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14h50 – Je laisse mon regard faire des allers-retours entre le bar, le fragment visible de la piste d'atterrissage et la petite assemblée qui patiente encore à mes côtés. Aucun de nous ne compte crier au scandale pour un si piètre retard. J'aperçois une boutique de fleuriste située non loin du bar. Je m'y rends, achète une rose rouge à l'allure envoûtante, romantique, et reviens au point de départ. J'espère que Jade ne se moquera pas de moi ; cette fleur incarne la sincérité de mon amour pour elle. Soudain, des grésillements sont perceptibles à travers les hauts-parleurs.

Mesdames et messieurs, nous sommes navrés de vous annoncer qu'une perturbation a entravé la trajectoire du... en provenance de...

Je n'entends plus rien. Je ne vois que des visages figés autour de moi, dont ceux de cette Sandrine et de son mari qui, à coup sûr, sont en train de se poser des questions quant au destin de leur fils. Un enfant commence à pousser des sortes de gémissements ; plus loin, un homme élève la voix :

– C'EST QUOI, CE BORDEL ? Qu'est-ce que vous insinuez ?

J'ai l'impression d'être dans un état de transe. Je ne comprends pas ce qu'il se passe ; ou alors, mon esprit s'auto-censure. J'effleure du bout des doigts les pétales de ma rose. C'est Jade qui la tiendra bientôt entre ses mains et qui sentira son parfum. Elle la placera dans sa chambre et la laissera faner en pensant à moi.

– Nathan ! Viens-ici. N'écoute pas ce que disent les hauts-parleurs, c'est une erreur.

Je me tourne vers la femme qui a émis cette phrase. Elle semble essayer de se convaincre elle-même plus que qui que ce soit d'autre ; le ton qu'elle a employé l'a trahie. Je ne suis plus sûre de faire partie de cette scène ; ce n'est pas possible. Ce qu'on nomme « le malheur » ne peut pas nous toucher personnellement. Du moins, c'est ce dont on se persuade ; comme si un totem se devait de nous immuniser en permanence, comme si « les autres » étaient au fond les seuls vulnérables.

– Maman, elle est où Clara ? C'est pas le nom de son avion ? lâche avec effroi une préadolescente.

– Je ne me souviens plus du nom de la compagnie aérienne... Écoute, ils ont dû se tromper de message d'alerte...

– Pourquoi ils se tromperaient, MAMAN ? C'est une voix EN DIRECT !

Ça bouge, ça s'active, ça s'affole autour de moi. Je me laisse contaminer par cette anxiété commune, perdant peu à peu de mon imperméabilité et envisageant toutes les vérités imaginables.

Crash.

Crash d'avion.

Crash d'avion avec Jade dedans.

Non, tous ces mots sonnent faux.

– Ces mots sonnent faux, MERDE !

Les paroles sortent sans prévenir de ma bouche telles un cri de désespoir. Je ne veux pas croire à un quelconque accident, mais tout semble m'indiquer qu'une tragédie s'est produite. Ma tête se met à tourner, à divaguer ; le sol n'est décidément pas stable. Je parierais presque qu'un séisme d'amplitude moyenne s'est déclenché sous nos pieds. J'entends quelque chose. Ce n'est autre que mon cœur ; ses battements résonnent dans mes tympans et accélèrent au fur et à mesure que les secondes passent.

14h57 – Je me suis mise à pleurer ; dans un lieu public, ce qui est exceptionnel. J'ai laissé quelques larmes couler lentement, les unes après les autres, nageant dans les profondeurs de l'impuissance. Je n'ai même pas eu le courage de demander à quelqu'un les détails de la catastrophe en vigueur. En savent-ils plus que moi ? J'ai peur d'être frappée trop fort par la réalité ; assez pour perdre connaissance, m'effondrer et ne plus être en capacité de me relever.

A193Waar verhalen tot leven komen. Ontdek het nu