Liaison

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Un cri déchirant retentit à travers les arbres, tranchant vivement sur le calme de la forêt. Surprise, Ysaline releva la tête et regarda autour d'elle. La jeune femme se trouvait dans une épaisse forêt à la recherche d'ingrédients pour sa prochaine potion antidouleur et elle ne s'attendait pas à ce qu'il y ait un tel hurlement dans un endroit aussi paisible. Le silence de la forêt reprit ses droits, à peine brisé par le chant des oiseaux, comme si le cri n'avait jamais existé.

Interpellée, Ysaline abandonna les plantes dont elle récupérait les feuilles grâce à son petit couteau d'argent. Âgée d'une trentaine d'années, ses cheveux auburn attachés en chignon épais, la jeune femme portait des vêtements pratiques pour la cueillette. Ses yeux marron fouillèrent minutieusement la verdure, mais elle ne vit pas la moindre trace de la personne qui avait crié.

Un nouveau cri, tout aussi désespéré, retentit à nouveau et cette fois-ci, Ysaline devina dans quelle direction la victime se trouvait. D'un geste fluide, elle rangea le couteau dans sa housse attachée à sa ceinture puis referma le sac rempli d'herbes magiques qu'elle avait à la main. La jeune femme se mit alors à courir à travers les bois afin de la trouver, sautant par dessus des tronc d'arbres renversés et écartant les branchages qui lui barraient le chemin avec habileté. Elle ne mit pas longtemps à rejoindre la personne qui hurlait et s'arrêta brusquement au bord de la clairière où elle se trouvait, figée d'horreur.

Une femme d'une vingtaine d'années au visage livide, vêtue d'une robe blanche de cérémonie, avait rampé contre un arbre et semblait sur le point de s'évanouir. Devant elle se dressait deux grandes bougies, une blanche, l'autre noire, toutes les deux allumées. Ça et là se trouvaient des corps ornés de robes blanches similaires à la sienne, mais aucun d'entre eux ne bougeait.

Certains laissaient échapper une tâche de sang grandissant de seconde en seconde sous eux, ne laissant aucun doute sur leur état. Derrière cette scène de carnage se trouvait un gigantesque pentagramme dans un cercle orné de signes compliqués, dessiné à la cendre sur le sol que les invocatrices avaient déblayé. Des bougies noires entourées de petits tas de poudre avaient été disposés à chaque pointe du pentagramme et le centre comportait un symbole qu'Ysaline ne connaissait pas. Au dessus se dressait une silhouette dont les contours se dessinaient rapidement. Des ailes apparurent dans son dos tandis que deux cornes noires et brillantes lui poussaient sur le crâne. Un coup d'œil suffit à la sorcière pour comprendre le danger.

Brusquement, la femme poussa un cri affaibli avant de s'affaisser. Lâchant son sac, Ysaline se précipita vers elle et lui tapota les joues.

- Réveillez-vous ! s'écria-t-elle. Ne vous laissez pas faire ou vous mourrez comme les autres !

Hélas, la femme n'eut aucune réaction. Une voix grave retentit alors derrière elle et Ysaline se retourna lentement, horrifiée. La silhouette s'était transformée en un homme de grande taille aux cheveux noirs si longs qu'ils lui tombaient jusqu'aux reins. Les yeux dorés et la peau mate, le visage harmonieux, il était vêtu d'une somptueuse veste rouge vermillon et d'un pantalon noir. Deux grandes ailes noires, parcheminées comme celle des chauves-souris, battaient lentement derrière son dos. Il était d'une beauté surhumaine, possédant un éclat sauvage et dangereux.

- Mortelles, vous m'avez invoqué, moi, Satan, chef des démons ! tonna-t-il, grandiloquent. A présent que je suis enfin sur Terre et que vous êtes trop faibles pour pouvoir me contrôler, je vais enfin pouvoir m'emparer de ce qui me revient !

- NOOOOOOOOOON ! hurla Ysaline.

Elle se releva d'un bond, laissant la femme étendue sur le sol et se concentra afin de renvoyer le démon dans son monde. Tout en faisant des gestes compliqués avec ses bras, Ysaline se mit à psalmodier une invocation de bannissement qu'elle avait appris quelques années auparavant.

Malheureusement pour elle, le démon était bien trop puissant pour ses pouvoirs. Bien que plus forte que la majorité des autres mages car ses parents avaient été deux puissants sorciers, Ysaline n'était pas pour autant surhumaine. Il lui manquait des bougies rituelles ainsi que sa baguette magique pour réussir à le renvoyer. Même ainsi, l'effort l'aurait considérablement affaiblie et privée de sa magie pour plusieurs mois. Le couteau d'argent accroché à sa ceinture était également utile dans les rituels, mais il ne servait à rien contre un démon.

Satan se moqua de ses maigres incantations avant de bander ses muscles. Il fit péniblement un pas en avant, luttant pour s'arracher au contrôle de son invocatrice encore vivante et du sortilège de bannissement d'Ysaline. Si jamais Satan franchissait le cercle d'invocation, il serait impossible de le renvoyer sans le capturer. Et toutes les sorcières savaient que la capture d'un démon était presque irréalisable, surtout quand celui-ci se nommait Satan. Des gouttes de sueur tombèrent dans les yeux d'Ysaline, l'empêchant de voir sa cible. Ses bras tremblaient de façon incontrôlable.

Le démon n'avait plus qu'à faire un pas avant de franchir le cercle et d'échapper au contrôle de la jeune femme. Soudain, des bruissements de feuilles retentirent et des cris retentirent. C'était les autres sorcières de la ville et de la campagne qui venaient à la rescousse. Certains étaient en tenue de cueillette comme Ysaline, mais d'autres étaient carrément en pyjamas, comme si elles avaient été tirés du sommeil par leurs consœurs. En découvrant la situation, elles se mirent aussitôt à psalmodier à ses côtés, leur force commune faisant reculer Satan d'un pas dans le cercle.

- Il est trop puissant sous cette forme, leur cria Ysaline en essuyant des gouttes de sueur lui coulant dans les yeux. Métamorphosons-le en quelque chose de plus petit avant de le bannir, cela nous facilitera la tâche.

- En quoi donc ? répliqua Bertille d'un ton crispé par la tension.

Il s'agissait de la sorcière d'âge mûr à gauche d'Ysaline. Petite, ronde et joyeuse, son apparence rassurante cachait un talent étonnant pour les potions et la médecine. Cependant, sa magie était moins puissante que sa consœur et elle avait beaucoup de mal à résister à la puissance de Satan.

- En chat, c'est une forme que les démons dans son genre adoptent souvent, souffla Ysaline. J'ai du sel et de l'origan dans mon sac.

- Ça marche, s'exclama Bertille avant de prendre le commandement du sortilège. Attention les filles, ça va chauffer ! Margotte, occupe-toi des bougies rituelles, il y en a quelques-unes dans ma sacoche ! Elles ne sont pas de la bonne couleur, mais cela fera l'affaire. Florise, récupère les feuilles d'origan et le sachet de sel dans le sac d'Ysaline pour les saupoudrer au pied de chaque bougie !

Les deux sorcières concernées cessèrent leurs incantations, faisant grimacer les autres sous l'effort, et se dépêchèrent d'obéir aux instructions de Bertille. Florise, une grande femme maigre au visage ridé, disposa alors une demi-douzaine de bougies blanches par-dessus les petits tas déposés par Margotte, une jeune femme aux cheveux teints en violet et le visage couvert de tatouages tribaux, avant de les allumer grâce à son briquet. Satan, comprenant ce qu'elles voulaient faire, se débattit encore plus violemment et réussit à lever le pied juste au dessus de l'enceinte de sa prison. Une fois que Margotte et Florise eurent fini, elles rejoignirent les autres sorcières qui se prirent la main afin de constituer un cercle fermé. Puis, répétant les mots prononcés par Bertille, elles psalmodièrent une formule de transformation.

Satan, démon maudit,
De cette apparence, je te bannis.
Pour sauver ma vie, je te rétrécis.
Un chat tu deviendras,
Car moins de tort tu causeras !

Pendant quelques terrifiantes secondes, Satan resta figé, le pied tendu juste au-dessus de la limite du cercle. Son visage était crispé de fureur, le faisant ressembler davantage à une créature dangereuse plutôt qu'au bel homme de quelques instants plus tôt. Enfin, le sortilège des sorcières fonctionna et dans un POP retentissant, Satan disparut. Un chat au pelage noir de suie se matérialisa dans les airs et retomba souplement... hors du cercle. Dès que ses pattes touchèrent le sol, les yeux du chat croisèrent ceux d'Ysaline et la jeune femme s'évanouit aussitôt.

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Merci d'avoir lu ! J'espère que ce début de nouvelle vous a plu et que la suite vous plaira tout autant. C'est une des histoires que j'ai le plus aimé écrire durant mon projet Bradbury. N'hésitez pas à voter et laisser un commentaire pour me dire ce que vous en pensez, j'adore avoir des retours sur mes histoires :)

Cohabitation forcéeWhere stories live. Discover now