Chapitre 8 (1/3)

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– On aurait dû retrouver la route il y a plusieurs heures déjà.

A ces mots, mon cœur se glace. Le poids de leur signification pèse dans l'habitacle. La main de Pierrot se crispe sur son genou, un froncement nerveux plisse son front. Emma ne dit rien.

Pendant quelques instants, le silence s'installe, irrespirable. C'est encore moi qui prends la parole, seule roue motrice dans la stagnation des autres. Je ne comprends pas leur soudaine apathie.

J'essaie de les réveiller, de pousser quelqu'un à l'action.

— Alors qu'est-ce qu'on fait ?

Les paupières de Fred se ferment douloureusement, Zayane fuit mon regard dans le rétroviseur. Pierrot détourne la tête quand je tente de créer le contact.

— Qu'est-ce qu'on peut faire ?

Cette fois, ma voix se fane, plaintive, et tressaille sur la dernière syllabe.

Encore une fois, Emma explose.

— Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse ? Double crétin ! Si Fred et Zayane ont pas d'idées, c'est pas toi avec ton demi-cerveau qui va servir à quelque chose !

Fred se retourne, plante ses prunelles dans celle d'Emma pour l'inciter au calme.

— Putain.

Sur ce dernier juron, Emma se renfonce dans son siège. Je perçois toujours le bouillonnement de sa colère, mais désormais, elle fixe un point invisible à l'opposé de ma tête.

Vaincu, je me laisse doucement retomber contre la vitre et observe au-dehors pour tenter de calmer la tornade d'émotions qui m'agite : peur, colère, culpabilité.

Quelques nuages irisés flottent dans le ciel du soir. Le soleil couchant les enflamme de nuances de rose, jaune, orangé. Comme délayés par le vent, ils fuient vers l'est, s'amoncellent dans une délicate dentelle de couleur. Je contemple le spectacle, me projette vers l'extérieur, vers le ciel calme, et cela m'apaise un peu.

Nous continuons de rouler sans but. En désespoir de cause, j'imagine. Rouler pour ne pas s'arrêter, pour ne pas avouer la défaite. J'ai abandonné l'idée d'agir. Pour qui je me prends ? Je commence à ruminer et immédiatement, l'angoisse remonte.

De nouveau, je reporte mon attention sur le tableau peint par les nuées. À force de les fixer, il me semble y voir apparaître des contours.

La masse vaporeuse s'élève, pyramidale. Le jeu du soleil qui se couche y troue des puits de lumière rougeoyante dans le gris rosé qui s'étire.

Un détail m'interpelle sans que j'arrive à comprendre quoi. Pensivement, je laisse la forme m'hypnotiser, jusqu'à ce que mon cerveau en roue libre amène à ma conscience ce qui me chiffonne.

— Les nuages... On dirait une ville !

Emma lâche un souffle furibond, Pierrot lorgne furtivement dans ma direction, puis son regard se fixe sur la nuée, et son visage prend une expression indéchiffrable.

Toute sa physionomie se durcit soudain dans un sursaut inespéré.

— Une ville ! C'est une ville ! Zayane !

Je vois les mains fines de la conductrice se serrer sur le volant et notre véhicule fait une embardée en changeant de cap. Son pied doit s'enfoncer sur l'accélérateur puisque la machine émet un grognement de fauve, bondit en avant et soulève au passage un nuage de sable qui couvre momentanément la ville fantomatique.

Derrière leur abri vaporeux, les bâtiments prennent forme à mesure que nous nous approchons — vite. Ils semblent s'en extraire ; leurs contours se dessinent. Plus de confusion possible, nous fonçons bien droit vers la civilisation, un asile après la tempête.

Suite à la folie des derniers jours, voir le bout du tunnel fait retomber la pression parmi nous. Zayane et Fred se sourient à n'en plus finir, Emma ne cesse de soupirer de soulagement et Pierrot est secoué de longs rires hystériques. Pour ma part, les nerfs lâchent et je tente de cacher mes larmes. Peu importe : personne ne me regarde de toute façon. Malgré tout, je préfère me tourner vers la vitre et fixer notre futur refuge pour me soustraire aux coups d'œil intempestifs.

J'ai du mal à évaluer les distances avec l'uniformité du désert, mais la cité doit être petite : elle apparaît déjà très proche, avec son plan en étages qui s'élève de la ligne d'horizon.

Mes sourcils se froncent de concentration tandis que je détaille les bâtiments. Malgré son architecture pompeuse et impressionnante, il doit même s'agir d'un village plutôt restreint : les habitations semblent très simples, uniformes. Un empilement de maisons cubiques d'apparence argileuse.

Au départ, je ne vois aucune distinction entre les différents édifices, mais lorsque nous arrivons vraiment près, j'aperçois des peintures qui ornent les façades, entourent les portes. Certaines sont très basiques, d'autres plus élaborées, avec des arabesques et des couleurs plus variées. Je me demande si elles sont purement décoratives ou bien indiquent un rang social ou une fonction...

Je crains par contre que nous n'ayons pas accès à beaucoup de facilité. Les conditions de vie paraissent plutôt austères... Ce doit être un petit village traditionnel ? Ou peut-être une communauté spécifique qui préfère se contenter du minimum. L'absence de routes est déjà un indicateur assez clair de leur isolation. À moins qu'elles ne soient recouvertes par le sable ?

Dans tous les cas, un contact avec des humains, ainsi qu'un abri, nous feront le plus grand bien. Personnellement, la fatigue, physique comme nerveuse, commence à me peser. Sans compter la déshydratation qui doit tous nous affaiblir plus ou moins.

La nuit a presque entièrement pris possession du ciel lorsque nous arrivons au pied de la muraille extérieure de la ville. Aucune infrastructure en vue qui laisserait penser que les voitures ont leur place au cœur de la cité, alors nous préférons d'un commun accord la garer le long de l'enceinte et nous diriger à pied vers la haute porte cuivrée qui se détache du rempart.

Nous marchons en file indienne. Fred et Pierrot mènent notre petite troupe. Je suis relégué à l'arrière : je tangue, m'enfonce dans le sable jusqu'aux chevilles, je sens les grains s'infiltrer dans mes chaussures, rendant le chemin encore plus insupportable.

Nous n'avons pas même atteint les lourds battants de métal que ceux-ci s'ouvrent dans un fracas.

Caelestia MundiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant