Chapitre 7 (2/2)

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Personne ne parle. Nos visages accablés se regardent à peine. J'aperçois dans le rétroviseur des larmes couler sur les joues de Zayane.

Soudain, une rafale secoue la voiture, nous projette les uns contre les autres. Je tombe sur Emma dont la tête heurte la vitre. Je m'attends à déchainer sa colère, mais elle me prend la main et la serre de toutes ses forces. Bientôt, une autre bourrasque nous soulève presque de terre. Puis une autre. Et une autre encore. Jusqu'à ce que notre abri ne cesse plus de tanguer au fil du vent. Le sable crisse sur la carrosserie, raye les vitres. Son bruit strident frôle les limites du supportable.

Le soleil finit de se lever, du moins c'est ce qu'il me semble, puisqu'il transforme en four la carlingue protectrice. Puis, ses rayons retombent et nous plongeons dans la pénombre. Nous ne mangeons rien. L'estomac serré, le souffle coupé, assommés par la chaleur, avec une seule gourde à se partager. Personne ne parle. Nous attendons. Des heures et des heures. Les larmes coulent sur les joues de mes compagnons, à tour de rôle. Sans un bruit, des larmes silencieuses. Mes propres canaux lacrymaux restent secs ; je me sens vide, indifférent.

Le soleil entame une nouvelle montée sur l'horizon quand le vent se calme enfin. Aucun moyen de savoir l'heure qu'il est, ni l'heure à laquelle la tempête a commencé, mais elle a duré bien vingt-quatre heures. Je n'ai toujours pas faim, mais terriblement soif. Nous avons fini la gourde il y a des heures déjà, et la chaleur, la poussière et les larmes nous ont asséchés. Emma, en premier, s'extirpe de la voiture. À la tourmente succède un calme plat. Plus rien ne bouge, l'air est immobile, le monde semble en arrêt, comme en attente après une catastrophe. Pas un bruit à part celui de ses pas sur le sol. Je sors à sa suite.

Aucune de nos tentes ne subsiste. Les dunes ont changé de place, je ne reconnais plus rien. Le vent a effacé toute trace de notre camp. Le paysage presque lunaire me semble à présent complètement étranger. Je contourne le véhicule. Du côté de Pierrot, le sable monte jusqu'à mi-portière. Je déblaie pour l'aider à sortir. Zayane et Fred sont descendues et dégagent la bâche — qui a miraculeusement tenue — pour récupérer nos affaires, et surtout les bidons d'eau. Emma se jette sur le premier qu'elle voit, boit une longue lampée et recrache tout.

– Putain !

L'eau est chaude. Fred lui fait la morale : mieux vaut l'économiser. Elle fait passer le bidon, le visage déconfit, donne à chacun le droit à trois gorgées, quatre pour Pierrot qui souffre encore davantage de la chaleur. Nous avalons en grimaçant le liquide vital. Emma s'assoit dans le sable.

– Putain.

Elle répète le juron, mais le ton a changé. Cette fois, c'est l'abattement qui sourde de sa voix. Je me rappelle sa poigne serrant ma main dans la voiture et m'assois à ses côtés, passe mon bras autour de ses épaules. Elle ne bouge pas.

Pierrot s'assoit à son tour, la tête dans les mains. Fred et Zayane restent debout, enlacées.

– On rentre ?

Ma voix perce le silence. Je n'ai jamais eu à réagir en cas d'extrême urgence. J'ai toujours pensé que je serais un gros trouillard, comme d'habitude, que je me terrerais quelque part en attendant de l'aide. Mes réactions depuis hier ont remonté un peu mon estime de moi. J'ai été utile. Pour une fois.

