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Assise par terre dans le vestiaire du gymnase, je tapote fébrilement sur mon clavier à la recherche d'articles de blog sur n'importe quel sujet susceptible d'attirer mon attention, de l'ipad dernier cri à la manière de marcher sur un œuf sans le casser, en passant par le dernier régime à la mode, n'importe quoi qui puisse me sortir de ma torpeur permanente. Je tombe sur un article qui parle de « Noël » : « A chaque Noël, je m'offre des livres à moi-même. Je demande au libraire d'envelopper les livres que je m'achète avec du papier cadeau coloré, ensuite, je les mets bien en tas au pied du sapin. Cette mise en scène est la seule solution pour ne pas déprimer ! » J'esquisse un sourire au coin, je voulais répondre, mais ma meilleure amie arrive à ce moment.

« Oh, voyons Caro !Tu mets le même jogging depuis une semaine ! » me fait-elle remarquer en guise de salut. « Et si on faisait les magasins ? - Quoi ? Mais c'est pas les soldes ! », elle hausse les épaules nonchalamment.

Tine, pour les intimes, mais Justine Octavie de La Harpe plus précisément, c'est miss Parfaite dans tous les sens du terme : première de la classe, excellente meilleure amie, fille adulée de papa maman, 1m77, 53 kgs, cheveux blonds jusqu'à la taille, yeux bleus lançant des étincelles quand elle rit. Elle a tous les mecs à ses pieds et comme si ça ne lui sufffisait son petit ami, c'est Henry Ducormier, fils de trader et un charme à faire fondre du chocolat blanc sans micro-ondes. Evidemment, face à mes 1m62, mes yeux bridés et mes joues rondes, je ne fais pas le poids.

On me dit certes que j'ai un certain charme, que j'ai des cheveux soyeux, une jolie peau, mais j'interprète cela comme des contes à faire dormir sans ventilateur quand il fait 36 degrés à la maison. Et plus que tout, je dois l'avouer, je suis bizarre. Comment peut-on classer objectivement « les gens bizarres » et « les gens cool » ? Observez la caisse vers laquelle on se dirige : si on fait 30 minutes dequeue devant le pôle « sandwich et snack » alors qu'au pôle « buffetchinois à volonté » il n'y a personne, mais qu'on s'obstine à s'acheterson habituel wrap à 2 euros, juste histoire de manger seul et rapidement, alorson est bizarre. Manger un repas normal n'est pas à la portée de tous, en effet,au lycée cela suppose tout un tas de circonstances réunies : avoir desamis avec qui déjeuner, ne pas avoir peur de s'asseoir tout seul au risque de s'exposer au ridicule en mettant en scène sa solitude évidente. A force de ne manger qu'un sandwich tous les jours de la semaine du lundi au dimanche, je suis devenue maigre à tel point que tout le monde pourrait me prendre pour une anorexique.

J'attends patiemment que Tine ait fini de s'habiller : ses gestes d'habitude sont secset rapides mais cette fois-ci elle est incroyablement lente. Visiblement quelque chose la préoccupe. Je lui demande ce qui se passe. Elle me livre son projet de montrer des images idylliques de sa vie de couple dans le club photo, voire d'en faire un Powerpoint révolutionnaire, avec des animations et des gifts. Au labo de sciences, nous possédons en effet un matériel informatique assez conséquent qui pourrait nous permettre de réaliser son projet social et artistique. Je le trouve curieux mais avec des poèmes de Verlaine en Verdana 12, ça pourrait prendre forme. « Tu en as parlé à Henry ? Qu'en pense-t-il ? - C'est bien là le problème, soupire-t-elle. Henry, depuis le début, c'est quelqu'un de renfermé sur lui-même. Il ne veut pas s'exposer au public. » Inutile de dire que quelque chose en moi a remué. Se mettre en retrait par rapport au public, rester secret, c'est aussi un de mes modes dans les rapports avec les autres. Si je n'étais pas amie avec Tine, peut-être n'aurais-je tout simplement aucune amie.

A midi, au self, j'hésite pendant des heures entre le sandwich jambon chèvre œuf ou jambon chèvre sans œuf. Il va sans dire que c'est de loin l'événement le plus passionnant de ma journée. Mais très vite, je me désintéresse de ce choix, étant consciente d'un certain point derrière moi : j'entends la voix d'Henry résonner près des toilettes des mecs. « Qu'est-ce qu'elle est assommante,dit-il, est-ce qu'elle croit que poser pendant des heures comme un mannequin devant sa fenêtre est artistique ? Il Il suffit d'avoir un appareil photo pour se faire passer pour Bresson ? » Il rit et tout son corps est secoué de spasmes sporadiques. J'entends une autre voix lui répondre d'un air admiratif : « J'aimerais bien avoir une petite amie assommante comme la tienne... » En tant que meilleure amie, j'aurais dû m'interposer, mais la paresse m'en empêche et je me dirige mollement à ma place habituelle. Henry m'aperçoit et son regard en dit long, il n'est pas dupe : arrête de te faire passer pour une fausse amie, va, tu ne penses qu'à te remplir le ventre.

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