Prologue

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Fou. C'était ce mot qui était généralement employé pour le désigner. Le fou. Le fou de la montagne. Le fou qui errait dans les bois. Attention, quand quelqu'un parlait de lui en ces termes, ce n'était pas pour le dévaloriser en soit. Tout le monde s'entendait en ville sur ce diagnostic somme toute rapide.

Il était fou, mais au-delà de ça, ce n'était pas un gentil gars souffrant d'un retard mental. Il n'était pas un peu gauche et inquiétant au premier abord puis si doux et délicat qu'il en devenait attachant. Non, lui, il était ce fou énigmatique et trop maigre, dont la rudesse se voyait moins dans les traits que dans l'air inquiétant.

Il était le genre de cinglé à sortir son fusil avant de parler. Il était l'un de ces dérangés qui peuvent peupler les histoires d'horreurs que les gens se racontaient autour des feux de camps. Si on le désignait sous le nom de "fou", c'était peut-être seulement pour se rassurer. Pour ne pas laisser sa présence inquiétante sortir du cadre du réel. Il n'avait rien de particulier. Il n'était pas plus affolant que n'importe quel autre fou ou en tout cas, c'était ce qu'il se disait ici et là. Les hommes qui le nommaient ainsi pour de telles raisons pouvaient également appeler, au petit bonheur la chance, les bruits de la forêt sombre "ours", "hibou", "sanglier" ou "chevreuil".

Contrairement à ces bruits fantômes dont les propriétaires ne seraient jamais pleinement identifiés, le fou, lui, pouvait être décrit. Il avait le regard noir. Les cheveux noirs. La peau claire et couverte de cicatrices. Il était toujours enfoncé dans plusieurs couches de vêtements, qu'il neige, qu'il vente ou que le temps soit clair. Comme s'il n'y avait pas de raison que les choses en soient autrement. Cela lui conférait un air intemporel. Il ne semblait pas tout à fait connecté au tic tac cosmique qui faisait pourtant dérouler les saisons autour de lui.

Parfois l'un des représentants de la loi, Marc Wechter, venait voir le fou. Il tentait de lui parler. De le raisonner, disait-il, comme si sa vie avait quelque chose de déraisonnable. D'inopportun. D'invraisemblable. De dingue.

Marc portait des jeans et des bottes. Des chemises et des blousons lâches. Il pouvait parfois ressembler à un baroudeur, aux yeux des gars de la ville, mais sous le regard du fou tout en lui criait qu'il venait de la civilisation. La ville ... Le fou la détestait. Ce n'était qu'un furoncle sur sa belle montagne, dans sa belle vallée, dans ce beau paysage. Un furoncle posé sur une veine qu'il aurait fallu arracher, tant elle était gonflée, purulente, malodorante et dangereuse. Une sale route qui déformait tout. Heureusement, il n'y avait pas grand-chose d'autres dans la région, si ce n'était des montagnes et encore d'autres montagnes.

Quand Marc venait, le fou se montrait. Quand les autres venaient, les imbéciles qui peuplaient ce furoncle de ville, ils ne trouvaient qu'un sentier tortueux. S'ils réussissaient à trouver sa cabane, ils devraient faire face aux coups de fusils. Le fou n'aimait pas être dérangé. En ville, on le savait, alors personne ne s'aventurait par ici et on envoyait Marc de temps à autres, pour essayer de le déloger. Était-ce bien normal que ce sauvage réside ici ? La question revenait assez souvent avec des relents de haine. 

Marc, lui, pensait que le fou était peut-être totalement dingue, mais il ne croyait pas qu'il pouvait être un tueur. Les rares coups de fusil qu'il tirait partaient en l'air. La première fois, il avait eu chaud, mais en restant calme et cohérent, l'autre se détendait vite. Par contre, il ne fallait pas céder à la panique face à lui.

Ce jour-là, Marc devait aller le voir et il n'était pas bien sûr de lui. Il savait que le fou n'allait pas aimer ce qu'il devait dire. Il savait aussi qu'il allait avoir besoin de sa coopération, à moins qu'il ne se mette à le suspecter. Alors, il avait pris la décision épineuse d'amener un adjoint avec lui. Cet homme, c'était Sam Cambry.

L'homme de la montagneWhere stories live. Discover now