Avant le bal

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Certaines personnes affirment que les lieux que nous habitons finissent par s'imprégner de notre essence. L'histoire que je m'apprête à vous raconter me vient d'un vieux camarade de classe d'origine savoyarde. Je ne me souviens plus dans quelles circonstances il m'a raconté cette anecdote. En revanche, je me souviens très bien ce qu'il racontait. Une histoire tout à la fois impressionnante, incertaine et macabre. D'où tenait-il une telle histoire ? De son enfance en Savoie, où il avait habité près de Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs. Saint-Etienne-de-Saint-Geoirs est une petite ville d'apparence plutôt calme, lieu de naissance de Louis Mandrin, un sinistre contrebandier du XVIIIème siècle. Ce dernier fût condamné à mort, roué-vif pour avoir osé défier les fermiers généraux à Valence. Pierre-François Muyart de Vouglans, avocat français, a donné une définition très précise du terme roué-vif. Cette condamnation consiste à briser tous les membres du corps, excepté la tête, à l'aide d'un objet contondant. Puis l'on place le corps ainsi démembré, mais entier, sur une roue placée en hauteur sur la place publique. Ensuite, on laisse le corps ainsi. Le génie dans cette pratique sordide est le fait de laisser la tête intacte. Ainsi la victime peut percevoir, sentir, et se désespérer de son corps nécrosé pourrissant sous le soleil de plomb à la merci des corbeaux qui en font un délicieux festin. Il ne peut pas se défendre, et la torture ne pourra prendre fin que lorsque son cœur aura décidé de le lâcher. Athée de conviction, Mandrin avait refusé la dernière aumône du prêtre, l'empêchant à jamais de rejoindre un quelconque ciel, condamné à errer sur la Terre jusqu'au jugement dernier.

Notre histoire commence dans les années 60; De Gaulle était encore maître de la France et les jeunes étudiants en manque de violence lisaient Mao en attendant leur heure. La famille Fournier constituée de la mère, Anne, le père, professeur de musique, Dominique, et Martine, lycéenne de 16 ans environ, avaient emménagé sans le savoir dans le lieu de naissance de Mandrin. Si l'on écoutait les rumeurs de cette époque, l'ancien propriétaire M. Sanchez -un dentiste pâle, à l'œil hagard qui avait la réputation de perdre tout, des outils aux dents de ses patients- avait retrouvé quelques couleurs après la vente de sa bâtisse.

Martine était apathique depuis sa naissance. Arrivée devant la maison pour négocier le prix d'achat avec sa famille, Martine avait entendu le vent lui susurrait de doux mots à l'oreille, elle sourit.

"-Pourquoi tu souris ? Ca te donne l'air d'une salope. Tu risques de rendre mal à l'aise le proprio.

-Cela ne me dérange pas plus que ça Monsieur Fournier. Elle baissa la tête.

-Oui, père.

-J'aime mieux ça, grogna-t-il."

Ce jour là Martine avait éprouvé le premier vrai sentiment envers son père, de la haine.

La famille Fournier n'était pas réputée pour sa chaleur naturelle. C'était des voisins qualifiés de bruyants et agressifs. Tout particulièrement Dominique. Dominique était d'un tempérament colérique. En artiste raté, il ne pouvait s'empêcher de taillader des chefs d'œuvres de la musique classique en pleine nuit ou bien encore de partir boire ce qu'il avait amassé lors de ces cours pour revenir au petit matin, agité et braillard. Anne, de son côté, n'était pas en reste. Sa violence, moins explicite que son mari, n'en était pas moins terrible. Elle sauvait les apparences. Docile, silencieuse et soumise, elle se livrait avec un plaisir malsain aux bassesses de l'esprit. Hypocrisie, mensonges, flagorneries et mégère sournoise envers sa propre fille. Un jour que Martine revenait du collège en hiver, elle l'avait privée de déjeuner et l'avait laissée pendant plus d'une heure dehors dans le froid, pour la punir de son retard.

Une semaine après leur installation, le couple Fournier réalisa qu'il n'appréciait ni le village, ni la maison, et cette dernière le leur rendait bien. Cela ne faisait qu'un mois, et déjà Mandrin jouait avec ses nouvelles victimes. Les meubles bougeaient, les lumières s'éteignaient sans aucune raison, lors des pluies, l'eau s'insinuait dans le plafond de leur chambre à coucher, et lors de fortes chaleurs, la moisissure envahissait la chambre, tandis que le jardin appartenait aux mouches. Dominique tombait dans les escaliers, égarait ses clés, ses partitions, ses cravates, ses chaussures, sa brosse à dents. Chaque fois qu'il pestait, le vent s'engouffrant par les fissures du grenier semblaient s'esclaffer de ses déboires. Anne, de son côté, se prenait les cheveux dans les lampes, se coinçait la robe dans les gonds de portes qu'elle finissait invariablement par des déchirures, brisait des flacons de parfum, cassait les aiguilles à talons de ses chaussures, se brûlait en préparant à manger.

Folklores, épouvantes et légendes urbaines Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant