Les Joueurs de Lost Vegas

Le Navire

« Nous devons aller les aider », jeta sans hésitation Piris. Khe approuva, se saisissant à nouveau de son casse-tête.

Ils se ruèrent vers le Navire. La route était déserte, noire, encore plus inquiétante que d'habitude. Là où l'on sentait normalement de la vie, des êtres en train de dormir, il n'y avait maintenant plus rien. Les Joueurs s'étaient précipités dans les caches construites pour les cas de grandes alertes que les Inns recelaient. Piris ne put s'empêcher de penser aux malheureux Célestes qui devaient se terrer dans des caves humides et délabrées, serrés les uns contre les autres, grelottants de froid et de peur, attendant en priant les appels à l'olifant que les Gardiens du Feu lanceraient lorsque la menace serait écartée.

Les pas des deux jeunes gens soulevaient une fine poussière grise qui restait en suspens avant de retomber mollement sur le sol rocailleux.

Ils traversèrent de nombreuses routes jalonnées de cahutes sales avant d'apercevoir l'étrange bateau qui se tenait aux pieds de l'Inn. C'était une réplique d'une embarcation de l'Avant, échouée par on ne sait quel hasard dans le lit asséché de la rivière qui entourait le bâtiment. Vox prétendait que Solaar avait prévenu certains initiés, ces ancêtres, de l'imminence du Grand Cataclysme, et que ceux-ci s'étaient réfugiés dans ce navire. Lorsque la mer de ténèbres avait recouvert Sombre-Terre, le navire les avait mystérieusement protégés des typhons, les laissant voguer pendant quarante jours et quarante nuits sur une mer de vide pour les amener à Lost Vegas.

Plus ils approchaient de l'imposant bâtiment, plus l'écho de bruits terribles, un tumulte fait de cris inhumains et de matière organique déchirée, s'amplifiait. Alors qu'ils s'apprêtaient à pénétrer dans le corps des monstrueuses tours collées en forme de T, les murs devant eux tremblèrent avec violence. Des morceaux de pierre se disjoignirent et s'éparpillèrent sur la route, les forçant à battre en retraite.

Piris et Khe se regardèrent un instant, voulant peut-être se consulter sur la démarche à suivre, et ce moment suffit pour que l'ensemble de la structure s'affaisse sur ses fondations, rabotée progressivement par le bas, faisant naître un grondement à la limite du supportable et soulevant des trombes de poussière ocre foncé.

Le Navire s'écroula en quelques poignées de secondes, alors que les deux jeunes gens rebroussaient chemin en courant pour échapper au souffle violent que le géant expirait au moment de sa fin.

Khe s'arrêta lorsqu'ils furent hors de portée des projections et s'exclama : « Hermes ! ». Son cri trahit toute la détresse qui l'étreignait. Le sorcier ne pouvait qu'être mort, avalé par les décombres. De même que tous les autres humains qui les accompagnaient. Khe devint orphelin pour la deuxième fois.

Piris prit la main du jeune homme tétanisé par la soudaine perte de son mentor et ami. La chaleur qu'elle lui communiqua suffit à réconforter Khe. Ce qu'il pensa, Piris le résuma en quelques mots : « Ils sont partis en humains. » Khe hocha la tête silencieusement. Ils s'arrêtèrent encore quelque moment, méditatifs, comme s'ils priaient leurs Dieux respectifs pour les âmes qui venaient de s'éteindre.

Ils auraient pu rester là une infinité de temps si la montagne de gravats à laquelle ils faisaient face ne se mît à trembler de plus en plus fortement. Sous leurs yeux hallucinés, deux bras gigantesques émergèrent du béton, poussant sans ménagement les blocs de béton qui les emprisonnaient. L'arête de deux ailes suivirent et finalement ils virent s'extraire Nejerou. Celui-ci se ficha sur ses deux jambes, releva la tête et expulsa un jet de flammes énorme de sa gueule béante.

Aussitôt Piris et Khe entendirent les crissements caractéristiques se rapprocher d'eux. Il était évident maintenant que les humains avaient péri en tentant de protéger le Cœur de Lumière, et que celui-ci avait été détruit par la Shankreature. Plus aucune barrière n'empêchait les Bêtes de s'aventurer dans le Stallite et elles accouraient à l'appel de feu que leur maître leur envoyait.

Sans mot dire, les deux survivants s'engouffrèrent sur la route menant à Kheops. Le combat allait désormais se jouer dans l'Inn que protégeait Triga.

