Il est déjà tard quand un rayon de soleil s'égare sur mon visage et me réveille. Le vrombissement du ventilateur qui garde la pièce fraîche couplé à la fatigue du voyage m'ont bercé jusqu'au matin. Je sors paresseusement des draps et descends au salon, où un petit-déjeuner princier m'attend. Sur la table, on a disposé à mon intention des viennoiseries accompagnées de nombreux fruits. Une énorme théière fumante qui dégage une odeur alléchante complète le tableau. Je me choisis un maracuja et une poignée de dattes lorsque, prévenue par le bruit, une jeune femme sort de la cuisine et s'approche. Elle me sert une tasse de thé parfumé. J'ai à peine le temps de l'observer, mais ses grands yeux noirs me frappent immédiatement. Perçants, je me sens mis à nu. Elle détourne rapidement le regard avant de s'éclipser.
Je reprends doucement mes esprits pour me concentrer sur toutes les saveurs et senteurs de mon délicieux petit-déjeuner. Puis, je regagne ma chambre pour me préparer au départ, après quoi je rejoins Jahmir au salon. À ses côtés, silencieuse, se tient la jeune femme qui ne me jette pas un regard. Cette fois, je prends le temps de la détailler. Un hijab bleu tendre couvre ses cheveux et met en valeur son teint cuivré. Un trait de khôl souligne ses iris sombres, et je devine un corps fin, presque frêle, sous les plis du tissu.
Je croise alors le regard de mon hôte, qui m'accueille joyeusement puis me présente la demoiselle comme sa fille, Zayane. Elle dégage une certaine grâce, une grâce farouche et féline, intimidante.
Pendant que je me perds dans mes pensées, mon guide se presse de finir les préparatifs pour notre expédition. Jahmir a décidé de m'accorder comme « mise-en-bouche » une visite éclair de Nippur. La découverte de la butte où l'on a retrouvé la fresque est prévue pour le lendemain : elle se situe un peu à l'écart de la « Colline aux tablettes », richesse archéologique de Nippur. Pour l'instant, nous allons simplement faire un tour dans le champ de fouilles.
***
Un village à l'allure effritée jaillit du sable et se déploie sur plusieurs collines. Les constructions — ce qu'il en reste — se camouflent derrière les dunes. Elles protègent ainsi leurs souvenirs de la vue des simples passants. Des anciennes cahutes, il ne persiste que les fondations, vidées de leur contenu par les vagues successives d'archéologues. La plupart des gens n'en distinguent que les formes géométriques délimitées dans le sable.
La promenade me trouble. Au cœur de ces vestiges, je devine aisément toute l'ampleur et la beauté de cette civilisation disparue. Marcher parmi les décombres me lie à ces temps anciens. Les larmes me montent aux yeux. C'est la première fois que je sors de mes livres, que je vis mon sujet d'étude, et cela me fait l'effet de m'extirper d'un brouillard cotonneux et gris pour découvrir un champ entier de nouvelles sensations, de nouveaux possibles.
Soudainement mis face à l'existence, dans ma réalité, de toute l'Histoire qui peuple les livres épluchés pour ma thèse, je suis submergé par la force des souvenirs véhiculés par ces ruines. Des gens ont vécu là. Ils ont discuté, ils ont aimé, haï et ri. Ils ont créé, échangé, construit, imaginé. Et moi, je déambule parmi leurs œuvres, ignorant de leurs vies disparues depuis une éternité.
Jahmir perçoit mon émotion, celle-ci suscite même son respect. Entre deux saluts à des collègues, il s'ingénie à m'expliquer tout ce qu'il sait. Ses mots pleuvent au fil de nos pas.
– Le pouvoir de Nippur, c'est qu'elle abrite pratiquement six millénaires d'Histoire... À l'ère sumérienne, les rois ne pouvaient être sacrés qu'avec l'aval des temples, et la ville était dédiée à Enlil, maître des Dieux. Toute l'ancienne Mésopotamie reconnaissait la cité comme un centre religieux majeur, elle n'a donc jamais été détruite, contrairement à Babylone, par exemple. Oh ! et savais-tu que c'est ici qu'on a excavé les tablettes qui retranscrivent l'Épopée de Gilgamesh ?
Emporté par son enthousiasme, il m'en déclame les premiers vers :
Je vais présenter au monde
Celui qui a tout vu,
Connu la terre entière,
Pénétré toutes choses,
Et partout exploré
Tout ce qui est caché !
