu de choses indiquaient qu'ils auraient pu faire pire que lui.

Il tenait à réviser sa position sur ce dernier point.

Quoi qu'il en soit, en cet an de grâce et de disgrâce 1169, le jeune Ambrogio Marri s'était rajeuni de deux années pour se glisser dans la peau de son frère cadet Vincenzo, débutant dans l'ordre séculier, connu pour sa dévotion, unique survivant d'une ancienne famille de bergers, dont le père avait enfanté un fils avant lui, répondant au nom, ma foi pittoresque d'Ambrogio, et qui était sans doute mort durant la famine que Notre Seigneur Jésus Christ avait jugé bon de répandre sur le mont Vatican. Dix-huit ans et approximativement deux cent et seize mois plus tard, Ambrogio, pardon, Vincenzo pouvait se targuer de maintenir confortablement son statut de membre permanent de l'Union du Saint-Siège, même à présent, en plein milieu de la basilique Saint-Jean du Latran, nuit noire au-dehors, demi-douzaine de vieillards en grande pompe et jeune pape agressivement séduisant en vue.

Ce dernier prêtant aussi peu d'attention à son appel, que lui-même aux autres personnes de l'assemblée.

L'intérêt de Namjoon s'était porté, depuis quelques minutes déjà, sur la silhouette frêle de l'agneau au centre de la rosace en mosaïque. L'animal commençait à manifester des signes d'inconfort et d'énervement, ses petits sabots louvets grattant avec impatience le sol en faïence de la basilique. Chaque crissement de sa corne contre la surface glacée des couleurs polies réveillait un frisson de frustration et de nervosité sur la peau des cardinaux qui en réprimaient tant bien que mal la sensation incontrôlable de démangeaison. Tous ne demandaient qu'une chose : la suite. Leurs aides les avaient tirés du lit au milieu de la nuit, prétextant une entrevue urgente de l'Union à la demande expresse du pape. Nul doute que des grognements épuisés avaient dû suivre cette annonce. Les fantaisies insolentes d'un jeune pape, très peu pour tout cet amas de vieux os, paraissait lire Vincenzo sur les visages l'entourant. Près de trois heures plus tard, et le pape n'avait pipé mot, tandis que les chuchotements mécontents de ses sujets avaient graduellement pris de plus en plus d'ampleur. « Qu'est-ce que cela veut dire ? », « Il croit pouvoir convoquer un conseil de l'Union d'un claquement de doigts ? Quelle effronterie ! », « Et pour quoi ? », « Pour qu'on puisse l'admirer dans son nouveau costume pourpre, sans doute », « Ridicule... », « Qu'un tel homme puisse avoir accès à la plus haute fonction de notre ordre, Sainte-Mère de Dieu ! », « La déchéance est proche ». La subtilité de ces vautours... Vincenzo les voyaient venir à des kilomètres. Ces cardinaux de pacotille devraient essayer la discrétion. Faire profil-bas. S'il y a bien une chose que ces nobles-nés étaient incapables de se faire inculquer, c'était l'art d'observer avant d'agir. L'attention, l'observation s'avéraient tout bonnement absentes chez eux. Comment leur reprocher ? Tout a toujours été observé pour eux. Par des fils de paysans comme Vincenzo. Et ils s'apprêtaient à commettre la plus grosse faute de calcul de leurs paisibles chemins vers les Enfers : sous-estimer celui qu'ils avaient reconnu comme leur supérieur, leur pape. La tragédie de la vie humaine... Vincenzo en soupirait d'ironie.

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⏰ Last updated: Nov 17, 2019 ⏰

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jusqu'au bout des mondes (à l'horizon où miroite le reflet des hommes) I ymWhere stories live. Discover now