Vénus

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La baigneuse ou Vénus au bain, marbre, sculpture par Christophe-Gabriel Allegrain, 1767, Musée du Louvre. 

Je m'appelle Vénus. Je me trouve aujourd'hui au Louvre, avec de nombreuses autres statues françaises du XVIIe et XVIIIe siècle. J'ai été sculptée par Christophe-Gabriel Allegrain dans les années 1760. Je lui ai permis de sortir de l'obscurité. 

Diderot dira de moi lorsque je suis exposée au fameux Salon de Paris en 1767 : "Belle, belle, sublime figure ; ils disent même la plus belle, la plus parfaite figure de femme que les modernes aient faite". Louis XV m'offrit à sa favorite Madame du Barry en 1772, qui m'a installée dans le parc du château de Louveciennes avant que j'entre au Louvre. 

Christophe-Gabriel m'a sculptée non pas comme une représentation idéalisée d'une divinité, un modèle antique telle la Vénus de Milo ou d'Arles, mais comme une femme charnue et "réaliste". Je suis potelée. Mon ventre n'est pas plat, mes bras forment des plis. Je porte la drapure qui m'entour les hanches sur mes mollets, comme pour me sécher après une baignade. Ma coiffure est particulièrement raffinée. J'ai un léger sourire aux lèvres.  

Depuis 150 ans, j'observe les personnes qui s'arrêtent un instant devant moi. 

...

Un groupe de touristes japonaises passe devant moi. La plupart continuent leur chemin, sauf l'une d'entre elles. 

La grande brune élégante s'approche de moi, lisse sa longue jupe rouge plissée, s'arrête un instant. Elle sort un énorme appareil photo dernier cri de son sac à main de luxe et prends en photo ma main gauche, posée sur ma cuisse. Bien vu, le drapé est particulièrement réussi. 

Cette japonaise me fait tout de même un peu de peine, sa taille est encore plus fine que celle des dames qui m'admiraient dans les années 1770. Pourtant, la nipponne n'a pas besoin de corset ni de grand jupon pour donner l'illusion d'une taille de guêpe. J'espère qu'elle s'autorise quand même un croissant de temps en temps.

...

Une famille visiblement américain arrive bruyamment derrière moi. 

"Look, mom, she has back fat !" 

Oui, je sais, j'ai du gras dans le dos, mais en même temps je suis penchée de telle manière que c'est inévitable. Mon sculpteur a voulu représenter une vraie femme, pas une version idéalisée. Et quand on se penche, forcément, le ventre fait des petits rouleaux, même si on s'appelle Vénus. Christophe-Gabriel y tenait tellement, à cette posture naturelle, qu'il a même du ajouter un pont de pierre au niveau de ma nuque pour supporter ma tête qui est dans une position peu commune. 

 Avant de rejoindre sa mère qui est déjà postée devant la statue suivante, l'adolescent se place devant moi, dos tourné, et immortalise la rencontre sur son smartphone. 

Pourquoi me regarder à travers un écran ? 

...

Un jeune couple arrive devant moi, monsieur tient la poussette qui protège un charmant bambin aux boucles blondes. Madame porte un joli haut fluide dans les tons bleus, et une magnifique tresse encadre son visage. 

"Regarde chérie, elle est aussi jolie que toi, cette statue."

La jeune femme m'observe, songeuse, sous le regard doux et attentionné de son compagnon.  

" Tu es certain ? Elle a l'air quand même moins grosse que moi." 

"N'importe quoi. Pas besoin d'avoir le ventre plat pour être belle !"

Le jeune homme s'approche d'elle et passe ses bras autour de sa taille généreuse. Il dépose un baiser sur sa joue et murmure : 

" J'ai de la chance d'avoir une aussi belle femme que toi, mon amour. "

J'en ai de la chance, moi aussi , de t'avoir, mon chéri, pense la jeune femme. Oh, on dirait que la statue me fait un clin d'oeil ! Peut être que c'est pas si grave que ça, de ne pas avoir le ventre plat, tiens. 

InstantanéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant