Les oreilles

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Depuis son petit bureau, elle voyait défiler devant elle tout un tas de personnes. Du jeune cadre fraîchement diplômé à l'éternel stagiaire, chaque profil lui passait sous le nez. Et malgré leurs évidentes différences, tous semblaient absorbés, lobotomisés, zombifiés par leurs smartphones. Tels des fourmis, ses collègues se suivaient à la trace sans jamais se rentrer dedans. Certes, une collision avait bien eu lieu cette fois-là... Mais le responsable, et la victime, n'étaient autres qu'elle-même. La faute d'une cloison de verre trop propre.

La horde de fourmis traversait l'open space sans prêter attention au décor, qu'elle avait d'ailleurs trouvé merveilleux dès sa première arrivée. Son lieu de travail, qui se voulait original, était finalement une pâle copie de toutes boîtes voulant paraître jeunes. La panoplie de l'entreprise dynamique complète : fausses plantes tropicales s'élevant au plafond, moquette grisâtre et murs ornés de cadres, où s'étalaient moultes citations censées provoquer le rire ou la motivation. En bref, un lieu dit "corporate". Un mot qu'elle exécrait davantage chaque jour .

Tout comme son travail. Elle, qui rêvait de devenir journaliste et de traverser des pays étrangers en quête d'une histoire qui valait la peine d'être racontée, était maintenant cantonnée à naviguer sur internet à la recherche du dernier potin des personnalités.

- Sans intérêt... Déjà vu... Déjà vu... Déjà traité... Ça date d'une semaine... Uhm... Inutile... Bon... On dirait qu'aujourd'hui non plus je ne vais rien écrire...

Derrière ses lunettes à la monture hexagonale, son regard était vide. Judith faisait glisser son index sur sa souris tactile, pour que défile à toute allure la page qu'elle lisait sans comprendre. Dans un souffle d'exaspération, elle pencha sa chaise en arrière de tout son poids. La tête tournée vers le ciel, elle avait une vue imprenable sur les nuages aussi gris que la moquette sous ses pieds. Quelques gouttes de pluie venaient s'échouer tristement sur la fenêtre.

Alors qu'elle se perdait doucement dans ses pensées, une forme qu'elle n'identifia pas immédiatement vint obstruer son champ de vision en face de son bureau. Après un court instant, la jeune rédactrice reconnut malheureusement le pantalon en chino de Basil.

Basil Lazare était son patron. Un homme détestable et détesté.

- Judith, dit-il d'une voix amère, je vois qu'une fois de plus on est dans les nuages. Vous savez que les articles ne vont pas s'écrire tout seuls...

- Je le sais bien monsieur Lazare, rétorqua-t-elle la tête toujours à l'envers.

- Et bien qu'est-ce que vous attendez alors ?! Ils ne vont pas non plus tomber du ciel à ce que je sache !

- Je le sais bien monsieur Lazare...

- Ne vous moquez pas de moi mademoiselle ! Vous commencez doucement à me faire regretter de vous avoir engagée...

- Je le sais bi... Quoi ?!

Judith se releva en vitesse, ce qui fit rentrer sa tête dans une valse folle. Tout tournoyait autour d'elle : son verre d'eau, son pot à stylos, Basil et son pantalon en chino; il fallait qu'elle trouve de quoi s'appuyer rapidement... Han son bureau ! La jeune femme y laissa tomber tout son poids avec difficulté, tandis qu'elle pivotait vers son interlocuteur.

- Monsieur Lazare ! Je... J'ai la tête qui tangue...

- Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ? Je vous préviens... Je commence à en avoir ras la chope de votre mascarade !

- Ras le bol...

- Pardon ?!

- C'est ras le bol l'expression... Pas...

Chrysalide [Terminée]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant