Il n'y avait plus de bières. Découragé, le chevalier se laissait tomber sur une vieille chaise qui faillit céder sous son poids. Autour de la table hexagonale, la compagnie qu'il suivait depuis plusieurs jours déjà, était bruyante. Certainement que le fait d'être assis autre part que dans une selle les réjouissait. Les autres voyageurs se faisaient discrets, jetant des regards peu agréables à un groupe de soldats qui mangeaient paisiblement au fond de la salle. Les hommes étaient jeunes pour la plupart, qui quittaient certainement tout juste les temps de l'enfance. Lui-même ne devait pas être leur aîné de beaucoup. Un vieil homme leur tenait la chandelle : lui aussi semblait découragé par le fait qu'il n'y ait plus de bières.

Adalrik passa vaguement son regard sur ceux qui composaient la salle de l'auberge : il ne comprenait pas. La plupart des hommes présents portaient les habits traditionnels du petit pays : des vêtements en lin de couleur foncée, la plupart proche des pièces de cuir qui agrémentaient leur tenue. Le tout était attaché et décoré de broches de bois et de bronze. Ils étaient envoyés de souverains, marchands, tous titulaires d'une autorisation donnée par la Cour pour ne pas être envoyé en guerre. Pourquoi tant d'ignorance malsaine envers les soldats ? Ils pouvaient être leur frère, leur père, leur fils. Dans les mains de ces derniers, des miches de pain sèches étaient émiettées. Ils ramassaient les petits bouts qu'ils faisaient croquer entre leurs dents. Le vieillard ne pouvant sûrement pas mâcher ce mets aussi dur, il le faisait tremper dans un fond d'eau. Le pain se réhydratait sous quelques minutes, gonflant comme une vielle éponge de cuisine qui avait trop servi. Le chevalier bascula son attention sur l'un de ses compagnons de voyage : Movrik. Lui aussi regardait le vieil homme qui, avec peine, tentait de se nourrir. Pourquoi s'entêter à envoyer de tels hommes au combat ? Ils ne devaient pas être plus efficaces dans une ferme ! Ils méritaient que leurs familles s'occupent d'eux pour les dernières années de leur vie, pas d'être envoyés, l'épée contre la fourche, à l'abattoir. Et tous ces jeunes ... quel gâchis. Les regards des deux hommes se croisèrent un bref instant avant que chacun d'entre eux ne le dévie.

- Dis-moi Adalrik, tu as dit que tu venais d'où déjà ? »

Movrik portait son regard sur les soldats, mais ses oreilles étaient toutes tournées sur le chevalier. Cela lui provoqua un frisson.

- Heu. De Deras. Un petit village au centre de la Seconde Terre. »

Il avala sa salive, et Movrik enchaîna :

- Et qu'est-ce qui t'a amené vers Tarian ? C'est assez ... inhabituel, de se rendre d'un pays vers un autre quand les deux sont en guerre, tu ne trouves pas ? », plissant des yeux.

- C'est-à-dire que ... Mes grands-parents ont emménagé à Al'Gellya dans leur jeunesse, ils y ont vécu toute la fin de leur vie. Mes parents y vivent toujours actuellement et je dois rejoindre mes frères et sœurs chez une tante. » Le chevalier marqua une pause dans son mensonge, se répétant intérieurement l'histoire dans le but de s'en souvenir et de s'en tenir à cette version dans le futur. « ... à cause de la guerre. » Nouvelle pause. « Ils y ont été envoyés ... et je les rejoins. »

Le jeune homme sentait que sa voix était prête à le trahir, ses réponses trop éloignées, tissées au fur et à mesure que cela lui venait en tête, travaillées étape par étape comme on ferait pour de la soie. C'était trop mesuré, trop réfléchi.

- Pourquoi maintenant ? Pourquoi n'es-tu pas envoyé au combat, comme tous les autres hommes de Tarian ? » fit remarquer Vardan, qui devenait suspicieux alors que Movrik effectuait ce qui ressemblait d'avantage à un interrogatoire qu'une discussion entre frères d'arme.

