Partie 3

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Juillet 2007

Voilà presque une heure et demie que Marco s'échine dans le garage surchauffé aux fenêtres aveugles, cuisant à l'étouffée dans son bleu de travail. Il saisit un vieux chiffon de sa poche avec lequel il éponge son front luisant et essuie sommairement ses doigts maculés de cambouis. Après avoir biffé une nouvelle ligne sur le carnet de cuir noir posé sur le siège passager, il se redresse et recule de quelques pas pour contempler son œuvre. Malgré la casquette vissée sur son crâne, ses yeux se plissent pour contrer la lumière crue et aveuglante que crachent les ampoules nues de la pièce. Mains sur les hanches, ses lèvres esquissent une moue d'approbation en constatant le résultat impeccable, comme toujours, vu de loin en tout cas.

Alors qu'il entame la ronde d'inspection détaillée du véhicule, son reflet jaillit sur la vitre latérale. Aujourd'hui, il peut sourire de cet embonpoint qu'il trimballe depuis l'école primaire, de ce visage rond et joufflu aux yeux bruns étrécis qui lui donnent des allures de taupe et de ces cheveux noirs, courts et déserteurs depuis la fin du lycée. De longues années durant, il a profondément détesté ce physique quelconque, en parfaite adéquation avec son caractère effacé, qui ont fait de lui une sorte d'ombre suiveuse, l'éternel bon copain. Bref, le gars qui est là mais dont personne ne se souvient, dont on se sert quand les événements tournent mal et qui ne compte plus quand il s'agit d'affaires intéressantes.

Avec les filles aussi, avec les filles surtout. Tant qu'il se contentait de papoter ou flirter innocemment, pas de problème. Mais dès qu'il voulait passer aux choses sérieuses, ces pimbêches préféraient décliner  l'invitation, avec plus ou moins d'élégance, le laissant seul à sa déception, seul à se demander comment il avait réussi à imaginer que l'issue pût être différente.

Cette apparence commune, Marco vit avec et non seulement il l'accepte, mais il la considère désormais comme un remarquable atout depuis qu'il a décidé de changer les règles, en dictant les siennes. Personne ne se méfie, ni ne se souvient, d'un homme au physique si anodin, et cela l'arrange bien.

Et si Rome ne s'est pas faite en un jour, sa métamorphose si. Autant qu'il s'en souvienne, tout a débuté il y a environ trois ans, alors qu'il fêtait son trentième anniversaire seul, devant une boîte de raviolis et une série télévisée où une bande de génies des nouvelles technologies mettaient à mal les plans de dangereux psychopathes. C'est au cours de cette soirée qu'il avait pris la décision la plus importante de sa vie, celle de ne plus subir, d'aller chercher ce qui lui est dû.

Avec les filles aussi, avec les filles surtout.

Marco n'avait pas anticipé ce tournant qui s'imposa à lui comme une évidence – sans doute ce qu'on appelle être touché par la grâce –, une nouvelle raison de vivre, à laquelle il se vouerait corps et âme.

A compter de cet instant, vingt mois durant, il consacrera l'intégralité de son temps libre à dévorer polars, thrillers, séries policières, manuels de criminologie grand public; à se documenter sur les armes, les drogues, les poisons, compilant méthodiquement toutes les informations dans d'innombrables cahiers thématiques : idées, erreurs à ne pas commettre, astuces et nouvelles techniques, bonnes adresses... Dans le luxueux carnet de cuir noir acheté à prix d'or pour l'occasion et qui ne le quittera plus, il élaborera patiemment son plan d'actions, il en peaufinera chaque détail.

L'évocation du carnet ramène Marco à la réalité. Le précieux objet est toujours posé sur le siège avant de la voiture. Il s'en empare avec empressement et le serre fort contre sa poitrine, visualisant chaque étape de ce fameux plan qu'il a déjà mis à exécution à quatre reprises, l'enrichissant à chaque fois de ses retours d'expérience. Un plan éprouvé, de plus en plus infaillible. Son plan.

Un rapide coup d'œil à l'horloge en quittant le garage lui intime l'ordre de se presser. Il reste encore tant à faire et l'heure de se mettre en route approche à grande vitesse. Il doit impérativement arriver sur Paris avant 23h. Pas question de déroger aux règles du carnet.

***

« Double jeeeeeeee ... »

Sur la carpette bleue qui lui sert de piste de danse, Manon s'époumone et s'agite dans tous les sens, un peu maladroitement. La voix de Christophe Willem s'éteint progressivement dans le poste de radio et celle de Mika prend aussitôt le relais.

« Relax, take it eaaaaaaasy. » Facile à dire. Voilà presque un mois et demi qu'elle n'a pas mis les pieds dehors après 21h, qu'elle passe l'intégralité de ses soirées prisonnière des murs nus et défraîchis de son studio minuscule, niché au dernier étage d'un vieil immeuble de banlieue. En toute honnêteté, elle n'est pas si mal lotie. Viroflay est une jolie petite commune, calme et agréable, en bordure de forêt, bien desservie par les transports en commun, ce qui lui permet de rallier l'hôpital où elle occupe un poste d'aide-soignante, en moins d'une heure. Des commerces de proximité, un petit marché trois fois par semaine, rien ne manque si ce n'est un endroit où se changer les idées, un bar sympa par exemple.

Elle doit bien reconnaître qu'elle s'est repliée sur elle-même les semaines précédentes, cloîtrée dans ces 20 m² un peu lugubres, à lire ou regarder la télé parfois, à broyer du noir souvent. Sa dernière virée nocturne lui avait pourtant redonné un sacré coup de fouet, presque une forme de soulagement, mais les effets bénéfiques s'étaient trop rapidement estompés. En seulement quelques jours, Manon était retombée dans le cercle vicieux de la morosité et du marasme, loin de sa famille, loin de son amie Lena aussi.

Elle ressent comme un besoin impérieux de sortir, se secouer, probablement le meilleur moyen de lutter contre cet état semi-dépressif dans lequel elle végète depuis trop longtemps et de raviver cette flamme qui l'anime habituellement.

Alors, pour l'anniversaire de Lena, elle va mettre le paquet, la totale, comme elles disent. Plantée devant l'armoire, elle se souvient que sa dernière tenue claire a terminé sa course à la benne – elle n'aurait sûrement jamais pu ravoir des taches pareilles. Il devient urgent de regarnir sa penderie, mais cette pénurie vestimentaire a au moins le mérite de limiter le champ des possibles. Elle se rabat donc sur une robe noire, serrée à la taille par une large ceinture vermillon. Des bottines en cuir et à semelle de crêpe offrent un excellent compromis entre confort et élégance. Quelques traits d'eye-liner et de rouge à lèvres bordeaux plus tard, elle s'apprête avec satisfaction à poser la touche finale : un minuscule brillant rose sur l'arête de son nez. Ce soir encore la ressemblance sera à s'y méprendre. De vraies jumelles, avait même rigolé un jour le père de Lena, et c'était depuis devenu un jeu pour elles de la pousser à son paroxysme.

Le sac à main spécial de Manon, réservé aux grandes occasions, l'attend bien sagement dans le placard depuis sa dernière sortie. Sans même en vérifier le contenu, elle y fourre sa carte bleue et se dirige vers la sortie d'un pas léger. Elle claque joyeusement la porte en chantonnant le premier air qui lui vient à l'esprit. Come on Barbie, let's go party.      

Taxi Fauve [Terminé]Where stories live. Discover now