CHAPITRE I

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Lundi 5 Septembre

J'ai toujours eu tendance à rêver à des choses incroyables ; j'imagine que mes lectures de petite fille ont nourri mon imaginaire plus que de raison, mais ces derniers temps tout est tellement plus sombre, comme si la féerie n'avait su laisser place qu'à l'effrayant.

Il faut dire que ces dernières semaines ont été particulièrement stressantes, et aujourd'hui, enfin, c'est le grand jour ; le jour de ma première rentrée des classes ! Et pas n'importe quelle classe : une hypokhâgne, le cursus littéraires le plus réputé de France, qui permet d'intégrer l'élite des établissements de management, de droit ou de journalisme. C'est un programme extrêmement chargé mais il ne s'agit que de matières que j'adore : Histoire, Lettres, Langues... Ce n'est pas ça qui pourrait m'inquiéter.

Allez, je me lève, ça ne sert à rien d'attendre le réveil, de toute façon je ne peux plus dormir. Et puis c'est le moment de la journée que je préfère ; lorsque le soleil apparaît et diffuse une douce lumière orangée, que la brise matinale transporte une odeur d'herbe fraîche et que j'entends les chevaux qui hennissent dans les boxes de l'hippodrome un peu plus loin.

Je me hâte d'ouvrir les volets de ma chambre et je m'assois sur le rebord de la fenêtre. Il fait particulièrement chaud pour un mois de Septembre parisien. L'air est étouffant, et mes bouffées d'angoisse n'arrangent rien. Je peine à réaliser que dans quelques minutes, je vais me retrouver au milieu de tous ces jeunes de mon âge, des filles et des garçons ordinaires, pour qui cette rentrée est à peine plus importante que la précédente. Ça peut paraître étrange mais il faut dire que ma vie est quelque peu particulière.

Mon père est un consultant financier de renom demandé aux quatre coins du monde. En plus d'être un homme d'affaire respecté et admiré, c'est aussi un mari et un père exceptionnellement attentionné. Il a donc décidé, il y a de nombreuses années, que plutôt que de quitter sa famille trop longtemps, il l'emmènerait partout avec lui. Nous l'avons suivi sur tous les continents, vivant avec lui dans des hôtels luxueux, parcourant les plus beaux endroits de la planète. Bien sûr, j'ai eu de la chance ; une enfance extraordinaire, une famille aimante, une éducation privilégiée... Mais je me sentais rarement autrement que prisonnière de cet écrin de velours. Je ne pouvais suivre que des cours particuliers, un type d'enseignement très productif qui ne faisait que m'enfoncer dans une solitude extrême. J'étais totalement isolée du reste du monde, avec, pour seules amies, Anta, la fille de notre chauffeur, de quatre ans de plus que moi, et Carole, ma voisine, que je ne voyais que les quelques mois que nous passions à Paris.

Mon téléphone me signale justement trois nouveaux messages de Carole; un premier pour annoncer qu'elle n'a pas oublié de se réveiller ; un second pour confirmer son choix de tenue ; et un troisième pour s'assurer que j'avais bien reçu les précédents. Je suis amusée par son énergie et je ne peux que comprendre son impatience ; elle non plus n'a pas eu l'occasion de fréquenter une véritable école depuis longtemps, et c'est à cause de moi.

Ma mère a rencontré celle de Carole lorsqu'elles étaient toutes les deux enceintes. Elles étaient déjà voisines et ont développé cette solidarité que connaissent les personnes qui partagent une même galère. Elles sont devenues les meilleures amies du monde; Carole et moi aussi.

Nous avons grandi ensemble, comme deux sœurs qui n'avaient de hâte que de se retrouver. Carole a toujours été espiègle, à la fois joyeuse et impétueuse, charismatique et quelque peu tyrannique, elle n'a jamais eu peur de rien, et j'admirais cette liberté qu'il me manquait tant.

Dans nos premières années, elle m'entraînait dans les recoins du jardin pour nous cacher, juste pour le plaisir de regarder nos parents paniquer. Avec l'âge, elle a fait preuve d'une imagination de plus en plus débridée pour les faire enrager, et ils ont dû s'adapter pour trouver des punitions à la hauteur de nos bêtises. Un jour, vers douze ans, nous avons couru jusqu'à la gare pour sauter dans un train en direction de Saint Lazare. Ce fut la seule et unique escapade sans surveillance de notre vie; sans nul doute l'expérience la plus grisante que j'avais eu l'occasion de vivre jusqu'alors, mais avec la pire des conséquences : nous n'avions plus le droit de nous parler. Plus du tout.

SACRAS - Tome I : PréludeWhere stories live. Discover now