Nous sommes tous secoués. Plus que secoués. Hors de question de repartir de zéro maintenant, aucun de nous n'en est capable. Nous n'avons plus d'installation, plus de motivation, le moral à zéro. Autant rentrer, panser nos plaies et revenir à l'assaut dans quelques semaines. Sur ce coup-là, je me sens raisonnable. Adulte. Cette expérience insensée, cette proximité avec la mort, cette extrême urgence a provoqué comme un déclic ; la chrysalide accouche du papillon. Coincé dans cette voiture, dans l'attente, dans l'espérance d'un salut incertain, je me suis senti passer à l'âge adulte, enfin traverser la barrière qui me retenait prisonnier de moi-même. Adulte... Ce mot m'a terrifié si longtemps, et subitement, je le trouve rassurant, porteur de promesses.

La colère d'Emma jaillit soudainement, sans prévenir, toute dirigée contre moi. Elle rejette mon bras loin d'elle, me bourre de coups.

– Gros con ! T'es qui pour décider à notre place ? Tu as pris ça pour un jeu ? On est des chercheurs, des scientifiques, on n'abandonne pas comme ça ! Tu crois qu'on a besoin de toi ? On t'a pas attendu, bordel !

Sa voix se fissure et elle fond en larmes. Mon assurance calme se craquelle. Désarroi complet. Zayane se rapproche, prend Emma dans ses bras, la berce, lui caresse la tête. Une fois que ses sanglots s'espacent, elle se lève, repousse Zayane rageusement et part s'adosser au capot, nous tournant le dos.

Fred se rapproche de moi, pose sa main entre mes omoplates, comme chaque fois, en un geste réconfortant et murmure :

– T'as raison, Gabriel. Faut qu'on rentre. Le prend pas pour toi, elle est juste secouée.

Elle me donne une tape compatissante dans le dos puis s'éloigne vers Pierrot, le relève et le guide vers la voiture. Il semble avoir cent ans. Elle le soutient, le porte presque jusqu'à son siège. Zayane retrouve sa place derrière le volant, je m'assois au milieu. Fred remonte jusqu'à Emma, la serre contre elle, lui glisse trois mots à l'oreille. Les épaules de la blonde s'affaissent et, comme vaincue, elle se dirige vers nous, vers moi. Elle s'installe sur son siège sans rien dire, sans un regard, soupire, claque sa porte et fixe les étendues de sable au-dehors.

Zayane démarre le moteur et commence à rouler entre les dunes, au ralenti d'abord, dans l'attente que sa copilote n'enclenche le GPS intégré au 4x4.

J'entends Fred s'échiner, je la vois appuyer sur tous les boutons de l'écran sans parvenir à rien tirer de la machine. J'ose :

– Peut-être que la tempête perturbe le réseau ?

Dans la voiture, tout le monde opine. Fred sort une boussole, tente de trouver la direction de l'axe principal pour rentrer à Nippur. Cela ne semble guère plus fructueux. Je crois que Zayane finit par se guider à la position du soleil. Elle roule aussi droit qu'elle peut, contourne les dunes, réajuste la trajectoire au mieux en tenant compte de l'avancée du jour. Régulièrement, Fred réessaie le GPS, puis la boussole. Aucun ne marche.

Emma reste silencieuse et immobile, le menton dans une main, les yeux toujours perdus entre les dunes. Pierrot, à mes côtés, ferme les paupières, mais je ne pense pas qu'il dorme.

D'abord, je ne m'alarme pas outre mesure : Fred et Zayane forment une équipe de choc. Mais quand je les vois se jeter des coups d'œil, d'abord de temps à autre puis de plus en plus répétés alors que la lumière décline, je commence à me poser des questions.

– Tout va bien ?

L'interrogation semble flotter dans l'habitacle; le silence s'épaissit. Zayane me lance un regard furtif dans le rétroviseur et je perçois de l'inquiétude au fond de ses yeux sombres. Elle les détourne quand ils croisent les miens.

– Fred ?

Ma voix se fait plus pressante. Une impression d'urgence me serre l'estomac, et mon ton part dans les aigus. Son calme semble artificiel, lorsqu'elle me répond.

– Même si on n'a pas vraiment roulé exactement dans la bonne direction, on aurait dû retrouver la route il y a plusieurs heures déjà.

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