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Il y a deux sortes de pluie. La bruine qui reste et qui ne part pas, et la trombe d'eau éphémère s'abattant sans crier gare. Ce soir-là, c'était une fine pluie permettant encore d'allumer sa cigarette sans que ça s'éteigne. Je ne pourrais pas dire exactement pendant combien de temps j'ai marché avant d'arriver à une sorte d'allée remplie de graviers. Mes chaussures crissaient et j'avais de plus en plus de difficultés à avancer.

Renonçant à l'effort, je me suis agenouillée sur les graviers, ils étaient couverts de sable, humides, mais on pouvait encore s'asseoir dessus sans que l'eau rentre tout à fait dans les tissus du pull. Prenant une poignée de petits cailloux dans la main, je me suis rappelée qu'avec Titine, à douze ans, on a essayé de construire une cabane dans le jardin de sa grand-mère, en y intégrant des plantes grimpantes et de véritables pots en pierre. Moi, une princesse Anastasia avec une assiette de cornichons et de Dinosaurus dans la main, étais étendue sur les graviers, près du toboggan, déblatérant sur la leçon de solfège entendue en cours ce matin : « Quels sont les instruments à vent ? Si tu ne sais pas, pourquoi faire semblant ? Dis simplement que tu ne sais pas ! » ou encore « La façon dont tu chantes tes deux dos, on dirait que tu as encore monté un octave au-dessus ! »

Je m'allonge alors sur les graviers, accueillant la pluie qui coule à flots sur toutes les parties de mes membres frigorifiés. Si seulement tout était encore comme avant, avant Henry, avant le lycée, avant la tension des notes et l'ambition incorrigible de Titine. Depuis son investissement dans sa vie de couple, je me sens banale, triste et misérable. J'ai fait des efforts scolaires pour la suivre au lycée V, efforts qu'elle a jugés naturels, convaincue de ma nature de bonne élève.

Tu parles : une fois arrivée au lycée V, qui n'était pas sectorisé et sélectionnait les élèves uniquement sur dossier, j'ai dégringolé en vitesse, car mon but unique de la suivre était atteint. Mon père, qui a arrêté ses études après le bac, était assez surpris : il ne s'attendait pas à ce qu'un membre de la famille sorte des sentiers battus, et pensait que j'irais sans doute dans un lycée en périphérie parisienne. Il s'est un peu plaint du prix qu'allaient coûter les aller-retours en RER, mais au fond il était content.

Nous avons fêté ça dans un cinéma Gaumont : il a choisi deux places du fond pour un film de Wes Anderson, places que je préférais, réalisateur que je vénérais. J'ai remercié mon père en lui faisant un bibimbap traditionnel, mais sans kimchi, car il est très difficile de trouver une épicerie coréenne là où nous habitons. « What's next steup ? » m'a-t-il demandé en anglais avec un accent coréen un peu douteux. Il lui arrive de parler en anglais pour me faire croire qu'il n'est pas dépassé par les événements, et peut encore apprendre des langues. « Combri (comprendre « Cambridge »), Hava, ou Oxfeu ? » « Mince ! J'ai oublié d'éteindre le feu de la cuisinière ! » Ce qui n'était pas un jeu de mots de ma part.

J'ai mis la théière en fonte sur la cuisinière à gaz, j'ai tourné à 4 et nous avons regardé un match de foot en buvant de la bière. Nous buvons de la Hite, qui est la préférée de mon père surtout pour la forme design et pop de la canette.

Après le match, je suis rentrée dans ma chambre avec des sodas et des chips, et j'ai pris la décision d'ouvrir un blog. Ça serait comme une espèce de journal intime de mes lectures, de mes passions ou des événements survenant dans la journée. Je comprenais que j'allais entrer dans une étape importante de ma vie, et qu'il me faudrait tout scanner au peigne fin, tout analyser sans en perdre une goutte, scientifiquement, et froidement. Jusqu'à me faire mal, tout comme ces graviers me perçant le dos, la pluie ruisselante sur mon visage, le bruit de la circulation parisienne me martelant les oreilles comme le la mineur d'un piano désaccordé. 

Je pourrais dormir ici, je m'en fiche d'être sale et qu'on me retrouve par terre comme une clocharde, avec des vêtements mouillés. ça résoudrait la fatigue qui allait en s'accentuant. Je pourrais boire de l'eau de pluie, me nourrir d'air, et dormir ici jusqu'à demain...  car la pluie, le soleil, et la saleté, ne sont que des épiphénomènes qui glissent sur nous sans nous atteindre. Epiphénomène, épiphanie, épithète, mots du dictionnaire que j'enregistrais sur un portable, étant petite, et dont j'oubliais aussitôt le sens.

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⏰ Dernière mise à jour : Dec 06, 2018 ⏰

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