West road suite 28

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Elle peina pour ouvrir la grille du cimetière car la neige s'accumulait derrière. Quelques corneilles craillaient lugubrement en sautillant d'une tombe à l'autre. Les croix scintillaient sous le pâle soleil de février et Stella frissonnait malgré son manteau. Elle venait de quitter une miss Lockwood ragaillardie, comme délivrée d'un lourd fardeau. Stella bouillait de rage et de honte. Sa famille ... cette famille qu'elle avait vénérée, adorée, même morte... cette famille-là n'était qu'un leurre ! Sa pauvre mère qui avait placé tant d'espoir en Oengus ! Si elle avait su ! Oengus n'avait jamais été ce garçon courageux, parti loin de chez lui pour réussir sa vie ; il avait menti à tout le monde parce qu'il avait été lâche. Fuir plutôt que prendre ses responsabilités et affronter la réalité. Phoebe avait beau lui trouver des excuses, Stella ne pouvait pas accepter que ce frère presque déifié ait pu abuser de son innocence. Avait-il seulement éprouvé une affection sincère pour Phoebe ou avait-il surtout saisi l'occasion d'assouvir ses plus bas instincts ?

Elle donna un grand coup de pied dans la neige en poussant un cri rauque de bête blessée. Oengus n'avait jamais eu l'intention de revenir ! Elle l'avait attendu comme miss Lockwood, pour rien.  

- Quelle gourde j'ai pu être ! hurla-t-elle aux morts du cimetière, et sa voix s'éteignit dans un râle : un lâche ! Un lâche, comme Adam Cowper... comme moi...

C'était cette révélation qui l'épouvantait le plus car elle se reconnaissait en Oengus. Elle aussi avait choisi le renoncement pendant toutes ces années même si la méthode utilisée avait été différente. Elle était le double de ce frère disparu. Lui, la fuite... elle, l'inertie et pire encore car il y avait Tom ! Pour la première fois et en toute conscience, elle pouvait leur dire à ces morts qui s'accrochaient à elle :

- Gus était un lâche et moi...moi, j'ai tué Tom, vous entendez ? Je suis une criminelle ! J'ai tué Tom ! Qu'est-ce que vous dites de ça, hein ?

Elle chancela, tomba à genoux dans la neige. Une corneille l'observait de ses gros yeux noirs et son craillement sinistre fut la seule réponse qu'elle obtint.


Quand elle reprit la direction de la ferme, la neige virevoltait déjà autour d'elle et le ciel bouché annonçait une tempête imminente. Stella était tout à fait calme à présent, déterminée. Abel avait raison : on ne pouvait pas se contenter de rêver et de lire toute une existence. Seule comptait la valeur des êtres et des choses, pas celle que l'on imaginait pour se rassurer ! Un Gus peureux valait mieux que cette icône figée qu'on avait fait de son souvenir et qui ne représentait plus rien aujourd'hui, tout comme une Phoebe transie d'amour qui n'avait rien à voir avec la petite femme accorte et son éternel sourire de sainte. Phoebe était un être de chair, de sang, avec ses contradictions et sa complexité comme Stella. Tout ce temps ! Tout ce temps perdu à passer à côté de la vérité, à la refuser !

Elle aperçut Abel, adossé au tronc du vieux chêne et faillit lui hurler qu'elle l'aimait, qu'elle n'avait jamais aimé comme ça mais elle craignit qu'il ne la prenne pour une folle. De toute façon, elle avait autre chose à lui dire avant. Et ce qu'elle s'apprêtait à faire modifierait sans doute la nature de leurs échanges.

- Eh bien, je commençais à m'inquiéter sérieusement! déclara Abel en la rejoignant.

Elle lui tendit les rênes, sans un mot. Il resplendissait, comme d'habitude. Eté comme hiver. Il resplendirait tout le reste de son existence car certains êtres sont ainsi, se dit-elle. Une lumière intérieure les éclaire, c'est magique !

- J'ai quelque chose à t'avouer, Abel...

- A m'avouer ? Rien que ça ? Eh bien, te voilà bien mystérieuse, tout à coup !

Sa voix était gaie. Il pensait probablement que l'aveu de Stella devait être sans gravité. Il continuait à fixer la ligne blanche du chemin, le menton enfoui dans le col de son pull-over.

- Quand nous serons rentrés, je te raconterai une histoire... une histoire qui me ronge depuis dix-huit ans !

Elle toussa pour s'éclaircir la voix tandis que le jeune homme maintenant intrigué la dévisageait.

- Tu sais, Stella... Tu n'es pas obligée de me raconter toute ta vie !

- Mais je n'ai plus le choix, Abel ! Si je veux t'accompagner en Californie, tu dois tout connaître de mon passé !

Le jeune homme tira sur les rênes et Balthazar s'immobilisa.

- Qu'est-ce que tu dis? J'ai bien entendu ?

Elle se pencha vers lui, saisit son bras, les joues en feu :

- Tu m'as convaincue ! Finalement, j'ai envie d'aller voir ce qu'il y a de l'autre côté de la butte et au bout de West Road ...

Abel était ému et ses yeux brillaient :

 - C'est formidable ! Je suis tellement content !

- Attends d'abord d'avoir entendu mon histoire et nous verrons tout à l'heure si tu voudras encore que je t'accompagne...



A SUIVRE...


WEST ROADWhere stories live. Discover now