- Et bien ... Mon père est infirme, il s'est fait couper les ... les deux jambes - », il traça d'une ligne avec son doigt l'endroit-même d'où les jambes de ce pauvre père étaient coupées, juste au dessus de la rotule. « - dans sa jeunesse. Je suis l'homme de la maison, en temps normale - »

- Mouais. Un homme qui aurait eu droit, alors que tous les autres n'ont pas le choix, de rester tranquillement chez lui veiller sur sa famille ? » Il montra d'un signe de tête la table du fond. Le vieil homme commençait tout juste à mâchouiller le pain spongieux. « Ces gosses ont les deux tiers de ton âge, gamin, pas plus. »

- Je ... »

Il chercha une idée, en vain. Les dernières paroles de Vardan avaient touché un point sensible sur lequel il lui arrivait de s'en vouloir. Pendant que des enfants se faisaient tuer au combat, lui veillait au maintien de ce qu'il restait de l'ordre en Tarian, il combattait les pilleurs et autres malfrats. Il n'affrontait pas la mort tous les jours, et il mangeait à sa faim, lui. Une goutte de sueur perla sur son front, il se forçait à ne pas avaler sa salive : que répondre à cela ? Il n'avait pas assez travaillé sa couverture, et l'homme avait raison, ces gamins ne devaient pas avoir les deux tiers de son âge. Seize ans tout au plus. Quel soulagement lorsque Vardan, regardant Movrik dans les yeux, ajouta sereinement :

- De toute façon, ce ne sont pas nos affaires. »

Adalrik se retint de toutes ses forces pour ne pas réagir, ne pas laisser paraître son soulagement. Finalement, Vardan pouvait bien lui conter autant d'histoires qu'il le désirait ! Et en parlant d'histoires ...

- Ça vous dit pas d'entendre les dernières épopées des Trois Royaumes ?» Une étincelle brillait dans les yeux du quarantenaire. « Le marchand d'épices de Dar'vé qu'on a rencontré à Fenou venait de la capitale de Deras, il y a rencontré les conseillers du Roi, il a même pu apercevoir ce vieux monarque ... et l'un de ses fils ... »

- Le prince-ours ? »

-Très exactement. Ce n'est de loin pas la meilleure histoire que je vous ai conté mais ... Savez-vous qui il est, d'où il vient ? »

Dans l'assemblée, les hommes s'étaient tus. Même les tables autour tendaient discrètement une oreille.

- Une nouvelle histoire, vieux rat ? » ria l'aubergiste, qui, prenant une chaise, s'assit en travers au côté du chevalier. C'était une petite femme qui était aussi fine que son nez relevé en trompette. Ses joues étaient toutes rouges et ses yeux noisettes pétillants pour une citoyenne de Tarian. Vardan hocha la tête, il semblait être habitué par les coupures. « Tu m'en diras tant ! »

- Son nom serait Artvhaël, et il n'a jamais quitté le palais. Les uns disent qu'il est un bâtard, les autres un fils né avec une malformation l'obligeant à revêtir sa figure d'un masque d'acier. Un masque de tête d'ours. » Il mima de ses doigts la représentation du masque tout autour de sa figure. « La veille de bouleversement dans le palais - voire à plus grande échelle - dans le Royaume, on peut apercevoir ses longs cheveux couleur de lune flotter de l'Hlidskjalf. Personne n'a jamais vu son visage, et il est chose interdite que de lui adresser la parole ...» Du coin de l'oeil, Vardan épia son public. « Vous souvenez-vous, il y a une vingtaine d'années, le prénom d' Astrid a été destitué de toutes les jeunes femmes de Deras. Depuis, rien que le fait de prononcer ces six lettres dans un même mot et dans le bon sens est synonyme de mise à mort, car telle est la punition réservée par le Roi. Astrid, la Valkyrie, la cavalière divine, la beauté divine, ... Nombre de légendes sont murmurées à son propos. Mais il y en a une qui sort du lot et que j'apprécie. Ce serait une alfe claire - ou une alfe sombre qui aurait été faite prisonnière après la chute de son peuple -, certains s'accordent même à dire que ce serait une fée ... Et son fils, ce prince illégitime, serait le mage le plus puissant de sa génération, porteur d'une magie perdue, dont le sang est celui de deux peuples, lui permettant de puiser les qualités de l'un et l'autre pour se forger en homme. Artvhaël, le prince-ours.» Il s'humecta les lèvres avant de clore :

Elestreÿa : l'AssembléeWhere stories live. Discover now