Lorsqu'ils arrivèrent en vue de la pyramide, ils rencontrèrent de nombreux Burboys, cachés derrière des chariots qui avaient été renversés pour l'occasion, leurs chapeaux émergeant des barricades. Leurs yeux brûlaient de la fièvre de l'attente. Tous les saluèrent en les reconnaissant, hurlant des menaces à l'encontre des Shankreatures que la pénombre au lointain laisser deviner. Certains d'entre eux avaient extirpé de leurs plus secrètes cachettes des Foudres, ces Armes de l'Avant qu'il était parfois possible de trouver dans des décombres. Khe reconnut en passant un foudre Winchester, et cela le rasséréna quelque peu, car ces armes étaient réputées sur toute l'étendue d'Eldena.

Ils ne s'attardèrent cependant pas, fonçant directement vers l'entrée de Kheops.

Celle-ci était gardée par quatre Burboys armés de Lancefeu. Parmi eux se trouvait Triga. Sa face marquée s'éclaira d'un franc sourire. Toute animosité avait disparu entre les jeunes gens, balayée par la nécessité de survivre. Khe pensa furtivement et tristement qu'il était bien dommage que seule une menace commune les poussât à se reconnaître pour ce qu'ils étaient : des sœurs et des frères. Le Burboy ouvrit ses bras puissants, et lança : « Grand Solaar, j'suis heureux de vous voir. Quelles sont les nouvelles ?

─ Plutôt mauvaises, soupira Piris. Vox et Hermes sont morts. Le Cœur de Lumière a été détruit. Nejerou et ses Bêtes arrivent. »

Comme pour confirmer ses dires, des coups secs se firent entendre dans le lointain. Triga se saisit de la hampe du Lancefeu qu'il avait déposée, et jura : « Le putain de gibier approche. »

Khe demanda à son tour : « Qu'en est-il ici ?

─ Tous les Célestes sont dans les caves. Enfin presque tous, soupira le Burboy. Kami refuse obstinément de sortir de la chambre de Piris. Elle dit qu'c'est sa mission de garder les appartements de sa maîtresse. »

Piris, abasourdie, s'écria : « Mais elle va mourir! Khe, peux-tu m'attendre ici ? Je dois aller la chercher. »

Le chasseur approuva de la tête. Il se demanda s'il ne devait pas l'accompagner, puis se ravisa. Puisqu'il l'aimait, il devait lui faire confiance, et la laisser libre d'assumer ses propres choix.

Il regarda son amante partir en courant vers le monte-charge, puis se retourna pour faire face à la route qui se couvrait d'éclairs lumineux à la limite de leur horizon. Les morsures de Nejerou.

Piris n'en pouvait plus d'impatience. Le monte-charge lui semblait mettre un temps infini à atteindre le niveau de ses appartements. La jeune fille savait devoir se dépêcher. Depuis quelques instants, les câbles ne tiraient plus uniformément la plate-forme, signe qu'au rez-de-chaussée les Burboys qui actionnaient les énormes poulies devaient avoir des difficultés à accomplir leur tâche. Khe et Triga devaient être aux prises avec les Shankreatures. Piris aurait aimé se trouver aux côtés de son amant. Mais elle ne pouvait plus rebrousser chemin. Elle devait juste s'occuper le plus rapidement possible de Kami et trouver le moyen de rejoindre le chasseur au plus tôt.

Soudain les câbles se détendirent dans un claquement sec. En un éclair, Piris les vit amorcer un mouvement ondulatoire fou, laissés libres à eux-mêmes. Elle n'hésita pas un instant et sauta d'un bond félin dans la première entrée qui se présenta le long de la paroi métallique. Elle effectua un roulé-boulé sur le dur sol en béton du niveau. En se redressant, elle nota les drapés de soie mauve qui flottaient accrochés épars sur le plafond du couloir. C'était le niveau de ses suivantes, juste à l'étage en dessous du sien. Elle s'engouffra dans l'escalier de secours, gravit comme une furie les marches de béton et émergea dans le couloir qui desservait ses appartements. Ceux-ci étaient aussi calmes et reposants qu'à l'ordinaire. Les torchères enveloppaient les meubles de leur halo à la lisière de l'orangé et du rouge. Seuls quelques bruits étouffés troublaient la sérénité centenaire des murs. Des bruits qui provenaient de sa chambre. Des bruits qui ressemblaient furieusement à des sanglots.