Partie 6

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Il s'en est fallu de quelques millimètres que la puissante berline ne s'encastre dans l'arrière de la vieille Clio. De son siège, Marco perçoit avec netteté les traits paniqués de ses occupants, un couple de retraités. Il pensera à remercier les dieux de la technologie de l'assistance au freinage d'urgence, brûler un cierge à l'effigie de l'ABS de série. Mais pas tout de suite, il a encore du pain sur la planche. Lui-même encore tremblant, il constate avec stupeur que sa passagère n'a pas cillé, comme si elle ne s'était rendu compte de rien. Les paupières mi-closes, elle reste immobile, avachie dans les fauteuils de cuir profonds et confortables.

Quelques automobilistes témoins directs de la scène lancent des œillades curieuses ou hostiles à l'encontre du taxi. Casquette vissée sur la tête, Marco regarde droit devant, le visage impassible, mais il bouillonne intérieurement, pestant contre cette négligence inhabituelle. Il redémarre prudemment, bien résolu à ne plus commettre d'impair de ce genre, au risque de voir sa virée tourner au fiasco.

A la sortie d'Issy-les-Moulineaux, il quitte les quais de Seine et bifurque sur la gauche, direction Meudon. Cet itinéraire, plus vallonné et pour ainsi dire bucolique, permet d'éviter la N118 et son flot ininterrompu de voitures de jour comme de nuit. Le feu rouge suivant, quatre cents mètres plus loin, est géré en douceur cette fois.

A l'arrière du véhicule, rien ne bouge et la fille semble plus apathique que jamais. Marco jurerait avoir aperçu une larme rouler sur sa joue livide, mais il peine à distinguer les détails du visage dans la pénombre. Un doute l'envahit. Ses doigts tapotent nerveusement le levier de vitesse, il prie pour ne pas avoir trop dosé le médicament, se prenant à regretter d'avoir voulu jouer les apprentis chimistes.

Le taxi débouche enfin sur les hauteurs désertes de Meudon. L'horloge indique qu'on approche de trois heures du matin. Un froissement de tissu dans l'habitacle. La fille a bougé. Dans le rétroviseur, le chauffeur capte un regard vide, glaçant. Ces yeux grand ouverts et inexpressifs qui fixent l'horizon font monter en lui une bouffée d'excitation et de soulagement mêlés : elle est réveillée.

A quelques centaines de mètres, la masse sombre de la forêt ondoie au-dessus des habitations. Les muscles de Marco se contractent, les fourmillements dans son bas-ventre s'intensifient. Nouveau rond-point, il tourne à gauche, quittant la voie principale faiblement éclairée pour s'engouffrer sous les frondaisons. Sa proie ne réagit pas, elle doit connaître le raccourci.

On n'est qu'à quelques kilomètres de Paris, à quelques encablures d'hypermarchés et de zones commerciales gigantesques, mais on se croirait en pleine nature ; l'obscurité est totale, presque sauvage. La route aux allures de gorge ténébreuse est prête à les engloutir.

Le conducteur allume les pleins phares, dévoilant une interminable ligne droite et aveuglant au passage un petit animal sauvage qui détale sans demander son reste. A 40 km/h, la voiture se traîne, comme engluée dans ce tunnel végétal. Marco ne tient plus en place, se dandine sur son siège comme un écolier, peinant à garder une contenance. Dernier rond-point, dernière sortie.

La route devient sinueuse et chaque virage dévoile de nouvelles rangées d'arbres et de branchages aux silhouettes terrifiantes. Le parking n'est plus qu'à trois cents mètres, sa respiration devient saccadée. Il sent son sexe se tendre dans son pantalon.

La voix fluette de sa passagère le fait sursauter.

— Excusez-moi Monsieur. On pourrait s'arrêter ? Je ne me sens pas bien.

Marco jette un rapide coup d'œil à l'arrière, pas vraiment certain d'avoir bien assimilé l'information. Sortie de sa torpeur comme par enchantement, la fille s'est redressée brusquement. Son visage est d'une pâleur mortelle, spectrale.

— P... Pardon ? demande-t-il en coupant la radio.

— Excusez-moi Monsieur. On pourrait s'arrêter ? Je ne me sens pas bien, répète-t-elle mécaniquement en désignant un renfoncement un peu plus loin sur la droite.

Le corps de Marco, déjà en ébullition, est sur le point d'exploser. Les effluves voluptueux du parfum de sa proie lui chatouillent les narines, exacerbant la vague de désir qui le submerge.

— B... Bien sûr, parvient-il péniblement à articuler, un filet de bave aux lèvres.

La berline pénètre sur le parking désert et traverse au ralenti une zone gravillonnée. Elle emprunte un chemin de terre cabossé avant de stopper derrière une haie à une vingtaine de mètres de la route, à l'abri des regards indiscrets. Fin du voyage.

Les yeux injectés de sang, les mâchoires serrées, Marco se tourne vers la femme. Il tend la main vers la boîte à gants.

Taxi Fauve [Terminé]Where stories live. Discover now