Surdoué de sagesse,
Il a tout embrassé du regard :
Il a contemplé les Secrets,
Découvert les Mystères ;
Il nous en a même appris
Sur avant le Déluge !
Retour de son lointain voyage,
Exténué, mais apaisé,
Il a gravé sur une stèle
Tous ses labeurs !
— Tu as déjà eu le texte revisité entre les mains ? reprend-il. Je le déposerai dans ta chambre en rentrant si ça te convient. Et je t'ai parlé de l'époque chrétienne de Nippur ? C'est quelque chose...
Les grandes lignes de l'histoire de la ville me sont familières : sa Cité sacrée est majeure en Mésopotamie, mais quelle différence entre le savoir des livres et la rencontre en chair et en sable ! L'érudition de mon hôte renforce encore l'intensité de mon expérience. Il passe du coq à l'âne, veut tout m'apprendre, me distille sans fin des fragments de son savoir...
Sur le chemin du retour, nous entamons un échange sur l'effet que les lieux ont eu sur moi. Le sujet nous occupe longtemps, mais je ne peux toutefois m'empêcher de revenir sur la discussion laissée inachevée le jour de mon arrivée.
– Jahmir, hier soir tu m'as parlé du turn-over important des archéologues. Je me demandais... Ceux qui restent, que font-ils ?
– Oh... Eh bien, il y a le vieux Pierre, il a dédié sa vie à ce site, en quelque sorte. Il a débarqué il y a vingt ans et hors de question pour lui de repartir. Il participe à toutes les missions, rejoint toutes les équipes d'archéologues. Il incarne l'histoire de ces lieux, explique les usages aux nouveaux arrivants. Et, entre nous, je le pense un peu fou... Évidemment, il y a moi, aussi... Je suis arrivé en tant qu'archéologue-traducteur, et j'ai fini par m'installer dans le village français avec ma femme... Depuis, je suis devenu le coordinateur des fouilles. Je fais en sorte que personne ne se marche sur les pieds ! Je suis resté ici pour les souvenirs... Et pour la magie ! Je ne me lasse pas de l'ambiance, conclut-il en souriant.
La deuxième partie de la journée passe pour moi entre exploration du village français et lecture de l'adaptation moderne du mythe de Gilgamesh que Jahmir a mis à ma disposition. La chaleur m'éreinte et je m'endors avant l'heure du repas.
Quand je rouvre les yeux, le soleil s'est déjà couché, et une assiette pleine m'attend sur la table de la salle à manger. Affamé, je m'empresse d'avaler son contenu avant de retourner marcher dans le village. J'espère ainsi me fatiguer suffisamment pour dormir cette nuit et me recaler sur un rythme normal.
Le spectacle nocturne me détend. J'admire la disposition à la fois familière et exotique des étoiles dans ce ciel si éloigné du mien. Les ruelles ne sont pas éclairées, et la distance avec les grandes villes crée une noirceur telle que j'en ai rarement fait l'expérience. Quand je lève la tête vers les astres, il me semble que je pourrais me noyer dans leur lumière. Je pense n'avoir jamais vu tant d'étoiles... Et la lune n'est plus qu'un fin croissant.
Les rares fenêtres allumées des maisons sont les seuls espaces de clarté. J'aime marcher dans leur halo : j'ai l'impression de pénétrer pour une seconde dans la vie des habitants.
Mais, après quelques minutes au-dehors, le sentiment d'être épié m'assaille. Je continue tout de même ma promenade nocturne : la nuit et le lieu inconnu me rendent sans doute tout simplement anxieux. La sensation s'intensifie pourtant, au point que je finis par ne plus pouvoir me retenir de jeter des regards inquiets à droite à gauche, et derrière mon épaule. Une ou deux fois, je crois saisir un mouvement furtif. Malgré mes efforts, je ne parviens pas à distinguer quoi que ce soit de précis. À la fin de ma boucle dans le village, je réussis tout de même à percevoir, grâce à la lumière qui filtre d'une fenêtre, la silhouette d'un chat famélique qui s'enfuit dès qu'il m'aperçoit.
Soulagé, souriant à ma propre nervosité, je rentre chez mon hôte pour dormir quelques heures.
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Caelestia Mundi
FantasyToutes les civilisations racontent l'histoire d'une période où les Dieux et toutes leurs créatures se mêlaient aux Hommes. S'il semble que ce temps soit révolu, moi, Gabriel Nebeski, je découvrirais où se sont enfuis les Dieux, et pourquoi. Quitte à...
