Chapitre II

17 0 0
                                    

L'air qu'elle entendait aux creux de son oreille la rappela à de souvenirs perdus : l'écorce sèche du pin en enfilade, la mousse verte humide, entre deux branchages une faible éclaircie et à perte de vue des montagnes boisées sans discontinuité....le calme, un sourire sans visage...les traces de ses pas dans la boue encore fraîche. Ce matin encore, la serre attendait Mina. Les vitres des serres recouvrant les plantes étaient brûlantes. Ce matin encore, toutes les plantes avaient brûlées. Alors Mina prit  quelques graines dans la poche centrale de son tablier vert . Il était comme elle, rachitique, rétréci et rapiécé. Elle prit quelques graines d'azalée, creusa avec ses mains ridées la terre et puis posa délicatement ses 3 graines puis recouvra la motte de terre. Elle fit de même avec des magnolias, des rhododendrons. A la fin de la matinée, elle ira se préparer des nouilles puis elle reviendra arroser les plantes tout juste plantées, guidée par les rayons du soleil. Puis comme à son habitude, elle s'occupera de la serre, son bonsai sera là, cramoisi, juste le tronc restera et peut-être quelques branches émiettées, qui finiront par disparaître dès qu'elle ouvrira la porte. 

Mina vivait une petite maison à la périphérie du quartier de Nerima, à la périphérie de Tokyo. Sa maison, de petite envergure n'avait d'impressionnant son jardin et sa serre, 4 fois pus grosse que sa maison. Le plâtre se fissurait au coins des murs, le bois de ses escaliers grinçait à chacun de ses pas et la sonnette ne fonctionnait plus depuis bientôt 3 ans. Consacrant la presque totalité de sa retraite à l'achat de graines, Mina ne possédait que trop peu de chose chez elle. Les seuls legs d'importance qu'elle pouvait détenir était ceux que le hasard de la vie lui avait donné : une statuette en laque d'une danseuse en ballerine et en tutu, un sablier en noyer usé, un set de calligraphie occidentale encore complet bien que l'encre avait séché depuis déjà bien longtemps. Le reste, elle l'avait vendu. Un économiste aurait dit à ce propos qu'elle agit à perte ; un religieux, qu'elle suit le chemin de dieu ; un philosophe, celui de la Raison. Elle n'en avait foncièrement que faire, la seule chose dont elle s'acquittait avec rigueur, sérieux, c'était de chaque matin replanter les graines aux premières lueurs du soleil. Ce soir, avant de se coucher, ses plantes auront poussés puis elles brûleront encore une fois pendant la nuit. Chaque nuit, la chaleur incandescente se propagera dans toute la serre, dévorant minutieusement chaque millimètre de feuille, dansant silencieusement sur les branches, bousculant les troncs d'arbustes et riant de son exploit jusqu'à l'aube où elle s'évanouira dans l'éther encore écarlate.

Mina avait pensé au début qu'un démon malfaisant hantait son jardin. Puis elle avait rapidement écarté cette idée de son esprit. Après tout qu'est-ce qu'un démon pouvait bien vouloir à une pauvre retraitée ? Elle n'aurait même pas pu répondre à sa requête tant à chacun de ses faibles pas, elle sentait ses os craquer. Il y avait autre chose : ses plantes étaient malades. C'était son devoir de les sauver, coûte que coûte. Alors Mina se réveillait chaque matin et lorsqu'elle arrivait face à ce désastre, elle était comme transfigurée, furieuse d'énergie. Elle prenait les mauvaises herbes à deux mains, les tirait avec vigueur, creusait comme un assoiffé perdu dans un désert et ne prenait que rarement des pauses. Puis le soir, lorsque sa tâche était accomplie, elle se laissait tomber sur son lit. 

Une chose étonnante est que personne autour d'elle ne semblait remarquer ce fait étrange. En fait, personne ne semblait même remarquer sa présence. Les rares fois où, comme ce matin, elle allait chercher ses graines à la grande surface de son quartier, nul gens ne venait à sa rencontre, nul n'interpellait son prénom, nul regard ne rencontrait le sien. De toute façon comment aurait-elle pu ? Sa vie entière avait été dévouée à la plantation de graine. Son regard, prolongement de son échine dorsale, de ses mains et de sa tête courbée, était tout entier, à chaque instant, adressé à la terre. Les rares fois ou Mina levait la tête, c'était pour observer le temps, sentir le vent et ajuster son ouvrage en conséquence. Pour traverser la route, elle se fiait au son des voitures, à ceux des pas, aux paroles. Elle était maintenant devant la porte du magasin.

Lorsque Rukia aperçut la vieille dame traversée les portes automatiques du magasin. Elle s'empressa d'aller chercher un des paniers en plastique tout en viellant à ce que quelqu'un la remplace à la caisse. Même si cette vieille dame ne lui prêtait guère d'attention, Rukia tenait absolument à lui venir en aide. Son geste n'était motivé par aucune forme de reconnaissance ou d'intérêt. Cette altruisme n'était pas non plus insensé. Rukia avait la certitude, peut-être penseriez-vous à ce qu'on appelle "un instinct", qu'elle devait guider cette femme à travers ses gigantesques rayons. A chacune de ses foulées, elle ressentait un besoin la marteler. Elle jubilait, et son large sourire rieur le montrait que trop bien, à voir cette vieille dame venir lentement vers elle sans même le savoir. Elle tremblait de lui adresser la parole : 

- "Bon...bonjour madame...peut-être que vous avez moins mal que d'habitude, enfin je l'espère..." lui dit-elle doucereusement

Mina ne lui répondit rien. Elle n'avait probablement rien entendu. Alors Rukia, délicatement lui prit la main, en se baissant légèrement. La main n'offrit aucune résistance. peut-être même que Mina n'avait pas remarqué. Cette main lui apparaissait à chaque fois gigantesque, harmonieusement dense et impénétrable. A chaque recoin, sur chaque pore de la surface de sa peau, elle ressentait une calme puissance. A ses yeux, La main semblait avoir été façonnée, un matin, à même les sillons de terre ancestraux de Kanazawa, bercée par l'eau salé de la mer nippone, élevée par les chants des premiers paysans...en somme, parfaite. 

- "Je vous mets les graines de marronnier ici, les graines de magnolia là...je pense que votre râteau n'a pas besoin d'être changé depuis la dernière fois. Vous ne souhaitez pas trop d'engrais, j'imagine. Ceux là sont bios, ils seront meilleurs pour vos fleurs...."

Elles finirent leur parcours et devant la caisse, Rukia sortit chacun des articles, les présenta à son collègue puis ayant pris les billets que lui tendait la retraitée, compléta elle-même le reste de l'addition. Après cela, elle fit signe au responsable qui comprit et lui accorda ce moment. Alors elle prit les deux sacs  et raccompagna Mina jusqu'à chez elle. Elle ajusta sa cadence à celle de son compagnon de route. Leurs ombres, sur le ciment grisâtre formaient presque une seule et même tache obscure et les quelques fois où l'une  d'elle se détachait, c'était pour toujours mieux s'unifier à sa conjointe. Alors elles arrivèrent devant la maison désuète, située en haut d'une colline,  où la grande serre se détachait largement en arrière fond. Rukia vit Mina monter, patiemment, les cinq marches d'escalier présentes juste après le portail, lui-même entouré d'un petit muret surmonté d'une minuscule haie à peine taillée qui se prolongeait le long de la route, à perte de vue. Juste devant sa porte, Mina tourna à demi sa tête. Les rayons, dans un dernier soubresaut, éclairait par une très faible luminosité les blancs cheveux de la vieille, à peine agités par le léger vent. Son œil énigmatiquement humidifié rencontra subitement une éclaircie. A la grande surprise de Rukia, les larmes semblèrent presque coagulées autour d'un étrange iris devenu entièrement noire. Sa pupille, elle aussi noire, regardait nulle part. Le soleil se coucha au delà du mont Takao, projetant alors une douce lumière violette sur la ville. Mina tourna lentement la poignée de la porte, puis toujours de profil, entra discrètement chez elle. Le crépuscule peinait à s'éteindre et déjà, une première étoile scintillait dans le ciel pourpre.

- "N'hésitez pas à revenir...je vous accueillerai avec un grand plaisir", se mit alors à crier Rukia à la porte fermée qui se trouvait juste devant elle, avant de se retourner sur ses pas. Elle n'entendit pas le faible grattement qui provint de la porte. Dans sa descente, elle constata que la nuit avait finalement recouvert de son drap la ville entière.

Pièces détachéesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant